Article extrait du Plein droit n° 52, mars 2002
« Mineurs étrangers isolés en danger »
Esclavage aux mille visages
Johanne Vernier
Etudiante en DEA de droit pénal et politique criminelle en Europe.
La définition de l’esclavage a été posée pour la première fois par la Convention de Genève du 25 septembre 1926 [1]. Elle s’est ensuite progressivement élargie, recouvrant les institutions et pratiques analogues à l’esclavage qui font de la personne humaine une chose. Mais le terme plus générique de « traite des êtres humains » qui est défini dans le protocole additionnel à la Convention des Nations Unies de Palerme de décembre 2000 [2] lui est de plus en plus préféré. Or, si la traite a nécessairement pour finalité l’esclavage, elle n’en est qu’un élément facultatif. Cette confusion ne favorise pas l’émergence d’outils universels de lutte contre ces deux phénomènes distincts.
Depuis son abolition en 1848, le droit français n’a fait de l’esclavage un crime contre l’humanité [3] qu’en 1994. Il a également symboliquement reconnu la réalité de la traite négrière et de l’esclavage perpétrés à partir du XVe siècle [4]. Mais, encore aujourd’hui, la France ignore l’existence d’un « simple » crime d’esclavage à l’encontre de victimes à titre individuel [5]. En l’absence d’un texte spécifique, il est alors fait recours à des « infractions-relais », textes généraux inévitablement mal adaptés, pour protéger le droit fondamental de l’individu à ne pas être réduit en esclavage [6]. Nous en donnerons des exemples plus bas.
En ce qui concerne les victimes de moins de dix-huit ans, a priori il ne s’agit pas de remédier au silence de la loi française mais de la faire appliquer. Même si la création d’une série d’infractions liées à l’esclavage et à la traite des êtres humains est souhaitable, des institutions et tout un arsenal juridique permettant de protéger les mineurs, quelle que soit leur nationalité et même en l’absence de papiers d’identité [7], existent d’ores et déjà : la brigade de protection des mineurs, le juge des enfants, le juge des tutelles, l’aide sociale à l’enfance, etc.
Un mineur isolé, étranger et sans représentant légal, est particulièrement vulnérable et devrait systématiquement bénéficier de la protection de l’Etat. Et pourtant, quel que soit le moment où il est « détecté », les dispositifs de protection se soldent par un échec. En effet, dans l’hypothèse où les mineurs étrangers arrivent dans un port, un aéroport ou une gare internationale, ils sont placés en zone d’attente. Ce placement devrait être l’occasion de les protéger des réseaux qui les ont dirigés vers la France. Or, on constate que, parmi ceux qui sont ensuite confiés à l’aide sociale à l’enfance (ASE) – ce qui n’est pas systématique –, nombreux sont ceux qui disparaissent suite à un coup de téléphone passé à un numéro appris par cœur ou griffonné sur un bout de papier. Des centaines de mineurs se retrouvent ainsi sans protection et peuvent être récupérés par des trafiquants.
C’est dans ce contexte que le Gisti a déposé une plainte contre X avec constitution de partie civile le 16 mars 2001, soupçonnant la présence de « rabatteurs » à la sortie de l’audience de maintien en zone d’attente (qu’on appelle l’audience du 35 quater) au tribunal de Bobigny en Seine Saint-Denis. Récemment, lors des débats parlementaires portant sur l’article 13 de la loi relative à l’autorité parentale, un député a déposé un amendement visant à permettre l’application du droit commun de la protection de l’enfance à tout mineur isolé placé en zone d’attente.
La garde des Sceaux, Marylise Lebranchu, a cependant demandé et obtenu le retrait de cet amendement considérant qu’« appliquer le droit commun de la protection de l’enfance à ces mineurs et les admettre sans condition serait donner un signal très dangereux aux trafiquants internationaux de toute espèce ». Nous pensons, bien au contraire, qu’une telle mise à l’écart de leur « marchandise », lèserait sérieusement les trafiquants en question.
Menace de représailles et fugues
Deuxième hypothèse : le mineur arrive en France par les frontières terrestres et ne passe donc pas par une zone d’attente. Il ne pourra alors être protégé qu’une fois « détecté » sur le territoire français. Une partie de ces mineurs entrent en France déjà sous l’emprise de réseaux de plus ou moins grande ampleur ; d’autres, qui arrivent seuls, risquent de toute façon de tomber rapidement sous leur coupe.
Or, le principal obstacle à leur protection est le manque d’information et de formation des acteurs sociaux et des services de police en général. S’y ajoute souvent un manque de volonté des pouvoirs publics qui tendent à considérer le mineur isolé davantage comme un délinquant réel ou potentiel que comme une victime : en 2000, sur 3378 mineurs déférés pour actes délictuels à Paris, 1174 étaient des mineurs isolés [8]. Il existe pourtant une obligation légale de signaler un enfant en danger. Mais, quand ce signalement est pris en compte, malgré les réticences face à l’absence de preuve de l’identité du jeune, le processus de protection ordinaire ne parvient pas à libérer l’enfant de la menace de représailles qui pèse sur lui. Tribunaux et foyers d’accueil sont alors dépassés par le problème des fugues. Il paraît donc urgent de créer des centres d’accueil sécurisés prenant en compte la spécificité des victimes. Un de ces centres devrait ouvrir à Paris, en partenariat avec la préfecture dans le cadre des contrats locaux de sécurité ; il ne proposerait cependant que cinq places et sa mission est encore floue. La grande difficulté, pour les associations, est de mettre immédiatement à l’abri un mineur victime qui demande à être aidé. Des solutions de fortune sont mises en place pour les cacher à défaut de réponses rapides apportées par les pouvoirs publics.
Sous la pression des associations, une mission parlementaire d’information sur les diverses formes d’esclavage moderne a été constituée en avril 2001. Dans son rapport, rendu public le 12 décembre 2001 [9], la mission estime que 78 % des hommes et 60 % des femmes prostitués à Paris sont étrangers. De son côté, l’association Les Amis du Bus des Femmes évalue à une centaine le nombre de mineurs victimes de cette exploitation à Paris. Selon la mission, des filières africaines leur offriraient le billet d’avion, de faux papiers, et les achemineraient depuis l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale. L’association précitée parle de fillettes âgées de huit, dix ou quatorze ans.
D’autres filières, albanaises cette fois et acheminant les mineures depuis les pays de l’Est, seraient des organisations familiales ou des réseaux internationaux plus ou moins bien organisés. Il existerait des marchés aux esclaves, comme l’Arizona Market en Bosnie, et des camps de dressage [10] des victimes les plus réticentes. Notons qu’il n’est pas toujours évident de deviner l’âge des victimes (absence de papiers, perte de la notion du temps…) lorsqu’elles ne semblent pas très jeunes mais seulement jeunes.
Même si elle est souvent le résultat d’une filière de prostitution, l’exploitation sexuelle peut aussi être la conséquence d’une « reconversion de la marchandise » par les trafiquants comme cela a été le cas cet été 2001 pour les enfants roumains, âgés en général de neuf ou dix ans et toujours de moins de seize ans, d’abord victimes d’une délinquance organisée (le pillage des horodateurs étant devenu infructueux). La police en a dénombré cent quarante ; d’autres sources parlent de deux cents à trois cents. Parfois, de jeunes errants sont contraints de se prostituer pour survivre et tombent sous la coupe de trafiquants. A Marseille, ces jeunes errants sont âgés pour la plupart de moins de quatorze ans et sont au nombre de cinq cents ou six cents selon les associations.
Des textes non appliqués
Devant l’inefficacité du mécanisme de protection de l’enfance en danger, flagrante en l’espèce, on aurait pu s’attendre à ce qu’une action existe au moins sur le terrain spécifique de la lutte contre l’exploitation de la prostitution. L’article 34 de la Convention internationale des droits de l’enfant du 20 novembre 1989 prévoit en effet que « les Etats parties s’engagent à protéger l’enfant contre toutes les formes d’exploitation sexuelle et de violence sexuelle ».
Selon cette convention, d’ailleurs, un enfant ne se prostitue pas, il est réduit en esclavage sexuel que ce soit par le proxénète ou par le client. En France, les peines sanctionnant le proxénétisme sont alourdies [11] si un mineur est en cause. Mais la police préfère généralement démanteler les filières plutôt que de soustraire immédiatement les mineurs à l’emprise des proxénètes.
Par ailleurs, une mesure visant à réprimer le client d’une personne prostituée âgée de moins de dix-huit ans est en discussion au parlement ; jusqu’à présent le droit pénal ne sanctionnait que le client d’un mineur de moins de quinze ans [12], point de départ de la « majorité sexuelle ». La création de cette infraction pourrait constituer une avancée sous réserve qu’elle soit effectivement réprimée. Pour l’instant, le texte concernant les moins de quinze ans n’est pas appliqué : seules cinq condamnations ont eu lieu en 2000 [13].
Il existe également des instruments juridiques organisant la protection des victimes de l’exploitation sexuelle qui mériteraient d’être renforcés. En 1960, la France a ratifié la Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui de 1949. En outre, les pouvoirs publics ont prévu la création de services de prévention et de réadaptation sociale (SPRS), dans chaque département, ayant pour mission « de rechercher et d’accueillir les personnes en danger de prostitution et de leur fournir l’assistance dont elles peuvent avoir besoin » [14]. L’objectif était de protéger en particulier les mineurs [15]. Or, à ce jour, il n’existe au sens strict que quatre SPRS (financés au titre des centres d’hébergement et de réadaptation sociale) exclusivement sous gestion associative, et dont les statuts prévoient rarement l’accueil des mineurs.
Enfin, les moyens financiers mis en œuvre en 2001 : 5 335 716 euros [16] ont servi au financement des associations et structures en charge de la prostitution, et 899 449 euros [17] à celui de projets ponctuels. Le chiffre d’affaire réalisé grâce à l’exploitation de la prostitution est quant à lui estimé à 1 524 490 200 euros [18] par an…
Dans la Convention de Genève relative à l’esclavage et à la traite du 7 septembre 1956, la servitude pour dette est considérée comme une institution ou une pratique analogue à l’esclavage. Elle consiste en une aliénation temporaire de l’individu débutant par la constitution d’une dette et s’achevant par son remboursement. Il peut s’agir d’étrangers contraints de travailler dans des ateliers clandestins afin de rembourser la dette qu’ils ont contractée auprès de passeurs.
La mission parlementaire fait part du caractère particulièrement étendu et structuré des réseaux chinois. Le mécanisme d’asservissement suit un schéma classique et connu. Des mafias font passer des ressortissants chinois en France en échange de sommes exorbitantes (environ 20 000 euros [19]). Une fois arrivés, ils subissent des conditions de travail et d’hébergement déplorables durant des années afin de rembourser le prix de leur passage.
Pour lutter contre ces formes d’asservissement, il paraît indispensable de renforcer les moyens matériels des inspecteurs du travail qui ont déjà le droit de s’introduire dans les entreprises et de verbaliser. Il faudrait aussi responsabiliser les donneurs d’ordres et les obliger à prouver que la charge de travail demandée est réalisable au regard des effectifs déclarés et des moyens techniques disponibles. Sont ici applicables les articles réprimant les infractions condamnant le travail dissimulé [20] et l’emploi des étrangers sans titre de travail ( [21].
L’esclavage domestique, autre forme d’exploitation
Le comité de lutte contre l’esclavage moderne (CCEM) définit l’esclavage domestique comme la fourniture d’un travail (ménage, soin des enfants) au domicile de l’esclavagiste sans contrepartie financière ou avec une contrepartie dérisoire [22], dans un contexte privatif de liberté : confiscation des papiers d’identité [23], séquestration et isolement (familial et/ou culturel), conditions d’hébergement et de travail contraires à la dignité humaine. A cette liste non exhaustive, s’ajoutent des violences de toute sorte [24].
Depuis 1994, le CCEM a répertorié trois cents cas avec dépôt de plainte. 80,5 % des esclaves recensés étaient en situation irrégulière lors des faits et un tiers étaient mineurs lors de leur arrivée en France [25]. La plupart avaient entre huit et quinze ans au moment de leur entrée sur le territoire français.
Afin de poursuivre les esclavagistes, le CCEM a recours au délit consistant à soumettre un individu à des conditions de travail et d’hébergement contraires à la dignité humaine en abusant de sa vulnérabilité ou de sa situation de dépendance. Cette infraction vient s’ajouter à celles de séquestration et d’atteintes portées à l’intégrité physique de la victime.
Plusieurs obstacles empêchent une répression effective des esclavagistes. Tout d’abord, l’immunité de juridiction permet à 2 % des « employeurs » (diplomates) d’échapper à la justice française. Ensuite, il est très difficile de réunir les preuves d’un esclavage confiné à la sphère privée et de convaincre les victimes, exposées à des représailles, de porter plainte. Enfin, les textes invoqués laissent seulement trois ans [26] à partir de la constitution des délits pour agir ; au-delà, les auteurs ne peuvent plus être poursuivis. Or, la quasi-totalité des victimes ne sont prise en charge par le CCEM qu’à leur majorité, bien souvent après ce délai. La mission parlementaire soutient la proposition du CCEM d’élargir, au profit des mineurs victimes de conditions de travail et d’hébergement contraires à la dignité humaine, la mesure appliquée aux mineurs victimes de violences sexuelles qui consiste à faire courir le délai de prescription à compter de la majorité.
La mission parlementaire met l’accent sur la protection de la victime en envisageant de lui donner un statut. Des mesures de protection (témoignage anonyme, changement d’identité, centres d’accueil sécurisés) sont préconisées afin d’encourager le dépôt de plainte ou les déclarations de la victime. Le choix serait laissé à la victime de rester en France ou de retourner dans son pays d’origine, avec un accueil et un suivi spécialisés sur place. Si la victime décidait d’aider la justice et la police, un titre de séjour temporaire de six mois renouvelable lui serait accordé, avec la possibilité d’être définitivement régularisée quelle que soit l’issue des poursuites. Qu’en est-il des victimes qui refusent de porter plainte craignant des représailles à l’égard de leur famille restée au pays, ou qui ont besoin de temps avant de pouvoir le faire ? Les propositions de la mission parlementaire font l’impasse sur cette question.
Il demeure néanmoins regrettable que ne soit jamais dénoncé le lien entre l’esclavage et la politique migratoire actuelle de l’Etat français. C’est la fermeture des frontières qui produit la catégorie juridique des sans-papiers, victimes potentielles des trafiquants qui utilisent l’irrégularité de leur situation pour les enchaîner.
Le Comité contre l’esclavage moderne
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Notes
[1] L’esclavage y est définit comme étant « l’état ou la condition d’un individu sur lequel s’exercent les attributs du droit de propriété ou certains d’entre eux ».
[2] Elle vise à « prévenir, réprimer et punir la traite des pers0nnes, en particulier des femmes et des enfants », mais n’a pas encore été ratifiée par la France.
[3] C’est une infraction imprescriptible figurant à l’article 212-1 du nouveau code pénal (NCP).
[4] Loi du 21 mai 2001.
[5] Une proposition de loi créant le crime de traite des êtres humains a été votée en première lecture à l’Assemblée nationale le 24 janvier 2002.
[6] Article 4-1 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950.
[7] Les mineurs ne peuvent être éloignés du territoire français.
[8] Chiffres fournis par Y. TALLEC, premier substitut au parquet des mineurs de Paris.
[9] Ce rapport est disponible sur le site de l’Assemblée nationale : www.assemblee-nat.fr
[10] Cela peut parfois être tout simplement les maisons closes d’un pays réglementariste.
[11] Article 225-7 NCP.
[12] Article 227-26 NCP.
[13] Chiffre fourni par la Commission parlementaire précitée lors de la Conférence de presse du 13 décembre 2001.
[14] Ordonnance n°60-1246 du 25 novembre 1960.
[15] Cela apparaît dans l’introduction (le rapport au président de la République) de l’ordonnance n° 60-1246 du 25 novembre 1960.
[16] 35 millions de francs.
[17] 5,9 millions de francs
[18] 10 milliards de francs
[19] 120 000 à 150 000 francs
[20] Articles L 324-9 et L 324-10 du code du travail.
[21] Articles L 341-2 et suivants du code du travail.
[22] 73 % des esclaves recensés n’ont touché aucun salaire.
[23] 95 % des esclaves recensés ont vu leurs papiers confisqués.
[24] Violences psychologiques (100 %), physiques (69 %) et sexuelles (25 %).
[25] 27 % ont été recrutés par des agences, 66 % par leur employeur et seulement 0,8 % sont arrivés seuls en France.
[26] Prescription de droit commun.
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