Article extrait du Plein droit n° 57, juin 2003
« Une Europe du rejet »

Contours d’une politique sécuritaire

Didier Bigo

Maître de conférences des Universités à l’IEP Paris, rédacteur en chef de Cultures et Conflits, chercheur associé au CERI, centre d’études et de recherches internationales
Au-delà des controverses et oppositions politiques, c’est une même vision étroite d’une politique sécuritaire commune qui se dégage des différents sommets européens. Or, la notion de sécurité n’est pas réductible à une vision policière mais passe forcément par un renforcement des garanties juridiques données aux individus.

A l’heure actuelle, malgré les rhétoriques politiques anglaises, espagnoles, suédoises ou françaises, nous assurant de leur complémentarité, il n’existe pas d’harmonisation européenne, au sens d’un projet commun vers lequel on convergerait, et il existe encore moins une politique sécuritaire suffisamment large et cohérente pour remplir son rôle.

Les sommets de Laeken comme de Séville ont montré à quel point les hommes politiques actuels ont une vision contradictoire et étroite des enjeux. Les contradictions portent sur tant de points que, pour ne citer que les plus flagrantes, on peut relever une politique différente à l’égard des pays du Sud que l’on cherche à enrôler dans la surveillance de leurs citoyens ou à maintenir comme clients privilégiés, une attitude radicalement différente sur les compétences d’Europol, d’Eurojust, de l’Olaf et de leurs liens avec les États-Unis, une croyance différente dans les capacités de contrôles aux frontières, y compris via des technologies sophistiquées…

Mais, derrière ce nuage de contradictions, on a surtout une vision très étroite des enjeux qui est, là, commune à l’ensemble des professionnels de la sécurité ; vision qui, à l’échelle transnationale, irrigue les discours et pratiques sur ce qu’est la sécurité au-delà des controverses politiques droite-gauche. C’est ce point que nous voudrions développer. Une politique de sécurité devrait comporter différents volets que l’on peut regrouper ainsi :

Une politique de lutte contre les risques d’infiltration d’organisations clandestines de type Al Qaeda menées par des services de renseignements ; une politique de lutte contre la grande criminalité (sans oublier la lutte contre la corruption financière et politique) et une politique de prévention et de répression à l’égard du trafic de drogue (en se centrant sur les drogues ayant des effets létaux reconnus comme le crack) menées par des services de police criminelle et des magistrats ; une politique de sécurité publique en matière urbaine qui ne vise pas simplement à déplacer la délinquance ailleurs mais à prendre les mesures structurelles nécessaires à une prévention et à une diminution à long terme (politiques menées par des services de police locaux ou/et privés).

  • Une politique de lutte contre les trafics de personnes assortie d’une politique des droits de l’homme renforcée pour venir en aide aux victimes de ces trafics au lieu de les criminaliser (services aux frontières avec présence d’ONG) ; une politique de contrôle aux frontières qui soit cohérente quel que soit le type de frontières (aériennes, portuaires ou terrestres) et surtout quels que soient les étrangers qui s’y présentent (pas de discrimination ethnique, présence d’ONG, d’avocats et de magistrats permettant aux individus de connaître leurs droits concernant les possibilités de migration légale ou d’asile au lieu de la mise en place de camps pour étrangers aux frontières).
  • Une politique de la gestion des flux migratoires allant au-delà de la période des trois mois permis à la majorité des touristes avec une réflexion de fond sur les modalités de l’irrégularité d’un pays à l’autre (l’essentiel des irréguliers venant d’un séjour prolongé au-delà des trois mois du visa national ou Schengen et non d’un franchissement illégal des frontières).

Une véritable citoyenneté européenne

Une activité législative bien plus intense concernant les politiques de l’emploi, du travail et de l’économie, du social afin de réintégrer ces ministères dans les discussions sur le besoin migratoire de l’Europe, ainsi que les garanties juridiques à donner aux résidents de pays-tiers au sein de l’Union européenne ; une politique de libre circulation des frontières à l’intérieur de l’Union favorisant un sentiment commun d’appartenance européenne telle qu’elle avait été émise au début des années 1980 avant d’avoir été pervertie par les accords coercitifs de Schengen instituant, non des mesures compensatoires mais des mesures attentatoires à cette liberté ; une politique instituant, à travers la charte européenne, un droit de circuler et de manifester dans le respect de l’ordre public lorsque les décisions sont prises à l’échelle de l’Union ; une politique d’ouverture à l’égard des candidats de l’Union afin d’accroître les solidarités européennes et le sentiment d’appartenir au même espace, au lieu de la tentation de leur faire supporter les coûts politiques et psychologiques d’une politique hautement coercitive à l’égard de ceux qui veulent franchir les frontières extérieures de l’Union ; une politique de développement des droits de ceux résidant dans l’espace de l’Union et la constitution d’une véritable citoyenneté européenne renforçant les garanties juridiques des plus faibles et des plus exploités, quelle que soit leur nationalité d’origine.

  • Une réflexion prospective à long terme sur les inégalités de développement, les échecs passés et présents des politiques sécuritaires uniquement coercitives (policières ou/ et militaires), le développement de normes internationales communes permettant de réduire les sentiments d’injustice et de révolte, la mise en place de régulations sociales ouvrant à plus de solidarité avec les individus les plus démunis, qu’ils habitent à l’intérieur de l’Union ou en dehors de celle-ci, dans les pays voisins.

Cet inventaire rapide montre que la notion de sécurité n’est pas réductible à une vision policière qui est celle des acteurs politiques les plus populistes (et que les policiers de terrain en charge de son application refusent au profit justement d’une vision plus large). La notion de sécurité passe obligatoirement par un renforcement des garanties juridiques données aux individus et une diminution du pouvoir de décision des administrations au nom de l’urgence ou de la rapidité. La vitesse n’a pas à conduire la politique. La notion de sécurité passe aussi obligatoirement par une conception qui prenne en compte l’individu comme sujet ayant des droits et qui intègre l’éthique et la responsabilité (au lieu du cynisme et de la souveraineté) à l’échelle européenne et mondiale. C’est donc sur ces volets où sécurité se concilie avec liberté qu’il faut mettre l’accent. Malheureusement la tendance actuelle est inverse.

Sous l’influence des lobbys de l’armement et des marchés privés faisant de l’ (in) sécurité leur profit, sous l’influence des nostalgiques de la guerre froide à la recherche de nouveaux ennemis et transformant le phénomène social migratoire en une guerre contre les immigrés (de couleur), sous l’influence d’une situation prolongée de crise économique et sociétale générant des situations de détresse et d’incertitude, de peur, de malaise à l’égard de l’avenir, un certain nombre d’entrepreneurs politiques établis ou non, de droite ou d’une certaine gauche se lancent dans des discours réducteurs où la sécurité n’est plus que l’affaire de la police et de l’administration (en excluant souvent les juges eux-mêmes des postes où ils sont garants des libertés). On voit même se profiler à l’horizon des discours de militarisation de la sécurité intérieure qui en disent long sur l’exagération de la menace où chaque jeune vivant dans un quartier démuni devient, contre tout bon sens, un Ben Laden en puissance.

Le danger de la radicalisation

Ces discours et pratiques de militarisation de la sécurité sont inefficaces sur le long terme et ils mettent en danger la sécurité elle-même. A force de désigner des groupes sociaux comme ennemis potentiels, on finit par les radicaliser, qu’il s’agisse des jeunes dans les quartiers démunis, des manifestants lors des sommets de l’Union, des migrants et demandeurs d’asile, et une dynamique sociale de conflit artificiellement fabriqué peut émerger des soi-disant mesures de sécurité, si celles-ci sont incohérentes et transforment tout conflit social en logique de guerre.

La naïveté et l’irréalisme sont clairement du côté des politiques cyniques à courte vue et non du côté des politiques éthiques réconciliant droit des individus et sécurité personnelle et collective.

On peut éviter l’arbitraire qui existe dans les zones d’attente aux frontières (de nos aéroports, de nos ports, de nos gares) en réhabilitant les droits, en refusant que des mineurs isolés étrangers soient d’abord étrangers et donc privés des recours et droits s’ouvrant à ceux qui résident sur le territoire français, et simplement ensuite des enfants fuyant des situations de conflits.

On peut laisser entrer des ONG, des avocats, des parlementaires dans ces zones d’attente ou centres de rétention à tout instant au lieu de masquer ce qui s’y passe, et que l’on découvre ensuite sous forme de scandale (viols de jeunes femmes, personnes enfermées dans un chenil faute de place).

On peut, au lieu de fermer Sangatte en espérant ainsi rendre moins visible la détresse humaine, et en demandant aux Anglais d’être plus « durs » avec les demandeurs d’asile, exiger au contraire de ces derniers qu’ils appliquent la libre circulation à l’intérieur de l’Union européenne et mettent fin à cette contradiction d’une frontière extérieure Schengen au sein de l’Union qui attrape comme dans une nasse les personnes cherchant un refuge.

On peut aussi être en France plus souples, c’est-à-dire plus humains dans les critères d’attribution de l’asile afin de soulager la misère de ces personnes kurdes ou afghanes qui fuient des conflits où nous avons notre part de responsabilité, et qui ne risquent pas leur vie en entrant sous le tunnel sous la Manche ou en prenant des embarcations de fortune uniquement pour le plaisir de gêner les passagers ou de faire baisser les actions d’Eurotunnel.

Responsabilité globale, humanité, libre circulation sont les valeurs européennes sur lesquelles il faut fonder une politique de sécurité car éthique et efficacité vont de pair. Les autres politiques dites sécuritaires nous entraînent tout droit vers l’insécurité, la guerre et la tentation autoritaire. ;



Article extrait du n°57

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:58
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