Article extrait du Plein droit n° 52, mars 2002
« Mineurs étrangers isolés en danger »

L’enfant et la demande d’asile

Etsianat Ondongh-Essalt

Docteur en psychologie clinique, ethno-psychanalyste. Psychothérapeute au Comède. Directeur de la Case de Déméter de l’Essonne.
L’exemple résumé dans les lignes qui suivent, va montrer comment des dizaines d’enfants mineurs qui atterrissent chaque année en France et qui demandent protection et reconnaissance au pays des droits de l’homme subissent, de la part des institutions qui sont censées les accompagner et les soutenir dans leur quête de quiétude, des « brimades », des tracasseries qui, pour certains enfants, peuvent s’apparenter à un nouveau rejet et quelquefois raviver le désarroi et le sentiment abandonnique dont ils sont déjà victimes.

Je travaille au Comité médical pour les exilés depuis près de quinze ans. Le Comède est un dispensaire médico-psychosocial [1] qui reçoit essentiellement des demandeurs d’asile, des personnes qui, pour des raisons diverses, comme l’appartenance à un groupe de population minoritaire, le fait d’avoir et d’émettre des idées contraires à celles du pouvoir en place dans son pays ou la simple pratique d’une religion interdite, ont été persécutées, pourchassées, emprisonnées, menacées de mort brutale ou lente après des tortures qui, dans certaines situations, dépassent l’imagination humaine.

Pour nombre d’entre eux qui arrivent à échapper aux prisons, à sortir de leur pays grâce aux différentes aides et/ou à la corruption de leurs gardiens ou bourreaux, leur seul espoir de survivre est la demande d’asile dans les pays démocratiques de l’hémisphère Nord de notre planète et en particulier en France pour ce qui nous réunit aujourd’hui. Parmi de nombreuses personnes que je reçois annuellement dans ma consultation au Comède, deux à trois patients sont des mineurs isolés qui nous sont adressés par le Service social d’aide aux émigrants (SSAE) et/ou le service de l’aide sociale à l’enfance (ASE).

Le parcours chaotique du jeune Nzoto Ebéba [2], originaire de l’Angola et du Congo-Kinshasa, commence en France en décembre 1999 lorsqu’il est abandonné à Roissy Charles-De-Gaulle par la personne qui l’avait emmené en terre d’asile. Il s’est retrouvé embarqué par la police des frontières dans un hôtel aux alentours de l’aéroport avant d’être conduit, trois jours plus tard, au tribunal de Bobigny où il sera relâché dans la nature après la décision des juges.

Heureusement pour lui, lors de son séjour à l’hôtel, il avait fait la connaissance d’un jeune africain qui lui avait passé le téléphone et l’adresse de son frère aîné à Paris. Ce frère de fortune va l’accueillir pendant trois jours avant de l’orienter vers le SSAE. Cette dernière institution va interpeller l’aide sociale à l’enfance pour permettre à notre jeune mineur de dix-sept ans d’être protégé et scolarisé dans une école professionnelle. Mais, avant de poursuivre son parcours social compliqué et titanesque au niveau de l’ASE, revenons à sa souffrance psychique et sa prise en charge médico-psychologique au Comède.

Lorsque Nzoto Ebéba arrive à Paris, il est hébergé par le frère de son ami. Mais le jeune exilé est dans un état psychologique problématique tel qu’il fait peur à ses logeurs, en particulier à la maîtresse de maison qui est enceinte. Il est mis à la porte car son comportement incohérent et désordonné finit par le faire rejeter. Pendant près d’un an, ce jeune va déambuler dans tout Paris car toutes les personnes qui tentaient de l’héberger étaient effrayées devant le comportement quasiment psychiatrique qu’il affichait.

Troubles psychotiques

Il arrive au Comède moins d’un mois après son arrivée en France. Au Comède, lorsqu’un nouveau patient arrive, il est d’abord vu par un médecin généraliste qui lui prescrit des examens de base à faire dans les centres de la DASES à Paris avec lesquels nous avons une convention tacite. Ce médecin suit habituellement le patient pendant quelques semaines ou mois avant de l’adresser, le cas échéant, au psychiatre ou psychologue. Avec Nzoto Ebéba, dès la première séance, le médecin généraliste cherche à l’orienter en urgence au Centre psychiatrique d’orientation et d’accueil (CPOA). Débordé, ce centre refuse de l’accueillir et indique l’urgence adolescence du centre hospitalier du Kremlin-Bicêtre. Le généraliste du Comède envoie donc ce patient à l’urgence psy-ado avec une interrogation sur les troubles d’ordre psychotique chez ce jeune.

En effet, dans les premiers contacts, Nzoto Ebéba parle avec grande difficulté, il se tient prostré pendant plusieurs minutes sans une parole comme s’il était absorbé par une pensée intérieure. Il est désorienté, les yeux hagards, le corps parcouru périodiquement par des soubresauts, en particulier lorsque le médecin l’interpelle.

Il reviendra au Comède un mois plus tard avec un mot du service d’urgence-ado de Bicêtre qui nous apprendra qu’il n’avait pas été hospitalisé mais que ce service lui avait proposé un suivi ambulatoire ; il revenait avec la facture de l’hôpital qui lui réclamait le paiement de la consultation d’urgence. Il n’avait ni aide de l’Etat, ni sécurité sociale, encore moins la CMU. Le Comède va se charger de l’accompagner et l’aider à faire les démarches nécessaires pour obtenir les documents lui donnant accès aux soins sur le territoire national.

C’est seulement au mois d’avril 2000 qu’une liaison sera établie entre le médecin du Comède, chargé du suivi des patients en grande difficulté et le SSAE qui n’arrivait pas à aider ce jeune à cause de son état. Nzoto Ebéba verra le psychiatre du Comède en mai 2000 lequel écrira dans son compte-rendu interne que ce patient n’avait vu aucun psychiatre depuis trois mois, alors que nous pensions qu’il était suivi par le service ado du Kremlin-Bicêtre.

C’est la première fois qu’un diagnostic réel sera donné sur la souffrance de ce jeune exilé : il souffrait d’une névrose traumatique avec présentation sub-confusionnelle. Il était envahi par des idées obsédantes, répétitives, ainsi que par des images de violence extrême liées à ce qu’il avait vu et vécu avant et pendant sa fuite en Afrique. Il criait la nuit pendant son sommeil ; il était extrêmement effrayé par les images terrifiantes qui le réveillaient en sursaut. La collègue psychiatre avait enfin définitivement écarté l’idée d’une quelconque psychose dissociative malgré le ralentissement psychique observé pendant les séances de suivi psychiatrique avec le jeune. Cette même collègue va tenter, à partir de ce mois de mai, de reconstituer l’histoire du vécu migratoire de Nzoto Ebéba pour comprendre le sens des symptômes qu’il présentait.

Une plongée dans les horreurs de la guerre

Lorsque je rencontre ce jeune à mon tour, en octobre 2000, il allait déjà relativement mieux même si l’aspect désorganisé de sa pensée était encore présent périodiquement. Grâce aux données recueillies par ma collègue et moi-même, j’ai pu enfin reconstituer son histoire de vie.

Nzoto Ebéba est né en 1982 en Angola d’un père originaire de ce pays et d’une mère qui était mi-zaïroise mi-rwandaise. A deux ans, sa mère divorce de son père et l’emmène au Zaïre. Elle va exercer le métier de commerçante et notre jeune patient va vivre avec sa mère jusqu’à ses seize ans et demi. En 1999, la mère de Nzoto Ebéba va trépasser accidentellement à cause d’une balle perdue dans ce grand pays qui est en guerre civile depuis près de quatre ans. Un homme qui connaissait la famille se propose alors de conduire le jeune adolescent chez son père en Angola grâce à l’argent que sa défunte mère avait laissé.

Lorsqu’ils rentrent en Angola, pays en guerre civile depuis plus longtemps, ils sont capturés par les soldats du MPLA [3] qui proposent de donner une formation militaire à Nzoto Ebéba pour l’envoyer ensuite au front. C’est pendant les quelques mois de détention dans le camp du MPLA qu’il verra les horreurs de la guerre avec ses corps mutilés, ses amputés, du sang et les morts vite enterrés. Le jeune sera choqué par ce spectacle inattendu et va peu a peu sombrer dans une sorte d’attitude de renonciation à la conscience (ou identité) pour se protéger contre la dépression qui suit ce type de traumatisme.

Nzoto Ebéba ne verra pas son père. La personne qui devait le conduire chez ce dernier va réussir à corrompre quelques officiers du MPLA et rebrousser chemin avec l’adolescent pour se retrouver à Brazzaville où il sera mis dans l’avion et abandonné à l’aéroport de Roissy sans repères.

Le travail intense de suivi psychothérapique que nous avons effectué pendant plus d’un an au Comède va progressivement permettre à ce jeune homme de reconstituer sa pensée, son identité, sa parole et lui donner envie de vivre, de se battre pour s’insérer dans la société par le biais d’un apprentissage professionnel et de la recherche d’un travail. Mais ce projet qui s’est formé, négocié et consolidé tout au long du suivi psychothérapique va se heurter aux difficultés et aux incohérentes des services socio-éducatifs qui n’arrivent pas à donner à ce jeune « survivant » les moyens de vivre comme un humain.

Aberrations socio-juridiques

Comme nous le savons tous maintenant, un mineur ne peut pas déposer de demande d’asile à l’OFPRA, il faut qu’il attende d’être majeur. Le SSAE, qui a rencontré Nzoto Ebéba à l’âge de dix-sept ans, va, conformément à la loi de protection des mineurs, interpeller l’aide sociale à l’enfance pour protéger le jeune. Mais ces deux institutions ne trouvent pas, pendant la minorité de Nzoto Ebéba, de foyer d’accueil pour les raisons cliniques évoquées précédemment.

Le Comède organise alors une concertation avec ces deux institutions pour proposer des solutions adaptées à l’état mental du jeune en rassurant les collègues sur l’absence de danger que représentent ses symptômes. Malgré tous ces efforts, l’adolescent va vadrouiller pendant plus d’un an sans domicile fixe, recueilli par des amis et quelques familles, puis rejeté par la suite par ses différents logeurs. La situation au niveau de l’ASE comme du SSAE était quasiment bloquée.

C’est lorsque Nzoto Ebéba va devenir majeur que le SSAE va réagir pour tenter de lui trouver un foyer d’hébergement pour jeunes majeurs. Un peu plus d’un an après qu’il se soit présenté aux institutions socio-éducatives, le SSAE va lui proposer un foyer de jeunes, géré par une association installée dans le village d’Abricourt. Cette association travaille avec l’ASE et reçoit les jeunes qui lui sont envoyés par elle.

Nzoto Ebéba va d’abord être mis dans une section pré-professionnelle ou sont testées ses capacités à s’intégrer à une activité professionnelle tout en lui proposant une remise à niveau. Il va faire des progrès considérables sur le plan de l’évolution personnelle et des acquisitions scolaires tout au long de l’année, à tel point qu’à la rentrée scolaire de 2001, une possibilité de rentrer dans une école de formation en peinture et en réfection intérieure dans le bâtiment lui sera proposée par l’association qui l’héberge.

Mais la prise en charge effective de ce jeune au niveau de l’école se heurte au refus délibéré des travailleurs socio-éducatifs de l’ASE de lui accorder un contrat jeune majeur qui lui permette d’aller faire des stages en entreprises. Actuellement, Nzoto Ebéba est coincé : d’une part, l’OFPRA n’a pas encore instruit son dossier ; d’autre part, l’ASE refuse de lui faire signer le contrat jeune majeur, retardant ou même compromettant sa professionnalisation. Ses résultats scolaires théoriques sont bons. L’association et l’école envisagent de le présenter à l’examen du CAP dans un an et demi. Mais, ne pouvant pas faire de stages pratiques en entreprise à cause de son inexistence juridique en France, Nzoto Ebéba va devoir attendre qu’un coup du sort décide de son avenir après ce long parcours du combattant de l’exil qu’il a déjà accompli.

Une absence de professionnalisme

Même après un peu plus d’un an de suivi psychothérapique, j’avoue ne pas connaître vraiment ce que ce jeune a pu réellement vivre dans le maquis angolais. Ce dont je suis sûr, c’est que Nzoto Ebéba présentait à son arrivée en France tous les symptômes ou réactions psychologiques courantes que l’on rencontre chez les personnes qui ont été victimes de tortures [4]. Je vais citer en vrac quelques symptômes qui sont apparus chez ce jeune en fonction de ce que l’on sait au niveau international.

Comme le stipule le document produit sous la houlette du HCR pour aider les médecins et autres psychologues chargés de soutenir la parole des demandeurs d’asile devant l’administration du pays d’accueil, « les victimes de la torture peuvent être sujettes à des images ou souvenirs récurrents qui leur font revivre leur expérience à l’état d’éveil ou, sous forme de cauchemars, à l’état de sommeil...  », c’est ce que les spécialistes appellent la re-traumatisation. Ce sont essentiellement ces productions oniriques re-traumatisantes qui ont provoqué le rejet dont notre jeune à été l’objet de la part de ses différents logeurs et même des institutions de protection des mineurs.

Nzoto Ebéba a également affiché un comportement d’évitement et de torpeur émotionnelle ; il a eu des difficultés de concentration, l’humeur déprimée, un désintérêt ou un émoussement du plaisir dans certaines activités, désintérêt qui d’ailleurs a autorisé l’ASE à ne pas aider ce jeune en évoquant son absence de projet d’insertion. Comme on le voit, tous les symptômes que Nzoto Ebéba a présentés sont des phénomènes archi-connus ou qui devraient l’être par tous les services ou institutions qui reçoivent les demandeurs d’asile, qui plus est s’ils sont mineurs.

L’indifférence affichée ou ce que j’appelle l’« absence de professionnalisme » des collègues dans le parcours de ce jeune n’est pas un fait unique. Beaucoup d’enfants traumatisés, esseulés, soumis au syndrome ou stress post-traumatique sont lâchés dans la nature à leur arrivée dans les pays du Nord. Ces jeunes, à l’instar de Nzoto Ebéba, sont à mon avis doublement en souffrance.

D’un côté, les autorités et les services officiels de reconnaissance du droit d’asile comme l’OFPRA et la Commission de recours des réfugiés (CRR) exigent d’eux qu’ils prouvent qu’ils ont vraiment été « victimes » de tortures et de persécutions dans leur pays d’origine ; de l’autre, lorsqu’ils affichent des symptômes aussi évidents que ceux que présentait notre jeune patient, ils sont traités comme des parias par l’ASE.

Soit ils sont considérés comme trop malades pour être protégés ou pris en charge, même s’ils bénéficient d’un suivi médico-psychologique aussi intense et qualifié que celui que leur donne le Comède, soit on multiplie les obstacles à une insertion dans une activité professionnelle narcissisante qui leur permettrait de sortir de leur état pathologique. Les raisons de ces entraves ont, dans certains cas, de forts relents racistes.

Une attitude méprisante

Je suis personnellement intervenu à plusieurs reprises auprès du SSAE et de l’ASE pour aider les collègues à mieux gérer l’insertion de ce jeune. Mais, si le SSAE est attentif à mes interventions et tente de venir en aide au jeune majeur, l’ASE affiche en revanche une attitude que je qualifierais de méprisante. Je me suis entendu répondre par une fonctionnaire en charge de ce dossier qu’il y avait dans Paris plusieurs enfants mineurs dans son état qui ne bénéficiaient d’aucune aide. Le souci principal, dans cette institution, n’est pas plus « l’aide sociale à l’enfance » que la protection des enfants mineurs en souffrance quelle que soit leur origine. On a l’impression que la protection de l’enfant « survivant » des guerres civiles devient une exception qui confirme la règle de la prise en charge.

En tant que clinicien, une telle situation n’est pas simple. Tout le travail de soutien psychothérapique d’un an avec ce jeune peut être complètement anéanti si un étayage socio-juridique n’en prend pas le relais. Ce jeune, que je trouve encore très fragile mais suffisamment motivé, peut déclencher de nouveau une dépression réactionnelle si tous les efforts qu’il a essayé de faire pour quitter la zone pathologique sont voués à l’échec pour une question de soutien social.

Je pense que toutes les personnes ou institutions associatives comme le Gisti ou le Comède qui sont impliqués dans le soutien et l’aide aux demandeurs d’asile, à la protection et à l’accompagnement des autres humains dans leur désir d’avoir une vie quelque peu meilleure dans les pays du Nord, ne doivent pas se décourager, ni baisser les bras. La tâche est longue, difficile voire répétitive, aussi éprouvante que celle qu’accomplissait Sisyphe dans l’épopée mythologique moderne de l’écrivain Albert Camus.

Mais, ne pouvons-nous pas imaginer que lorsque nous parvenons à sortir une seule personne des méandres de la pathologie et/ou de l’administration juridico-sociale, nous pouvons, dans ces moments, nous sentir aussi heureux que Sisyphe lorsqu’il a fini de pousser péniblement son gros caillou jusqu’au sommet de la montagne et qu’il le regarde rouler jusqu’en bas en savourant cet instant précis avec bonheur.

Qui sait, peut être sommes-nous les nouveaux Sisyphe de la santé, du juridique et du social ?




Notes

[1Veisse Arnaud : « Le COMEDE », in Maltraitance et Cultures, Revue internationale d’études transculturelles et d’ethnopsychanalyse clinique, Déméter, n° 3-4, 1999.

[2Nzoto Ebéba : mot de langue lingala (parlée dans les deux Etats du Congo et en Centrafrique) qui signifie « le malchanceux ».

[3MPLA : Mouvement Populaire pour la Libération de l’Angola.

[4Vignar M. et M. : Exil et torture, Paris, Denoël, 1989. ; Sironi Françoise : Bourreaux et victimes, psychologie de la torture, Ed Odile Jacob, 1999 ; Puget J. et coll. : Violence d’Etat et psychanalyse, Paris, Dunod, 1989.


Article extrait du n°52

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:58
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