Article extrait du Plein droit n° 52, mars 2002
« Mineurs étrangers isolés en danger »
L’« accueil » aux frontières
Stéphane Julinet
Juriste, ancien permanent de l’Anafé.
L’arrivée de mineurs étrangers isolés aux frontières françaises n’est certes pas un phénomène nouveau, mais il a connu récemment un développement très important. Depuis longtemps, de jeunes étrangers débarquent seuls, par exemple à Marseille en provenance du Maghreb, ou à Orly et Roissy, où, jusqu’à une date récente, on n’en comptait que quelques uns. Au cours des dernières années cependant, leur nombre a beaucoup augmenté et leur provenance s’est diversifiée [1].
Il est difficile d’obtenir des données précises sur le nombre de mineurs isolés se présentant aux frontières, les services de l’Etat donnant des chiffres souvent partiels voire contradictoires. Rien qu’au ministère de l’intérieur, la police aux frontières (PAF) et la direction des libertés publiques et des affaires juridiques (DLPAJ) ne mesurent pas la même population. Ainsi, pour le premier semestre 2001, la PAF a enregistré 1168 « présumés mineurs » placés en zone d’attente [2], dont 708 isolés. Mais, pour la PAF, après examen osseux [3], 288 seulement se sont « révélés » être « réellement » mineurs. La DLPAJ comptabilise, elle, les demandeurs d’asile.
Au cours du premier semestre 2001, 576 se sont « déclarés mineurs ». Ils n’étaient que 849 pour l’ensemble de l’année 2000, et 602 en 1999, soit une multiplication par deux en deux ans. Plus de la moitié des mineurs isolés demandeurs d’asile sont sierra leonais (53 % en 2000, 60 % en 2001). Viennent ensuite les Congolais RDC (ex-Zaïre), les Sri Lankais et les Indiens. Le ministère de l’intérieur ne détaille pas les nationalités pour les mineurs non-admis non demandeurs d’asile. Comment ces mineurs isolés sont-ils « accueillis » à la frontière ? Les textes qui régissent l’entrée des étrangers sur le territoire et le maintien en zone d’attente ne font jusqu’à ce jour aucune mention des mineurs.
L’article 5 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 sur l’entrée et le séjour des étrangers en France soumet l’accès au territoire à un certain nombre de conditions. S’ils ne sont pas déjà résidents, les étrangers doivent être en possession d’un passeport et d’un visa consulaire qui matérialise l’autorisation préalable qui leur a été accordée. Ils doivent également être en mesure de produire les documents relatifs à l’objet et aux conditions de leur séjour (une attestation d’accueil pour une visite privée ou familiale, ou une réservation d’hôtel pour une visite touristique, par exemple), à leurs moyens d’existence (un viatique équivalent au SMIC journalier multiplié par le nombre de jours de validité de leur visa est généralement exigé, la moitié pour les porteurs d’une attestation d’accueil), et à leurs garanties de rapatriement (le plus souvent un billet aller-retour confirmé non cessible).
L’entrée en France peut donc être refusée aux étrangers auxquels il manque l’un de ces documents, ou qui utilisent un document falsifié, contrefait ou usurpé, seul moyen de déjouer les contrôles au départ pour ceux qui ne possèdent pas de passeport ou de visa. Mais s’ils demandent à entrer en France au titre de l’asile, seul le ministre de l’intérieur, après avis du ministre des affaires étrangères, peut s’y opposer, s’il juge que leur demande est « manifestement infondée ».
Ce même article détaille ensuite la procédure de refus d’entrée et les droits dont disposent les étrangers non-admis. Il ne prévoit cependant pour les mineurs aucune protection particulière contre le refoulement, à la différence des dispositions protégeant les mineurs présents sur le territoire contre toute forme d’éloignement, reconduite à la frontière, expulsion et interdiction du territoire.
La fiction de l’extraterritorialité
Lorsque les étrangers arrivent en train, en bateau ou en avion, une difficulté particulière tient à ce qu’ils ont de fait déjà débarqué en France lorsque la police leur en interdit juridiquement l’entrée, et qu’elle ne peut pas forcément les refouler immédiatement, comme elle refoule l’étranger qui se présente à un poste frontière terrestre et qui peut être renvoyé dans l’Etat d’où il provient. Pour rendre le refus d’entrée effectif, ou pendant l’examen de la demande d’entrée au titre de l’asile, la police va donc détenir l’étranger dans la zone frontière jusqu’à son départ effectif, ou jusqu’à ce qu’il soit finalement admis. Mais dans un Etat de droit, une personne, quelle qu’elle soit, ne peut être privée de sa liberté que dans les cas et dans les conditions déterminés par la loi.
Jusqu’en 1992, l’Etat français estimait que les étrangers non-admis n’étaient pas entrés en France : ils se trouvaient dans une zone internationale où la loi française ne s’appliquait pas et où ils pouvaient donc être maintenus sans règle, sans limite et sans contrôle. Cette fiction de l’extraterritorialité n’a pas résisté et, après avoir été condamné par les juridictions internes pour cette détention arbitraire (avant de l’être par la Cour européenne des droits de l’homme, en 1996), l’Etat a dû se résoudre à légiférer pour donner une base légale à sa pratique.
C’est ainsi qu’en 1992 a été créée la zone d’attente, qui est donc d’abord un cadre juridique : le cadre légal de la privation de liberté des étrangers à la frontière. La décision initiale de maintien en zone d’attente appartient à la police mais ne peut être prolongée au-delà de quatre jours que par le juge judiciaire, gardien de la liberté individuelle, pour une durée maximale de huit jours, renouvelable une fois à titre exceptionnel. La durée totale de maintien ne peut donc excéder vingt jours. L’étranger doit pouvoir, pendant ce temps, recevoir l’assistance d’un interprète, d’un médecin et d’un conseil, et communiquer librement avec toute personne de son choix (téléphone et visites). Il doit enfin bénéficier de « prestations de type hôtelier ».
La zone d’attente est en effet également un lieu physique géographiquement défini : créée et délimitée par le préfet du département, elle s’étend des points d’embarquement et de débarquement aux points où est effectué le contrôle des personnes (c’est-à-dire des pistes aux aubettes de contrôle de la PAF, en passant par les salles d’embarquement et de débarquement, les couloirs et salles de correspondance, les locaux de police, de service et de commerce situés entre les deux, ce qui correspond à peu près, dans les aérogares, à la zone sous douane pour les marchandises ou à la zone « étanche » en terme de sûreté). Elle peut être étendue à un ou plusieurs lieux d’hébergement offrant des prestations de type hôtelier.
Une atteinte à la santé, la dignité et la sécurité
Ainsi, à Roissy, en plus des aérogares, elle inclut deux lieux d’hébergement baptisés ZAPI (zones d’attente des personnes en instance) : ZAPI 2, aménagée dans une partie du centre de rétention administrative du Mesnil-Amelot, et ZAPI 3, bâtiment spécialement conçu à cet usage et mis en service à grand renfort de publicité en janvier 2001. La première est en principe réservée à des hommes adultes demandeurs d’asile. La seconde, en revanche, accueille indistinctement non-admis et demandeurs d’asile, familles, hommes, femmes et mineurs isolés.
Plus grave, la capacité de ces lieux étant largement insuffisante, des dizaines de personnes sont bloquées pendant toute la durée de leur maintien dans les aérogares, soit dans les cellules des postes de police (dont l’accès est interdit aux associations depuis 2001), soit dans des salles réquisitionnées à cet effet, notamment une salle de correspondance de l’aérogare 2A et, plus récemment, une salle d’embarquement de l’aérogare 2B.
Non seulement les garanties prévues par la loi ne peuvent y être mises en œuvre, mais les conditions de maintien qui y règnent, notamment la promiscuité (jusqu’à plus de soixante-dix personnes entassées dans 30 m2), l’absence de matelas et de couverture pour dormir, ou l’absence d’hygiène (aucune possibilité de se laver, obligation d’uriner dans des bouteilles, par exemple), portent atteinte à la santé et à la dignité voire à la sécurité des personnes. Constitutives de traitements dégradants pour les adultes, comment qualifier ces conditions lorsqu’elles sont imposées à des mineurs ?
En effet, comme l’article 35 quater de l’ordonnance du 2 novembre 1945 ne fait pas de distinction entre les majeurs et les mineurs, l’administration affirme qu’elle non plus n’a pas à en faire. Ainsi, non seulement elle notifie directement aux mineurs les décisions administratives de refus d’entrée en France et de maintien en zone d’attente, alors qu’ils n’ont pas la capacité juridique pour les contester, mais elle estime pouvoir les placer en zone d’attente dans les mêmes conditions que les majeurs et avec eux (seule exception : les nourrissons et les plus jeunes enfants qui seraient enfermés sous la responsabilité et le contrôle des compagnies aériennes dans une salle de l’aérogare 2F à laquelle les associations comme les proches n’ont pas accès).
Détention sans règle
Et c’est là qu’on retrouve la fiction de l’extraterritorialité utilisée jusqu’en 1992 pour justifier la détention sans règle des étrangers à la frontière. En l’absence d’indications particulières, les dispositions générales relatives aux mineurs devraient s’appliquer, qu’il s’agisse des règles internationales, comme la Convention internationale relative aux droits de l’enfant [4] ou la Convention de Genève relative aux réfugiés [5], ou des dispositions de la loi nationale sur la protection des mineurs qui ont vocation à s’appliquer à tous sans distinction aucune, notamment de nationalité [6]. Il apparaît notamment difficile de soutenir que la santé, la sécurité et la moralité des mineurs arrivant isolés à la frontière, à plus forte raison maintenus en zone d’attente dans les conditions décrites ci-dessus, ne sont pas en danger et ne justifient pas l’intervention des mesures de protection prévues par l’article 375 du code civil.
Or, non seulement l’administration ne saisit pas les autorités judiciaires compétentes, mais les tribunaux de grande instance compétents, celui de Bobigny pour Roissy bien sûr, mais également celui de Marseille pour le port d’Arenc ou l’aéroport de Marignane par exemple, et en premier lieu les parquets, refusent d’intervenir pour mettre ces mesures en œuvre, s’estimant incompétents, comme si la loi ne s’y appliquait pas. On imagine mal qu’ils refusent de diligenter une enquête et d’ouvrir une information si un crime y était commis sous le prétexte que la zone d’attente ne serait pas en France.
Cette situation s’est perpétuée sans opposition jusqu’à ce qu’en août 1998, la Cour d’appel de Paris, statuant en appel contre les décisions des magistrats du TGI de Bobigny concernant la prolongation du maintien des mineurs isolés en zone d’attente, juge qu’en application de l’article 117 du code de procédure civile et du fait de leur incapacité, la présentation de mineurs isolés devant le juge est irrégulière et qu’elle ne peut donc, constatant la nullité de la procédure, que refuser la prolongation du maintien en zone d’attente demandée par l’administration. A partir de là, les magistrats de Bobigny ont appliqué cette jurisprudence et les mineurs que la police n’avait pu renvoyer dans les quatre premiers jours étaient quasi systématiquement libérés.
Pression médiatique et plainte pénale
En 2001, 95 % des mineurs isolés ont donc finalement été admis sur le territoire, dont la moitié suite au refus du juge judiciaire d’autoriser la prolongation de leur maintien en zone d’attente. On aurait alors pu penser que le parquet examinerait systématiquement la situation de chacun de ces enfants (au moins de ceux qui étaient libérés au tribunal, puisque la police ne l’avertissait pas des libérations effectuées à l’aéroport) avant de les laisser partir dans leur famille dument identifiée s’ils en avaient une, ou de prendre les mesures urgentes de protection qui s’imposent dans le cas contraire : ordonnance de placement provisoire, saisie du juge des enfants et du juge des tutelles. Il s’y est au contraire longtemps refusé.
Il semblerait que, depuis la fin 2001, sa politique ait quelque peu changé, peut-être sous la pression des remous suscités par la médiatisation des agissements de réseaux récupérant ces mineurs à la sortie de l’audience dans l’enceinte même du tribunal – agissements rendus publics par un rapport de l’Anafé en mai 2001 relayé par une plainte du Gisti – mais pourtant bien connus et de l’administration et du monde judiciaire depuis longtemps.
Mais, sur plus d’un millier de mineurs isolés entrés en 2001, dont au moins cinq cents libérés au tribunal, seulement deux cents auraient effectivement été pris en charge par le parquet et le service éducatif auprès du tribunal (SEAT). Ainsi, des centaines de mineurs étrangers isolés sont d’abord maintenus en zone d’attente dans des conditions inadmissibles avant d’être soit renvoyés à leur point de départ ou à leur dernière escale, sans que l’on se préoccupe des conditions dans lesquelles ils y seront accueillis, soit lâchés sur le territoire, à Roissy avec un simple sauf-conduit s’ils sont admis par décision administrative, à Bobigny s’ils sont libérés suite à la décision d’un juge.
Hypocrisie des uns et manipulation des autres
Mais du refus d’appliquer le droit commun de la protection de l’enfance en danger, certains ont glissé, de bonne ou de mauvaise foi, vers l’affirmation qu’il était impossible de le faire.
Les récents débats législatifs sont éclairants sur l’hypocrisie des uns, la manipulation des autres. Le gouvernement, cherchant à réagir contre la jurisprudence qui, en conduisant à la libération des mineurs après quatre jours, l’empêchait de les refouler tranquillement, a pensé tourner la difficulté par la nomination d’un administrateur ad hoc pour les représenter et rendre ainsi la procédure de prolongation de leur maintien en zone d’attente régulière.
Interrogée sur ce point (et sur ce point seulement) à l’occasion d’un pourvoi, la Cour de Cassation a répondu qu’en l’état actuel, le droit ne permettait pas la nomination d’un administrateur ad hoc dans ce cas [7]. Le gouvernement a donc élaboré un projet de loi pour l’autoriser.
Présenté une première fois en mai 2001 sous forme d’un amendement à la loi de modernisation sociale, il a été rejeté par les sénateurs comme étranger au texte en question. Le gouvernement est revenu à la charge à l’automne en l’introduisant de la même manière dans un texte sur l’autorité parentale en discussion, et la disposition modifiant en ce sens l’article 35 quater de l’ordonnance du 2 novembre 1945 a cette fois été votée en novembre au Sénat et en décembre à l’Assemblée nationale, pour être définitivement adoptée en février 2002.
A cette occasion, par la voix de la ministre de la famille, le gouvernement a justifié son projet, qui vise à permettre le refoulement effectif des mineurs, par la nécessité d’assurer leur protection, ce qui sous-entend que ce ne serait pas possible actuellement : « il est urgent d’assurer aux mineurs étrangers isolés la représentation et l’assistance nécessaires à la reconnaissance de leurs droits dans les procédures qui les concernent », alors que ce sont ces procédures qui ne leur sont légalement pas applicables !
Mais l’hypocrisie a éclaté quand le député François Colcombet, pourtant magistrat, ayant proposé d’ajouter, comme si ce n’était pas déjà le cas, que le procureur peut de lui-même saisir le juge des tutelles ou le juge des enfants pour faire placer le mineur dans une institution française, la garde des sceaux s’y est opposée en avouant qu’« appliquer le droit commun de la protection de l’enfance à ces mineurs et les admettre sans conditions serait donner un signal très dangereux aux trafiquants de toute espèce ».
Certes, la situation actuelle n’est pas satisfaisante. Beaucoup de mineurs étrangers isolés placés à l’aide sociale à l’enfance (ASE) n’y restent pas et disparaissent dès les premiers jours (mais ils ne sont pas les seuls). Beaucoup d’éducateurs sont désemparés devant ce type de public ; non préparés à leur accueil, certains se demandent alors s’il ressort bien de leur mission. Leur arrivée en grand nombre à Roissy fait peser sur l’ASE de Seine-Saint-Denis une charge que le département rechigne légitimement à assumer seul alors qu’elle relève de la solidarité nationale (or le code de l’action sociale et des familles permettrait dans un tel cas d’en transférer le coût à l’Etat).
Mais plutôt que d’en profiter pour exclure ces mineurs du droit commun de la protection de l’enfance en danger, ouvrant ainsi dans l’universalité de ce dispositif une brèche lourde de menaces (après eux, à qui le tour ?), ne vaudrait-il pas mieux saisir l’occasion pour réfléchir aux adaptations nécessaires de l’aide sociale à l’enfance à ce public spécifique comme à l’ensemble des situations difficiles auxquelles elle est confrontée, pour dégager les moyens financiers et humains, en termes de structure, de personnel et de formation, lui permettant d’accomplir au mieux sa mission ?
Notes
[1] Voir dans ce numéro l’intervention de Violaine Carrère, Qui sont-ils ? d’où viennent-ils ?, p. 3.
[2] Ce qui exclut les mineurs étrangers isolés non-admis et refoulés sans passer en zone d’attente et dont on ignore le nombre, comme celui de l’ensemble des étrangers dans le même cas de figure.
[3] Voir dans ce numéro l’intervention de Nathalie Ferré, La détermination de la minorité, p. 15.
[4] L’article 3 impose à l’Etat de prendre en compte l’intérêt supérieur de l’enfant dans toutes les décisions le concernant ; l’article 37 limite les possibilités de détention et les soumet à des conditions très précises.
[5] Le Haut-Commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés estime qu’elle interdit le refoulement et la détention aux frontières des mineurs isolés demandeurs d’asile.
[6] Voir dans ce numéro l’intervention de Michèle Créoff , Qu’est-ce qu’un mineur en danger ?, p. 7.
[7] Cass. Civ. 2, 2 mai 2001, Melle X. ; n° 869.
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