Article extrait du Plein droit n° 45, avril 2000
« Double peine »

« Parole de sans-papiers », livre de la « sans-papière » Madjiguène Cissé

Jean-Pierre Alaux

 

« Les calculs fondés sur la lassitude [des sans-papiers] ne sont que fantasmes de calme après le vent ». Voilà une conclusion bien dans la manière de Madjiguène Cissé. Les triplés Pasqua, Debré, Chevènement et leurs émules seront-ils de bons entendeurs de ce salut en forme d’avertissement, formulé on ne peut plus clairement par l’une des voix fortes du mouvement des sans-papiers ? La fratrie susnommée a-t-elle lu ou prévoit-elle de mettre sur sa table de chevet, au risque de moins bien dormir, Parole de sans-papiers [1], un bouquin fort bien écrit et donc agréable à lire ? Qui s’attend à y trouver le monument aux vivants et aux morts d’une guerre entrée dans l’histoire sera surpris. S’il s’agit d’un bilan, c’est d’un bilan d’étape qui vise à en préparer d’autres. La bataille reste ouverte, d’autant que l’appétit d’avancées futures est creusé par les acquis : « Dans un pays où beaucoup ont trop souvent l’habitude d’engager des combats sans chercher à vaincre ni à gagner, note Madjiguène Cissé, nous avons remporté de nombreuses victoires ».

Volontarisme donc. Mais, comme l’indique le titre, la « parole » est au singulier, qui n’est jamais loin de la solitude. « Je voulais me faire entendre. Nous voulions qu’on nous écoute », écrit d’ailleurs l’auteur, qui connaît les pronoms personnels comme sa poche. C’est la limite de son exercice politique. Elle surfe dans un creux de vague astronomique du mouvement des sans-papiers comme si de rien n’était. ça suffira-t-il à redonner du souffle aux sans-papiers au pluriel ?

Reste l’analyse de tous les événements qui, de l’occupation de l’église Saint-Ambroise en mars 1996 à l’évacuation de Saint-Bernard six mois plus tard et à la circulaire de régularisation de juin 1997, ont actualisé les idées toutes faites de l’opinion sur les « clandestins », mobilisé diverses associations et quelques syndicats, perturbé les partis politiques et sérieusement lézardé le dogme de la fermeture des frontières.

Qu’on soit d’accord ou pas avec Madjiguène Cissé, on ne peut négliger sa réflexion intelligente sur de nombreuses questions de fond : par exemple, sa vision du sort réservé aux immigrés comme moyen parmi d’autres de fortifier la précarité dans une société libérale qui en a besoin ; ou ses certitudes sur le fait que c’est ce même besoin qui, de l’esclavage à la colonisation et à la multiplication des sans-papiers, a érigé la domination et l’exploitation en normes des relations Nord/Sud.

Beaucoup de tiers-mondistes ont, depuis longtemps, décortiqué ces orientations constantes de l’organisation du monde. Mais Madjiguène Cissé rafraîchit et actualise l’analyse classique à partir de son expérience personnelle : celle d’une Sénégalaise exilée et celle d’une « sans-papière » qui ne néglige pas, dans la lutte à laquelle elle a éminemment participé, la dimension féministe d’une bagarre à la faveur de laquelle des Africaines ont essayé de conquérir des libertés nouvelles. Dans ce chapitre de l’expérience personnelle, on peut placer aussi sa défense obstinée et quasi anticolonialiste de l’autonomie du mouvement des sans-papiers.

Parmi les vertus du livre, il y a encore le refus de la polémique inutile. Madjiguène Cissé a pris le parti de zapper purement et simplement sur celles et sur ceux – individus et organisations – qu’elle n’estime pas. Il y a enfin, par-ci par-là, des leçons pour l’avenir : par exemple ce constat que, « pour que les Français soient moins xénophobes, il faut que les étrangers se montrent, qu’ils se battent ». A bon entendeur…




Notes

[1Madjiguène Cissé, Parole de sans-papiers, La Dispute, 1999, 255 pages, 100 F.


Article extrait du n°45

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Dernier ajout : jeudi 20 mars 2014, 15:59
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