Article extrait du Plein droit n° 27, juin 1995
« Dénoncer et expulser »

Entorses françaises au droit communautaire

Le décret relatif à l’entrée et au séjour des ressortissants communautaires en France et sa circulaire d’application contiennent des dispositions non conformes au droit communautaire. Le Gisti a déposé un recours en annulation contre ces textes devant le Conseil d’État.

La publication du décret n° 94-211 du 11 mars 1994 (JORF du 13 mars 1994), accompagnée de celle de la circulaire d’application du ministre de l’Intérieur, (NOR INT D 94-00167 C du 7 juin 1994, B.O. Intérieur 2/94), procède à une actualisation de la réglementation française relative à l’entrée, au séjour et à l’activité professionnelle des ressortissants communautaires et des membres de leur famille.

Dans l’attente d’une analyse complète de ces textes, certaines dispositions apparaissent d’ores et déjà restrictives ou même parfois contraires aux normes communautaires. Leur non-conformité avec le droit communautaire pourra motiver des recours individuels contre des décisions de refus de titre de séjour. Dans l’arrêt Palazzi (CE du 8 juillet 1991), le Conseil d’État avait rappelé à propos du décret du 28 avril 1981, texte alors applicable aux ressortissants communautaires, que le pouvoir réglementaire « devait édicter des dispositions soit identiques soit équivalentes à celles de la directive… ».

Mesures générales concernant les ressortissants communautaires en France

> Regroupement familial

En ce qui concerne les travailleurs communautaires salariés et non salariés, le droit communautaire traite différemment la situation des conjoints, des ascendants et des descendants à charge et celle de tout autre membre de leur famille « qui se trouve à leur charge ou vit sous leur toit dans le pays de provenance ».
Selon les directives communautaires (à l’exception de celles visant les non-actifs), la première catégorie bénéficie d’un véritable droit au séjour et au travail. En ce qui concerne les autres membres de la famille, les États membres « favorisent leur admission ».
Or, le décret et la circulaire pèchent par omission sur ce point, ne faisant aucune mention de ce régime de faveur.

> Mariage

La circulaire renvoie de manière abusive au droit interne et à la jurisprudence de droit commun en matière de « mariages de complaisance ». Faisant référence à la situation désormais moins favorable du conjoint de Français par rapport au conjoint de ressortissant communautaire établi en France (depuis les modifications apportées à l’article 15-1° de l’ordonnance de 1945), elle invite à un alignement des « vérifications d’usage » à propos des mariages contractés entre un ressortissant communautaire et un ressortissant d’un pays tiers, sur celles faites à l’occasion des mariages prononcés entre un Français et un ressortissant d’un pays tiers relevant du droit commun.
Or, cet alignement est contestable par la suspicion qu’il instaure. De plus, il n’est aucunement tenu compte de la jurisprudence communautaire selon laquelle la définition du mariage et le droit de séjour qui en découle automatiquement en faveur du conjoint étranger ne sont remis en cause ni par l’absence de cohabitation ou par la séparation de fait (CJCE, 13 février 1985, Diatta, aff. 267/83, rec. p. 574), ni par l’engagement d’une procédure de divorce (CJCE, 7 juillet 1992, Singh, aff. C-370/90, rec. p. I-4288, CJCE, 16 décembre 1992, Kus, aff. C-237/91, rec. p. I-6807)

> Éloignement

Le droit communautaire de la libre circulation des personnes comporte deux séries de règles bien distinctes : les premières concernent l’entrée et le séjour, les secondes, les mesures d’éloignement.
Ces règles doivent être traitées de manière séparée.
Les mesures d’éloignement sont régies uniquement par la directive n° 64/221 du 25 février 1964. Celle-ci est cependant applicable à toutes les catégories de bénéficiaires du droit de séjour (travailleurs salariés et indépendants, non-actifs et membres de la famille).
Selon les termes de cette directive, l’éloignement du territoire d’un État membre n’est valable que s’il est justifié par des raisons d’ordre public ou de santé publique.
Un refus de délivrance d’un titre de séjour, pris par exemple pour insuffisance de ressources, permet certes de constater que l’intéressé ne peut se voir reconnaître un droit de séjour et qu’il se trouve en situation irrégulière. Pourtant, le requérant n’a pas contrevenu à l’ordre public et n’est pas atteint d’une maladie citée dans la réglementation au nom de la santé publique. Aucune décision d’éloignement ne peut par conséquent être prononcée à son encontre pour la seule raison qu’une des conditions d’attribution du titre de séjour n’est pas satisfaite.

Sur ce point, la circulaire d’application est particulièrement contestable car elle ouvre aux autorités françaises une compétence qui dépasse celle qui est autorisée par la directive n° 64/221, en évoquant la possibilité pour les autorités préfectorales « d’appliquer au communautaire en situation irrégulière les dispositions de l’article 22 de l’ordonnance et notamment de prononcer un arrêté de reconduite à la frontière en cas de maintien après un refus d’une carte de séjour ou encore après un retrait de cette carte ».

Ainsi, cette disposition de la circulaire est critiquable sur plusieurs points :

  • elle ne limite pas la possibilité d’éloignement à des motifs d’ordre public ou de santé publique,
  • elle n’établit aucune distinction entre la notion d’ordre public en droit interne et l’exception d’ordre public telle qu’elle existe en droit communautaire et qu’elle a été définie de manière stricte par la Cour de Luxembourg (CJCE, 27 octobre 1977, Bouchereau, aff. 30/77, rec. p. 1299 ; CJCE, 7 juillet 1976, Watson, aff. 118/75, rec. p. 1185 ; CJCE 8 avril 1976, Royer, aff. 48/75, rec. p. 497).
  • enfin, elle occulte le fait que le ressortissant communautaire bénéficie à la fois d’un droit de séjour - éventuellement assorti de conditions - et d’un droit de libre circulation fondé sur les articles 7A et 8A du Traité (suppression des frontières intérieures et citoyenneté européenne).

On retrouvait déjà cette interprétation abusive de la réglementation communautaire dans le décret du 11 mars 1994, en application duquel la circulaire du 7 juin 1994 a été diffusée. En effet, le décret reprend les dispositions de la directive n° 64/221 en ce qui concerne les délais pour quitter le territoire en cas de refus de titre (15 jours en cas de première demande, 1 mois dans les autres cas), sans toutefois préciser qu’il ne peut s’agir que d’un éloignement pour des raisons d’ordre public ou de santé publique. Le décret fait ainsi une application générale de la directive n° 64/221, alors que celle-ci ne doit normalement s’appliquer qu’aux « mesures spéciales… justifiées par des raisons d’ordre public… ».

Mesures concernant spécifiquement les ressortissants communautaires n’exerçant pas d’activité professionnelle

Par les directives du 28 juin 1990 et du 29 octobre 1993, un droit de séjour quasi généralisé a été reconnu, même en l’absence de toute activité professionnelle. Les « nouveaux » bénéficiaires du droit de séjourner dans un État membre de la Communauté européenne sont principalement les étudiants, les pensionnés (titulaires d’une rente à la suite d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle) et les retraités. Enfin, une directive vise la situation des personnes qui ne bénéficient pas du droit de séjour en vertu des autres textes (droit de séjour résiduaire : directive n° 90/364 du 24 juin 1990, JOCE L 180 du 13.7.90).
La transposition en France de ces nouvelles dispositions n’est pas toujours parfaite.

> Mesures communes aux non-actifs, à l’exception des étudiants

La directive n° 90/365 du 28 juin 1990 (JOCE L 180 du 13.7.90) ouvre un droit de séjour aux travailleurs salariés ou non salariés ayant cessé leur activité (du fait de l’atteinte de l’âge de la retraite ou suite à un accident du travail) et souhaitant s’établir dans un État membre différent de celui dans lequel ils ont exercé leur dernière activité. Ceux-ci doivent cependant bénéficier d’une pension ou d’une rente et d’une assurance maladie.
Ces personnes, ainsi que celles qui bénéficient d’un droit de séjour résiduaire (directive n° 90/364), doivent en principe recevoir un titre de séjour d’une durée de validité de cinq ans. Cependant, les textes communautaires prévoient la faculté, pour l’État membre d’accueil, de contrôler les conditions de séjour, par exemple les ressources, « au terme des deux premières années de séjour ».
Le décret du 11 mars 1994 précise, de manière déjà plus stricte, que « il est procédé, au terme des deux premières années de séjour, à la vérification que [les personnes] répondent toujours aux conditions requises lors de la première délivrance de la carte de séjour », transformant ainsi une faculté en une procédure automatique.
Un tel contrôle systématique est confirmé par la circulaire par laquelle les fonctionnaires sont priés d’intervenir « dans tous les cas où les bénéficiaires du droit de séjour avaient présenté, pour justifier des ressources nécessaires, une rente ou retraite d’un montant équivalent au Fonds National de Solidarité ».
De plus, ce texte précise que « cette carte peut être remise en cause pendant sa durée de validité et notamment à l’issue des deux premières années à compter de sa délivrance, si les conditions prévues pour sa délivrance ne sont plus remplies ». L’ajout du terme « notamment » laisse penser que des contrôles et un retrait du titre pourraient intervenir à tout moment pendant la durée de validité de la carte, ce qui n’est prévu ni par la directive ni par le décret.

On observe enfin que les modalités de contrôle indiquées par la circulaire (saisine des services sociaux aux fins de vérifier que le ressortissant communautaire ne bénéficie pas d’aides attribuées aux personnes démunies de ressources) vont bien au-delà d’une simple demande de production de pièces justificatives. N’étant encadrées par aucun texte, à la différence de la saisine des services compétents de l’État par les organismes de sécurité sociale aux fins de vérification de la régularité du séjour dans le régime de droit commun, ces modalités risquent de provoquer des pratiques abusives.

> Mesures concernant les étudiants communautaires

• La directive CEE n° 93/96 du 29 octobre 1993 (JOCE L 317 du 18.12.93) relative au droit de séjour des étudiants, prévoit l’inscription dans un « établissement agréé pour y suivre, à titre principal, une formation professionnelle… ». Le décret et la circulaire prévoient une condition d’inscription dans un « établissement d’enseignement ».
Une inscription dans un établissement de formation professionnelle non qualifié d’établissement d’enseignement (tel que l’AFPA) pourrait donc fonder un refus de séjour sur la base du décret, alors que ces établissements sont reconnus en droit communautaire.

• La même directive ne fait aucune mention d’un nombre minimum d’heures de cours, si ce n’est pour préciser que l’étudiant doit suivre une formation professionnelle « à titre principal », expression qui est reprise dans le décret.
La circulaire d’application en donne une interprétation restrictive en précisant que « ce critère peut… vous conduire à écarter l’application du bénéfice de la directive… au ressortissant communautaire qui présenterait une inscription dans un établissement dispensant un nombre limité d’heures ».

• Enfin, la directive du 29 octobre 1993 dispose que l’étudiant communautaire peut justifier de ses ressources par tous moyens. Aucun montant précis n’y est indiqué.
Le décret du 11 mars 1994 précise en revanche que l’étudiant qui n’est pas titulaire d’une bourse de son gouvernement doit disposer de 70 % du montant alloué aux boursiers du gouvernement français.
La circulaire reprend cette disposition, en rappelant que « le montant exigé des étudiants étrangers est actuellement de l’ordre de 2 300 F par mois ».
La fixation rigide d’un tel montant revient à nier purement et simplement le régime libéral de preuve qui est prévu par la réglementation communautaire et à appliquer aux étudiants communautaires le régime de droit commun.

> Mesures concernant le droit de séjour résiduaire

Selon la directive n° 90/364, le droit de séjour est accordé aux ressortissants communautaires « qui ne bénéficient pas de ce droit en vertu d’autres dispositions du droit communautaire ». Deux conditions seulement sont posées par la directive : l’intéressé doit justifier qu’il possède des ressources suffisantes et qu’il est couvert par une assurance maladie.

La circulaire, après avoir confirmé que la directive n° 90/364 couvrait un «  domaine très large », cite uniquement deux exemples : celui des concubins de ressortissants communautaires et celui des frontaliers. Elle conclut en précisant que « le bénéfice de la directive précitée ne devrait pouvoir être invoqué que de manière exceptionnelle et essentiellement pour les cas précédemment visés ».

Tout d’abord, l’exemple des concubins est surprenant car leur situation ne semble pas avoir fait l’objet de préoccupations particulières de la part des négociateurs des directives communautaires. Mais surtout, ce qui est d’abord pris pour exemple devient vite un principe exclusif. Or aucune disposition de la directive ni du décret du 11 mars 1994 ne justifie le terme « exceptionnelle ».

La référence à deux exemples, combinée avec cette formule restrictive, contredit manifestement l’esprit d’origine de cette directive qui était au contraire de couvrir toutes les catégories de personnes et d’assurer ainsi un droit de séjour quasi généralisé, limité uniquement par les conditions de ressources et de couverture sociale.
Les principales personnes relevant de cette catégorie qui sont exclues par la circulaire sont les rentiers, qui satisfont aux conditions de ressources et qui n’ont pas besoin d’exercer une activité professionnelle, ainsi que les personnes vivant d’une allocation qui n’est pas versée à la suite d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle (par exemple, les titulaires d’une allocation aux adultes handicapés).

Enfin, les dispositions de la circulaire concernant les « non-actifs » risquent d’avoir un autre effet plus indirect : en exposant en détail les conditions de ressources et de couverture sociale exigées des retraités, des étudiants et des autres non-actifs, la circulaire risque de conduire, par une assimilation erronée, à l’application de ces conditions aux ressortissants communautaires non salariés (travailleurs indépendants, commerçants, prestataires de services, professions libérales, etc.), qui ne sont pourtant pas des non-actifs, ou aux travailleurs salariés se trouvant temporairement en situation de chômage.

En aucun cas, il n’est possible de demander aux travailleurs salariés ou non salariés de justifier du montant des ressources dont ils disposent. Ni la réglementation communautaire applicable aux travailleurs salariés (directive du 15 octobre 1968) ou non salariés (directive n° 73/148), ni le décret du 11 mars 1994, n’imposent de condition de ressources à leur égard. Une vigilance en ce qui concerne les justificatifs exigés par les préfectures s’impose donc dans ce domaine.

Champ d’application du décret

Depuis le 1er janvier 1994, le bénéfice du droit communautaire sur la libre circulation des personnes, y compris les directives relatives aux étudiants, aux retraités et aux « non-actifs », a été étendu aux ressortissants des États de l’AELE liés par le Traité de Porto créant l’Espace Économique Européen. Si l’Autriche, la Finlande et la Suède ont adhéré à l’Union européenne depuis cette date (1er janvier 1995), le droit communautaire de la libre circulation des personnes est également applicable aux ressortissants des autres États membres de l’EEE, soit l’Islande, la Norvège et le Liechtenstein (à compter du 1er janvier 1998 pour le dernier).

Tant le décret du 11 mars 1994 que la circulaire du 7 juin 1994 restent muets sur cette extension.



Article extrait du n°27

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Dernier ajout : jeudi 26 juin 2014, 19:20
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