Article extrait du Plein droit n° 27, juin 1995
« Dénoncer et expulser »
La mission impossible des « magistrats du 35 bis »
Syndicat de la magistrature
Contrairement à ses collègues de l’instruction, des enfants ou de l’instance, le juge délégué n’a pas choisi sa fonction, ne l’exerce pas à temps complet et ne sait pas combien de temps il va y rester. La fréquence des audiences oscille entre une demi-journée hebdomadaire et quelques heures dans l’année, selon qu’il officie le mercredi ou les autres jours de la semaine, et aucune réunion de concertation n’est prévue entre les titulaires du poste pour échanger, confronter, mettre en commun, voire simplement faire connaissance. La justice aime traditionnellement à cultiver le splendide isolement de ses serviteurs, mais elle pousse rarement l’individualisme forcené à ce point de quasi-autisme !
Comme chez Manpower, le magistrat qui ne donne pas satisfaction peut, à tout moment, être mis sur la touche et renvoyé dans une formation où son anticonformisme sera jugé plus inoffensif ; à cet effet, la préfecture de police ne se prive pas, comme on l’a vu récemment à Versailles, de transmettre ses observations au président de la juridiction pour solliciter respectueusement le remplacement de tel ou tel juge délégué quelque peu irresponsable, car plus à l’écoute des arguments des étrangers que de la jurisprudence de la cour d’appel ou du Conseil d’État, juridictions raisonnables dont les arrêts sont pourtant gracieusement mis à la disposition de l’indiscipliné par le représentant du préfet. C’est ainsi qu’un beau matin, l’imprudent va trouver à sa place un collègue fort contrarié d’avoir été sélectionné pour cette corvée et dont on espère que ses décisions provoqueront moins de montées d’adrénaline chez monsieur le préfet.
Une population mouvante
Le moins que l’on puisse dire, dans le contentieux du 35 bis, c’est que l’on ne sait jamais vraiment qui est qui : les identités des personnes déférées étant le plus souvent imprécises, que dire de leurs nationalités ! Face à cette confusion savamment entretenue par les intéressés, dont on ne voit vraiment pas pourquoi ils nous tendraient le bâton pour se faire battre, la préfecture fait imperturbablement défiler interprètes, représentants des consulats, etc. dans l’espoir d’obtenir le précieux laissez-passer par lequel un État va enfin reconnaître l’étranger comme l’un des siens, permettant ainsi son rapatriement forcé.
Il faut toutefois nuancer ce constat en précisant qu’il n’est malgré tout pas rare que les intéressés, probablement lassés par l’existence errante et marginale à laquelle leur situation irrégulière les a condamnés et qui espéraient certainement autre chose de leur venue dans la « patrie des droits de l’homme », finissent, de guerre lasse, par coopérer avec l’administration.
Il existe, au sein de cette population marginale, un groupe à l’identité encore plus incertaine, puisque l’ambiguïté concerne également le sexe : les travestis, qui sont probablement ceux face auxquels la mauvaise conscience du magistrat à se faire l’auxiliaire de l’administration va culminer. Il faut signaler, à ce propos, que la Cour d’appel n’a pas daigné répondre à l’argument tiré de la Convention européenne des droits de l’homme, utilisé par un juge délégué pour laisser libre un Algérien à l’apparence totalement féminine, et qui estimait que le retour forcé d’une personne avec de telles caractéristiques sexuelles dans un pays déchiré par une guerre civile à connotation fortement religieuse, constituait un traitement inhumain et dégradant ; il a été simplement rétorqué que l’intéressé ne présentait aucune garantie de représentation.
Un cadre quasi clandestin
Il a fallu que la Cour d’appel se décide à rappeler que la publicité des débats est un principe ne souffrant pas d’exception pour que les fonctionnaires de police acceptent de laisser libre accès aux locaux dans lesquels le juge délégué était jusque-là claquemuré. Désormais, la porte est ouverte, mais l’exiguïté de la pièce ne permet pas d’accueillir plus de cinq personnes assises, et le parcours pour y accéder relève du jeu de piste, particularité partagée, il est vrai, par beaucoup de locaux du tribunal de Paris, mais tout de même pas par les salles d’audience proprement dites dont devrait faire partie le 35 bis.
Le rôle du parquet est prévu par les textes puisqu’un droit d’appel des décisions du juge délégué lui est reconnu, mais il brille par son absence dans cette procédure. Sans doute accorde-t-il une confiance totale aux représentants de la préfecture qui, eux, sont tenus d’assister aux audiences et qui peuvent parfois adopter des attitudes frôlant l’hystérie quand la décision n’a pas l’heur de les satisfaire, tentant par tous les moyens de faire revenir le magistrat à un point de vue plus conforme à celui du préfet.
Il ne faut toutefois pas caricaturer, et il est juste de constater que de tels débordements sont moins fréquents que naguère, une fonctionnaire présente régulièrement aux audiences parisiennes faisant même preuve dans ses interventions d’une humanité et d’un respect d’autrui qui revalorisent singulièrement l’image de son administration.
Précisons, pour conclure, que les va-et-vient constants imposés au greffier pour porter des dossiers à la Cour ou répondre au téléphone, tout en tenant les notes d’audience, ne contribuent pas à donner à celle-ci la sérénité et la dignité que l’on serait en droit d’attendre.
Une procédure hybride
Dans l’esprit de M. Pasqua, le juge avait une alternative : faire droit à la demande de la préfecture en autorisant la rétention, ou assigner à résidence à condition que l’étranger dispose de son passeport et d’une adresse fiable.
Les juges ne l’ont pas entendu de cette oreille et ont considéré qu’il fallait ajouter une autre possibilité, et introduire la mise en liberté pure et simple. Cette solution jurisprudentielle a été consacrée par la hiérarchie judiciaire puisque les imprimés mis à disposition du juge prévoient expressément cette troisième voie. Mais cette controverse est révélatrice de la difficulté à définir la nature de cette procédure, mêlant civil et administratif avec des relents de pénal, dans la mesure où, bien souvent, tout commence par un contrôle d’identité, lui-même motivé par une infraction, réelle ou supposée.
Ce caractère hybride donne lieu à des conflits de compétence entre juridictions civiles et administratives, celles-ci veillant jalousement sur le contrôle de la régularité des arrêtés de reconduite qui est leur domaine réservé, mais aussi à d’inquiétants vides juridiques : la Cour de cassation a affirmé que le juge délégué n’a pas vocation à se pencher sur la validité du contrôle d’identité, faisant prévaloir l’aspect administratif de la procédure, alors que le Conseil d’État considère, de son côté, qu’il n’a pas à se pencher sur cette question. C’est ainsi que l’on peut voir des étrangers déférés dans le cadre du 35 bis parce qu’il ont fait semblant de téléphoner dans une cabine publique à la vue des policiers !
Tous ces obstacles ne doivent toutefois pas faire perdre de vue que la décision du juge est exécutoire nonobstant appel de l’administration, et que le malheureux que l’on aura laissé repartir libre parce que sa situation a paru digne d’intérêt, pourra courir sa chance même si la Cour infirme…, jusqu’à ce qu’il soit à nouveau arrêté et recomparaisse devant un magistrat moins compréhensif.
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