Article extrait du Plein droit n° 3, avril 1988
« Quels discours sur l’immigration ? »

Des « sages » parlent

Berthold Goldman, Dominique Schnapper et Alain Touraine

Propos recueillis par Anne Tristan

Prémisses contestables, propositions dangereuses : notre lecture du rapport de la Commission de la nationalité est assurément une lecture critique qui, tout en en relevant les aspects positifs, fait clairement ressortir les points de désaccord et les dangers que nous décelons tant dans les propositions de la Commission que dans l’analyse qui les sous-tend.

Mais cette lecture critique est aussi et d’abord une lecture attentive, qui prouve que nous avons pris le travail accompli par les « sages » au sérieux.

Oeuvre collective, émanant d’un groupe de personnes aussi diverses par leurs origines et leurs horizons professionnels que par leurs orientations idéologiques, le rapport de la Commission ne pouvait à l’évidence prétendre à une cohérence absolue.

Pourquoi, alors, ne pas demander à certains de ses membres de s’exprimer sur les points qui nous semblaient obscurs ou insuffisamment explicités dans le rapport lui-même ? C’est ce que nous avons fait. Berthold Goldman, Dominique Schnapper et Main Touraine se sont prêtés de bonne grâce aux questions d’Anne Tristan, témoignant qu’ils prenaient eux aussi nos interrogations au sérieux, et nous les en remercions.

Ils abordent de front, on le verra, la plupart des thèmes-clés contenus dans le rapport de la Commission : l’identité nationale, les conditions de l’intégration, le rôle de la volonté dans l’acquisition de la nationalité française… Chacun à sa façon éclaire ainsi les questions que le rapport laissait en suspens, même si tous n’y apportent pas nécessairement les mêmes réponses.


Berthold Goldman

Dans le rapport de la Commission des « sages », on peut lire que l’intégration des immigrés serait plus facile si l’identité nationale était renforcée. Pourriez-vous donner votre définition de l’identité nationale ?

Je vais commencer par répéter ce que Marceau Long a déjà dit à ce sujet : « L’identité est ce qui permet de reconnaître quelqu’un ». Lorsqu’on vous demande votre carte

d’identité, c’est parce que sur cette pièce se trouvent votre nom, votre prénom, et tout ce qui vous identifie à l’intérieur d’une communauté.

Je crois qu’on peut transposer cette définition toute simple à l’identité nationale : elle permet de reconnaître un Français. Je n’ai pas besoin de préciser que celui-ci ne se reconnaît pas à la forme de son nez, la couleur de ses yeux ou de sa peau, pas plus d’ailleurs qu’au nombre de générations qui l’ont précédé et ont vécu avant lui dans ce pays. Non ! Ce qui permet de le reconnaître, c’est d’abord la langue qu’il parle, la culture, et – pour être plus précis – la culture à laquelle il se réfère principalement… fondamentalement.

On peut ici me faire une objection sérieuse. Est-ce que cette conception conduirait par exemple à refuser aux Français de religion musulmane la possibilité de faire partie de la nation française ? À mon avis, c’est une question de degrés. En parlant de « culture à laquelle on se réfère principalement », je ne veux pas dire qu’il faille renier sa culture d’origine. Par exemple, mais cela va de soi, il serait absurde de dire qu’un musulman fréquentant la mosquée, ou un juif la synagogue, n’est pas français. Ou, en allant plus loin, que ne serait pas français l’individu attaché à certaines coutumes, lectures, conceptions morales – encore que les conceptions morales du christianisme, du judaïsme et de l’islam ne soient pas tellement différentes – qui ne seraient pas identiques à celles des Français catholiques, protestants, agnostiques ou laïcs !

Autre exemple : la majorité des jeunes beurs s’expriment chez eux dans la langue de leurs parents. Mais, hors de la cellule familiale, ils parlent français, se comportent comme les Français. Autrement dit, ce n’est pas le renoncement à la culture d’origine, mais la référence primordiale voire prioritaire à la culture française qui fonde l’identité nationale.

Un autre élément, à mon sens important, de l’identité est l’adhésion à un certain nombre de valeurs, de principes fondamentaux de la société française. Quelqu’un qui rejetterait complètement le caractère fondamental que présente dans la conception française le respect des droits de l’homme, qui rejetterait par exemple la protection des libertés individuelles, le droit à l’éducation pour tout individu, cette personne s’éliminerait de ce que je considère comme définissant la nation française. Il se peut d’ailleurs que des Français dits d’origine refusent ces principes, mais alors, à mon avis, ils s’éliminent de ce qui fait notre identité. Ce qui ne signifie aucunement, bien sûr, que je souhaite qu’ils soient déchus en droit de la nationalité !

Récemment à ce propos quelqu’un m’a dit : « Je ne vois pas ce qu’est l’identité française puisqu’il est des quantité de Français avec lesquels je ne me reconnais rien de commun ». Et il en concluait que l’identité française n’existait pas. Ce n’est pas du tout mon avis. D’abord parce que le « rien de commun » est excessif. Que fait-on de la langue dans ce cas ? Ensuite, même s’il existe des Français dont les valeurs ne sont pas partagées par la plus large majorité de la nation, cela signifie simplement que l’identité nationale ne fait pas l’unanimité, qu’elle ne se rencontre pas complètement dans tous les individus qui possèdent une carte d’identité française. Il n’en reste pas moins que l’identité nationale existe…

Le rapport insiste sur la nécessité de renforcer cette identité. Comment cela peut-il se faire ?

C’est une question difficile. Nous avons dit que plus l’identité nationale est forte, solide, plus facile est l’intégration des immigrés établis en France. Pourquoi ? Parce que l’intégration suppose une puissance d’absorption ! Elle suppose que celui qui intègre ait la possibilité d’accueillir et de transmettre ses valeurs morales, culturelles, etc.

Cette idée est importante parce qu’elle permet d’éviter le faux problème de la société multiculturelle. La critique la plus vive que nous adressent ceux qui refusent un code de la nationalité plus libéral, qui s’opposent à l’intégration des communautés musulmanes – on n’a pas soulevé jusqu’à maintenant la question de l’intégration des communautés juives, elle sera peut-être soulevé un jour –, la critique donc qu’ils nous adressent est : « Mais vous allez faire de la France un manteau d’arlequin, une société multiculturelle », j’ai parfois même entendu : « un Liban ». Mais depuis toujours le Liban a été une espèce d’amalgame d’éléments très divers. Il n’y a peut-être jamais eu une identité libanaise comparable à ce que peut être l’identité française.

En outre, il existe de par le monde des sociétés multiculturelles qui n’en forment pas moins une nation : la Suisse en est le meilleur exemple. Enfin, si l’identité nationale était suffisamment forte pour permettre l’intégration des étrangers établis sur notre sol depuis un temps suffisant pour que l’on puisse présumer cette possibilité d’intégration, la question d’une multiculturalité ne se poserait même pas.

Quant à l’instrument susceptible de renforcer cette identité, c’est d’abord l’école. C’est là que s’acquièrent la culture et le sens des valeurs françaises. Autrefois, il y avait aussi le service militaire, mais cette institution a changé et a en partie perdu son rôle de creuset. Le renforcement de l’identité passe peut être aussi par un plus grand civisme et un plus grand patriotisme. Il est vrai, et je reconnais que l’objection est redoutable, qu’un nombre hélas élevé de Français n’ont probablement plus un sentiment suffisant de leur identité nationale. Il faudrait peut-être un certain sursaut de civisme et de conscience nationale. Je ne dis pas de nationalisme, ce qui serait dangereux, je parle seulement d’un sursaut de conscience nationale… Et pourquoi pas de patriotisme… Vous savez je suis très chauvin (sourire).

En 1992, ce sera l’application de l’Acte unique européen. À quatre ans de cette échéance qui verra peut-être émerger une conception plus transnationale de l’identité, que peut signifier un renforcement de l’identité française ?

D’un strict point de vue juridique, cet Acte n’a rien à voir avec la nationalité. Il ne contient rien quant à l’attribution de la nationalité. Il confirme seulement le principe de non-discrimination entre les nationaux des différents États membres de la communauté.

Cette précision apportée, si, à partir de cette date, la liberté de circulation des personnes, des biens, des services, des capitaux devient effective, totale, on verra certainement émerger une sorte d’identité transnationale ou plus précisément communautaire.

Mais y a-t-il pour autant contradiction entre un renforcement de l’identité française et cette éventuelle émergence ? Je ne le crois pas et l’expérience suisse est là pour le montrer. En Suisse, en effet, il y a à la fois une citoyenneté des cantons et une citoyenneté ou nationalité fédérale. Un Suisse se sent d’abord Genevois, Vaudois, etc., avant de se sentir suisse… Pour la communauté européenne, on peut imaginer semblable superposition d’une nationalité, disons étatique, et d’une nationalité confédérale. Cela dit, les résistances nationales sont fortes, l’Europe c’est bien autre chose que les États-Unis ! Il est donc impossible de prévoir de manière certaine que cette superposition se produira.

De toute façon, il faut s’en tenir aux problèmes de l’heure. Or, pour le moment, le problème qui a été posé à la société française, et souvent dans des termes inadmissibles, est celui de la situation des étrangers établis, voire nés en France, et qui très légitimement désirent devenir français. Dès lors, même si dans quelques années l’identité française devait s’affaiblir ou ne plus se renforcer en raison d’une éventuelle fusion dans une sorte de transnationalité, en attendant, pour que l’intégration nécessaire, juste et légitime des immigrés soit possible, il faut que l’identité nationale soit renforcée.

Entre le début et la fin des travaux de la commission, et c’est là une question tout à fait personnelle, votre point de vue a-t-il évolué ? Avez-vous sur une question ou l’autre modifié votre appréciation ?

Je voudrais d’abord faire une remarque générale. Si par extraordinaire, on m’avait commandé un rapport sur le code de la nationalité, si j’avais eu à l’écrire seul dans ce bureau, je n’aurais bien sûr pas eu les mêmes éléments d’information, mais je crois qu’il y aurait eu, quant aux propositions concrètes, peu de différences entre ce que la Commission a écrit et ce que j’aurais écrit. Les auditions n’ont pas provoqué en moi un renversement de valeurs. La plupart du temps, elles m’ont confirmé dans ce que je pensais, certes confusément puisque je n’avais pas eu, avant les travaux de la Commission, le bénéfice d’une longue réflexion en commun.

Cela dit, c’est peut-être sur le rôle de la volonté dans l’acquisition de la nationalité que les débats de la Commission m’ont le plus apporté. Au départ, je ne pensais pas que l’expression de la volonté fût essentielle. Par exemple, la plupart des enfants nés en France de parents étrangers étaient, à mes yeux, français, si je puis dire par l’air qu’ils respirent, par ce français qu’ils parlent comme les autres, par leur scolarisation etc. Il me semblait superflu de leur demander de dire en plus : « Je veux être Français ». En tous cas, s’il leur fallait le préciser, ce devait être de la façon la plus simplifiée, la moins solennelle et la moins susceptible de les choquer psychologiquement.

Sur ce point ma pensée a évolué. J’ai pris conscience qu’une conception de la nationalité qui reposait exclusivement sur les éléments objectifs de l’identité (le sol, la culture, l’école), où la volonté n’aurait aucun rôle, cette conception ne tiendrait pas compte de cet autre élément de l’identité qu’est l’adhésion aux valeurs. En ce sens, il y a eu l’admirable déposition d’Alain Finkielkraut.

On nous a ensuite accusés d’avoir procédé à un marchandage : le maintien de la déclaration de volonté en échange d’une réduction des obstacles à l’acquisition de la nationalité. Non ! Ce n’est ni un marchandage ni un compromis. La liste des obstacles telle qu’elle existait dans le projet gouvernemental, telle qu’elle figure aussi dans le code de 1973, devait de toute façon être réduite. Elle l’aurait été même si le principe d’une déclaration de volonté n’avait pas été retenu.

Par ailleurs, il est ressorti de plusieurs dépositions qu’une partie du personnel administratif, souvent plus par ignorance que mauvaise foi, informait mal les jeunes. Le souci de la Commission a dont été de garantir une application effective de ses propositions. Le rapport souligne ainsi que ce sera au fonctionnaire de dire au jeune né en France de parents étrangers : « Vous êtes né en France, vous avez le droit d’être français ». L’initiative devra venir de l’administration. Les circulaires d’application doivent être encore mieux faites que la loi. Et le code de la nationalité étant une affaire extrêmement complexe, il faudra en outre prévoir une véritable formation des personnels.

Je ne dis pas que j’ignorais ce point avant de commencer les travaux. Mais j’en ai eu, au fil des auditions, plus clairement conscience. J’ai donc été conduit à penser que la mise en œuvre effective de ce que nous proposions était au moins aussi importante que la proposition elle-même.


Dominique Schnapper

La commission s’est montrée unanime sur la nécessité de renforcer l’identité nationale afin de faciliter l’intégration des immigrés. Quelle est votre définition de l’identité nationale ?

Il est vrai que sur ce point, il y a eu unanimité. L’idée est que les termes du contrat doivent être clairs. Il faut pouvoir dire aux immigrés : « voilà ce qu’il faut que vous acceptiez, voilà ce sur quoi vous pouvez rester vous mêmes ». C’est à cette condition que leur intégration sera facilitée. Il est des acquis sur lesquels la France ne peut revenir. Elle ne peut revenir par exemple, ni sur le code civil, ni sur ses formes de participation politique.

En revanche, il faut clairement établir qu’en matière de vie privée, religieuse, les immigrés, comme les autres, ont toute latitude pour rester fidèles à leur choix. Un jeune immigré m’a dit au cours d’une enquête : « Chez nous, nous honorons plus les vieux qu’en France, nous voulons continuer à les honorer de la même façon » ; cela ne pose aucun problème. Chacun est libre de respecter les formes familiales qui lui conviennent, quand elles ne mettent pas en question l’ordre public.

Pourriez-vous préciser les formes de participation politique sur lesquelles la France ne peut revenir ?

La France ne reconnaît pas les communautés politiques. À moins d’avoir le suicide pour vocation, elle ne peut revenir sur ce point. Cela fait partie de son histoire. Il faut remonter à l’avant-révolution pour trouver des groupes particuliers disposant d’une représentation politique. Ainsi, les juifs à l’époque étaient constitués en communauté politique. Ils se donnaient des représentants qui avaient pouvoir de juridiction, pourvoir de lever les taxes et qui étaient habilités à négocier avec le pouvoir central. Depuis, il est admis que les groupes particuliers peuvent avoir une représentation culturelle, religieuse – et c’est même souhaitable – sous forme d’association par exemple. Mais la représentation politique communautaire est exclue.

Mais la France risque-t-elle vraiment aujourd’hui de voir émerger ce genre de communautés politiquement organisées ? La Commission a-t-elle ressenti ce danger ?

Le risque est beaucoup plus faible que voici une dizaine d’années. Les immigrés eux-mêmes et ceux qui les défendent se sont rendu compte que le multiculturalisme politiquement institutionnalisé aboutirait à la création dans ce pays de catégories sociales de seconde zone. La meilleure façon de faciliter l’intégration de nouveaux Français, est de leur donner les mêmes chances de participer à la vie française, et donc de leur donner la même éducation, les mêmes droits politiques que les autres, strictement les mêmes, s’ils ont la nationalité française. Et si ce sont les mêmes, ce ne sont donc pas des droits politiques collectifs…

Voulez-vous dire que multiculturalisme et intégration sont deux termes opposés ?

Cela dépend du sens que l’on donne au terme multiculturalisme. La France est déjà une société multiculturelle. Il existe des Français d’origine polonaise qui sont plus émus que les autres Français quand Jaruzelski prend le pouvoir en Pologne. Il y a des Français juifs émus par l’État d’Israël, ou des Arméniens qui réagissent vivement aux événements actuels en Arménie soviétique. La France est déjà pluriculturelle, puisque s’y retrouvent des histoires, des fidélités, des cultures, au sens intellectuel du terme, particulières.

En revanche, la Commission s’est opposée à une multiculturalité dans l’enseignement qui aboutirait à donner aux enfants d’immigrés un accès plus difficile à l’éducation française. Parce qu’alors au nom du respect des différentes cultures, on refuserait à ces enfants la chance de participer comme les autres à la société française dont ils font pourtant partie.

Intégration n’est donc pas synonyme selon vous d’assimilation ?

Pas du tout. Intégrer signifie donner les moyens de participer à la vie de la société française. Les écrivains maghrébins de langue française, par exemple, ont beaucoup apporté à la littérature française. Ils en ont renouvelé et la langue et l’expression. Mais ils n’ont pu le faire que parce qu’on leur avait d’abord appris la langue française. La France s’est constamment enrichie d’apports spécifiques, et ceci ne vaudra encore à l’avenir que si l’on donne d’abord aux enfants d’immigrés la même éducation qu’à tous les autres enfants français.

Mais n’est-ce pas contradictoire de vouloir renforcer l’identité française, alors que peut-être d’ici la fin du siècle une identité européenne aura émergé ?

Le rapport entre la France et l’Europe me parait être de même nature qu’entre les immigrés et la France. Même si se dégage un jour une citoyenneté européenne, je crois qu’on sera d’autant plus facilement citoyen européen, que l’affirmation nationale sera précise. Quelles que soient les lois, l’identité nationale ne se fondera pas dans une identité européenne. Il restera une langue, une histoire, des références communes qui ne pourront se dissoudre. Les sources de la nation française ont mille ans, elles ne peuvent disparaître à échéance de quatre, dix ni même vingt ans.

Néanmoins est-ce que la volonté de renforcer l’identité nationale française tient vraiment compte de l’avenir ?

Mais il ne faut pas considérer l’identité comme une donnée acquise, figée une fois pour toutes. Les populations musulmanes font d’ores et déjà partie de la nation française. Et leur intégration sera un élément qui fera évoluer, dans ses formes, l’identité nationale française. L’identité nationale, c’est une histoire à laquelle participent de façon inégale, différente, des populations d’origine diverses. Les Français de souche eux-mêmes changent d’une génération à l’autre. Même si vous avez huit générations de Français derrière vous, vous ne pouvez prétendre ressembler à votre huitième aïeul !

Mais l’identité nationale ne se définit-elle pas par certaines valeurs et notamment par les valeurs de la République ?

Il est vrai que notre identité s’est construite autour des valeurs d’égalité, de liberté, de respect de l’homme, qui ont été incarnées par la République. Cela dit, nous aurions eu une monarchie constitutionnelle, comme l’Angleterre, ces valeurs eussent tout autant été respectées. Il est frappant aujourd’hui de voir que c’est autour de ces valeurs que les jeunes immigrés scolarisés se reconnaissent Français. Il est notable aussi que tous les partis, du PS au RPR, se retrouvent dans ces valeurs.

Pourtant, si le Front national n’occupait pas tant de place sur la scène politique française, croyez-vous qu’une Commission aurait malgré tout été convoquée pour réfléchir sur le code de la nationalité, sur l’identité française ?

S’il y a eu débat autour de la nationalité, ce n’est pas uniquement à cause du Front national. C’est à cause de l’idée reçue selon laquelle les possibilités d’intégration des immigrés seraient aujourd’hui différentes de celles d’hier parce qu’il s’agirait de populations musulmanes et non plus chrétiennes. Dans ce contexte, la Commission a voulu savoir si cette situation était vraiment nouvelle, ou si elle n’était que le prolongement de l’histoire française. Je crois qu’il n’est donc pas regrettable en soi qu’elle ait eu à réfléchir sur la nationalité même si je pense aussi que le projet de réforme du code n’aurait pas existé si le Front national n’avait pas autant d’audience…

Cela dit, pour revenir à ces valeurs autour desquelles notre identité s’est construite, on remarque que le Front national ne les attaque pas de front. Cela prouve à quel point ces valeurs sont importantes pour la France, à quel point elles sont constitutives de notre socle, de notre histoire…


Alain Touraine

La Commission a estimé qu’il fallait renforcer l’identité nationale si on voulait faciliter l’intégration des immigrés. Qu’est-ce que l’identité nationale ?

Parler d’intégration est dénué de sens si on ne sait à quoi on s’intègre. C’est aussi simple que cela : si on ne sait pas ce qu’est l’identité nationale, on ne sait pas non plus ce qu’est l’intégration…

Aujourd’hui on constate des mouvements d’immigration entre des ensembles sociaux et nationaux fortement définis. Les nations ne sont certes pas des mondes autosuffisants, mais nous ne sommes plus, non plus, dans la situation de l’Amérique de 1890. A cette époque un migrant se disait « je quitte mon pays, je pars, je découvre et je fais l’Amérique ». C’était un départ sans idée de retour…

La situation actuelle est intermédiaire, il existe des biculturalités, des bi-nationalités. Cela dit, pour prendre un exemple, dans la grande majorité des cas, les jeunes étrangers nés en France de parents immigrés ont conscience que leur vie se passera dans ce pays.

En ce sens, l’identité nationale pourrait se définir non pas comme une somme de racines mais comme la conscience que notre vie est associée – pour le meilleur comme pour le pire d’ailleurs – à la collectivité où nous nous trouvons. La conscience nationale se définit donc plus par rapport au présent et à l’avenir qu’au passé. Ma nation est l’endroit où je fais mon service, où je paie mes impôts, est le pays dont je parle la langue. À mon sens, ce serait une erreur que d’imaginer l’identité nationale comme un code de valeurs.

On souhaite devenir français non par référence à des valeurs mais parce qu’on veut un travail, une maison, et ceci n’est pas une conception instrumentale de la nationalité…

Au sein de la Commission, nous avons eu un débat à propos des crimes et délits susceptibles de faire opposition à l’acquisition de la nationalité. À un moment, quelqu’un a demandé : « Et si un individu tue père et mère, faut-il lui refuser la nationalité pour autant ?…. ». J’ai dit que ce ne pouvait être un argument de refus, tout simplement parce que la nationalité n’est pas identique à la société…

Intégration nationale est en effet une chose, et intégration sociale une autre… Est-il besoin de rappeler que la France, l’Angleterre, ces vieux pays européens, avaient très peu d’homogénéité sociale… La France, comme l’a souligné Braudel, est le pays des différences. Cela ne l’a pas empêchée d’avoir une forte conscience nationale, d’avoir même été parmi les pays qui ont inventé cette conscience. Et alors qu’aux États-Unis l’intégration se fait par la société, (les gens adoptent l’american way of life), en Europe, l’intégration s’est faite par l’État. En ce sens la nation n’est pas la société même si elle n’est pas sans rapport avec elle.

Si je fais cette distinction entre social et national, c’est qu’il existe un certain nombre de gens pour lesquels l’intégration doit se faire par le social. Or, il semble que notre société aujourd’hui a une capacité d’intégration sociale faible, plus faible qu’autrefois.

Comment s’intégraient les nouveaux venus ? Par l’école, par l’église, et comme les immigrés étaient souvent des travailleurs, par le biais du bloc syndicat-parti communiste : La capacité d’intégration de toutes ces institutions a diminué. En revanche, l’assimilation culturelle s’opère plus facilement par le biais de la culture de masse, des disques, et même de la galère, François Dubet l’a bien souligné. Aux Minguettes, par exemple, il a rencontré des jeunes Français qui se disaient Algériens. Dans leur langage, cela voulait dire « avoir les flics aux fesses ». Ces jeunes mangeaient la même chose, écoutaient la même musique, avaient le même rapport à la force publique…

Nous sommes donc dans un monde d’assimilation culturelle transnationale, et d’intégration sociale faible. Or dans une telle situation, deux phénomènes risquent de se produire : soit la marginalisation, ou, comme disent les sociologues, l’anomie qui entraîne son cortège de suicides, de prostitution, de drogue ; soit une recherche d’intégration forte. Et là, on voit déjà un certain nombre d’enfants d’immigrés, être attirés par l’intégrisme.

C’est pour ces raisons que je considère positif que la majorité des enfants d’immigrés se sentent directement concernés par ce qui se passe dans la collectivité nationale… Dans d’autres aussi d’ailleurs. La plupart des jeunes d’origine arabe ne se définissent-ils pas d’abord comme Marseillais et Arabe, ou Lyonnais et Arabe, tout comme bien des gens que l’on dit Français se disent d’abord Bretons ou du Gévaudan.

L’identité nationale est en train de reprendre de l’importance, cela n’a rien à voir avec le chauvinisme, le nationalisme. Au contraire, c’est un facteur de progrès. Je le dis d’autant plus aisément que j’ai évolué sur ce point. Pendant longtemps, j’ai été favorable à l’enseignement à l’école des langues d’origine. Or, on sait qu’aux États-Unis comme en France, cet enseignement fait l’objet d’un vif rejet de la part des intéressés qui ressentent ces mesures comme les stigmatisant. Les jeunes maghrébins préfèrent, quand ils le peuvent, apprendre l’espagnol, l’allemand plutôt que l’arabe. Le breton, l’occitan n’ont guère de succès non plus.

Au moment de l’émergence du mouvement beur, j’ai été très sensible au thème de l’identité culturelle que les jeunes mettaient en avant. Je pensais qu’il était bon de défendre d’abord la différence. Je dois reconnaître que j’ai eu tort ; il faut certes défendre la différence, mais je me suis aperçu, lors de « l’Heure de Vérité » de Harlem Désir, qu’il était juste de donner le pas au thème de l’intégration et ce pour des raisons liées au phénomène Le Pen.

De la même façon, il me paraît très sain que des jeunes se soient inscrits en si grand nombre sur les listes électorales, cela prouve un sentiment de co-responsabilité. Les élections sont la base de nos institutions politiques. Ne pas y participer, c’est forcément être en retrait de la vie française, de l’un de ses aspects fondamentaux. Au passage, je suis, pour les mêmes raisons, favorable à une dissociation de la nationalité et de la citoyenneté. Je suis pour le droit de vote des immigrés aux élections locales. Ne participent-ils pas déjà aux scrutins professionnels ? Et aux juristes qui me disent que la possibilité de cette dissociation n’est nulle part envisagée dans le droit français, je rétorque : « eh bien, inscrivons-la ».

La Commission a donc retenu une définition de l’identité nationale, somme toute assez classique en France, la volonté de vivre ensemble. Dès lors, je trouve pour le moins étrange que la gauche se soit battue pour le maintien du droit du sol, qui est le droit le plus archaïque qui soit, surtout quand on sait que la montée de ce droit a toujours été liée dans l’histoire, et de la manière la plus cynique, aux besoins de l’État en chair à canon et secondairement en main-d’œuvre.

Mais les réticences de la gauche par rapport à l’acte de volonté étaient plutôt liées à la crainte de voir se renforcer la liste des obstacles à la nationalité ?

Assurément, et je partage cette réaction. C’est pourquoi l’appel à la volonté a été spectaculairement lié à la diminution des empêchements, des obstacles à l’acquisition de la nationalité. Grâce aux mesures que nous avons préconisées, il est, je crois, apparu clairement à l’opinion publique que l’appel à la volonté ne participait pas d’une augmentation des contrôles, et visait même des effets contraires.

Si l’on résume, lorsque la Commission déclare vouloir renforcer l’identité nationale, cela signifie, selon vous, renforcer la conscience d’appartenance en accentuant l’acte d’adhésion, l’acte de volonté.

Oui. Le grand problème c’est que nous sommes menacés aujourd’hui par un courant d’idées qui réclame de « lâcher du lest sous prétexte que le ballon ne prendrait pas assez de hauteur », qui exige en clair que nous nous séparions des minorités. Il faut donc dire à la classe moyenne – parce que c’est cela qu’on appelle les Français, ce qu’on appelle français c’est cet énorme ventre qui représente 80 % de la population –, il faut lui dire : « Pour s’en sortir il faut au contraire serrer les coudes, diminuer les différences, les écarts, les privilèges. On se sauvera ensemble ou on ne se sauvera pas, parce que, si vous commencez à jeter par-dessus bord, votre tour finira par venir : on est toujours le marginal d’un autre ». En outre, rejeter les hommes nouveaux c’est rejeter aussi les idées nouvelles, les technologies nouvelles.

L’appel à la volonté ne concerne pas seulement les immigrés qui souhaitent s’intégrer, cela était clair pour l’ensemble de la Commission. Il faut aussi que les Français aient la volonté de s’ouvrir, d’accueillir. Ce double rapport de décision, de volonté est très important.

Est-ce un hasard si c’est aux États-Unis, le pays prétendument le plus ouvert, que l’on constate le plus de racisme, de tensions communautaires. C’est l’effet de tourniquet : les Irlandais certes réussissent à entrer mais ils cherchent à fermer les portes derrière eux ; les Italiens réussissent à pénétrer mais eux aussi, ensuite, veulent limiter l’accès des nouveaux immigrés et ainsi de suite… C’est pour cette raison que je trouve très dangereux de vouloir s’en tenir au statu quo. Si notre collectivité n’est pas capable de s’ouvrir, d’accepter ce double acte de volonté, si elle n’est pas capable de décider de son sort explicitement, alors nous aurons une société de communautés hiérarchisées et s’entre-déchirant.

Les Français, à mes yeux, ne se prennent pas assez en main. Il n’est que de voir en cette campagne à quel point les gens sont démobilisés, dépolitisés, c’est l’attitude de consommateurs qui prévaut. C’est très dangereux. On risque d’entrer dans un cercle vicieux de sous-développement où les décisions seront de plus en plus difficiles à prendre, où l’on éliminera de plus en plus de gens sur les marges, les investisseurs d’un côté, les pauvres de l’autre. Tl ne restera plus qu’une classe moyenne en train de se protéger. L’ensemble national est un ensemble pertinent. Sa capacité à gérer clairement les problèmes, et en particulier à intégrer les immigrés est vitale. Si on commence par refuser de parler de ce problème, on laisse s’installer les malentendus, voire les sous-entendus. C’est contraire à la démocratie. En ce sens, je crois que la Commission a réussi son pari. Nous avons ouvert le débat, les passions ont été apaisées. Nous avons calmé le jeu. Or, il n’existe pas de démocratie sans que le jeu soit un peu calmé.

Que signifie renforcer une identité nationale si l’avenir voit émerger une identité européenne ?

Finissons-en, avec le mythe 1992 ! L’Acte unique ne dit mot de la nationalité. Le vrai problème est celui de la citoyenneté. Et si le thème européen doit intervenir un jour ce sera par le biais de la citoyenneté. Mais nous sommes encore loin de ce jour-là.

Propos recueillis par Anne Tristan



Article extrait du n°3

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Dernier ajout : mercredi 2 avril 2014, 17:51
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