Article extrait du Plein droit n° 63, décembre 2004
« Petits arrangements avec le droit »

Réforme du contentieux : technique ou politique ?

Pascal Giovanni

Juriste.
Le 1er janvier 2005, le contentieux de l’appel des reconduites à la frontière sera définitivement transféré aux cours administratives d’appel1. Maintes fois annoncé mais maintes fois reporté en raison de l’encombrement de ces juridictions, ce transfert se présente, a priori, comme une réforme technique. A l’inverse, la réforme du contentieux de l’expulsion qui a été opérée par le décret du 2 septembre 2004, est le fruit d’une préoccupation politique plus marquée. Pourtant, et de manière paradoxale, l’impact – négatif – de la première de ces réformes pourrait être bien plus sensible que celui de la seconde. Dans les deux cas, les droits des étrangers dans le cadre de la procédure contentieuse ne sortent, une fois de plus, pas renforcés.

Lors de la création des cours administratives d’appel, par la loi du 31 décembre 1987, il avait été prévu de procéder par étapes pour opérer, à compter du 1er janvier 1989, le transfert du contentieux de l’appel, qui relevait auparavant du seul Conseil d’État. Dans un premier temps, le contentieux des étrangers était resté presque totalement à l’écart de ce transfert, qui ne concernait que les recours de « plein contentieux » [1]. En effet, le contentieux des étrangers est essentiellement un contentieux de « l’excès de pouvoir », qu’il vise à l’annulation d’un refus de séjour ou d’un arrêté de reconduite à la frontière. La deuxième étape du transfert, opérée en 1995, a donné une compétence de principe aux cours administratives d’appel. C’est dans ce cadre que ces dernières ont désormais à connaître des appels en matière de refus de séjour. Mais il restait une exception de taille : l’appel contre les décisions rendues en matière de reconduite à la frontière, où demeurait la compétence d’appel du Conseil d’État.

A compter du 1er janvier 2005, le contentieux de la reconduite à la frontière sera aligné sur le droit commun des voies de recours : appel devant les cours, et cassation devant le Conseil d’État. Cette réforme, comme on l’a dit, avait été prévue dès l’origine. Mais pendant longtemps, la situation d’encombrement devant les cours était telle qu’il n’est pas apparu possible de leur transférer ce contentieux quantitativement très important. Fallait-il également y voir le souhait, pour le Conseil d’État, de garder la « haute main » sur un contentieux sensible ? C’est difficile à dire, mais l’on peut en tout cas affirmer que, dans la période récente, cette préoccupation, à supposer qu’elle ait existé, avait totalement disparu, pour faire place à l’agacement du Conseil face à une charge contentieuse considérée comme de plus en plus lourde et de moins en moins justifiée.

De manière générale, et alors même que sa situation contentieuse s’est fortement améliorée au cours des dernières années, le Conseil d’État considère que le droit des étrangers a atteint, dans le total de son activité contentieuse, un poids disproportionné [2]. Il représentait, en 2003, 36 % de son activité contentieuse, répartie en trois éléments : la cassation de la commission de recours des réfugiés, le contentieux en premier et dernier ressort des refus de visas, et l’appel des reconduites à la frontière. Pour en limiter le poids, le Conseil avait déjà obtenu la réforme du contentieux des visas instaurant, avant de pouvoir introduire un recours devant lui, l’obligation de former un recours préalable devant une commission administrative.

Effets collatéraux

C’est également le Conseil qui a été à l’origine du transfert définitif du contentieux de la reconduite aux cours administratives d’appel. Contrairement à ce qui a pu se produire pour d’autres réformes, et notamment celle, toute récente, du contentieux de l’expulsion, le ministère de l’intérieur n’a pas, en l’espèce, eu de rôle particulier. Est-ce à dire que cette réforme, dont rien n’indique qu’elle soit empreinte d’arrière-pensées, sera sans conséquence notable pour les droits procéduraux des étrangers ? De solides raisons incitent à en douter.

Les effets collatéraux de cette réforme sont nombreux. Une partie sont certains, d’autres probables. Le premier de ces effets tient aux délais de jugement. Au cours de l’année 2003, le délai moyen de jugement devant le Conseil d’État était d’un peu plus de dix mois. Dans le même temps, le délai de jugement devant les cours était trois à quatre fois supérieur. Autrement dit, avec le transfert aux cours, le délai d’appel ne se comptera désormais plus en mois, mais en années, comme c’était le cas dans les années 1990. Belle régression dans le droit à un recours effectif.

Le second de ces effets tient à l’accès aux procédures d’appel. Aucune dispense de ministère d’avocat n’ayant été prévue, c’est la règle générale qui s’appliquera désormais : obligation du ministère d’avocat en appel, alors que ce n’était pas le cas devant le Conseil d’État. Certes, il ne faut pas exagérer l’intérêt réel que représente la dispense du ministère d’avocat. L’expérience montre que, hors le cas où elles disposent de l’appui d’une association (et peu nombreuses sont celles qui, en raison des moyens humains que cela nécessite, peuvent gérer des procédures contentieuses) ou d’une expérience personnelle en matière juridique, les personnes qui forment elles-mêmes leur recours ont les plus grandes difficultés à obtenir satisfaction. Par ailleurs, l’effet d’éviction des classes moyennes traditionnellement observé lors de l’extension du ministère d’avocat [3] ne devrait que peu jouer dans le contentieux des étrangers, qui concerne généralement des personnes avec des ressources faibles, et qui seront, le plus souvent, éligibles à l’aide juridictionnelle. Il reste que, dans tous les autres domaines du contentieux, le ministère d’avocat obligatoire a fait baisser le nombre des recours enregistrés.

La tentation de traitements expéditifs

On peut également redouter des effets indirects de ce transfert, liés à la différence sensible entre la situation concrète des cours et celle du Conseil. Malgré l’augmentation importante du nombre de magistrats des tribunaux et des cours pendant la dernière décennie, la pression contentieuse continue à être extrêmement forte sur les juridictions de première instance et d’appel. Dans ce contexte, se développe, depuis quelques années, une culture « productiviste », qui tend à mettre au second plan les préoccupations qualitatives, et rechercher, au sein du contentieux, des niches permettant de mettre en œuvre des traitements plus ou mois expéditifs pour « sortir » des requêtes. La possibilité, récemment instaurée, de rejeter directement par ordonnance, et sans audience ou procédure contradictoire, des requêtes « manifestement insusceptibles » d’infirmer la décision de première instance, et qui s’apparente, de fait, à un filtrage des requêtes d’appel, avait été peu utilisée par le Conseil d’État. Mais, comme cela a été indiqué, la pression contentieuse qui s’exerce sur les cours, même si elle s’est un peu allégée au cours des dernières années, reste sans commune mesure avec celle du Conseil d’État. La tentation d’user abondamment du rejet par ordonnance, très peu encadré, sera beaucoup plus forte dans les cours que devant le Conseil. Par ailleurs, il faut rappeler que, devant le Conseil d’État, beaucoup d’affaires de reconduite à la frontière étaient jugées en formation collégiale. Pour des raisons de moyens, le recours au juge unique risque d’être plus systématique dans les cours.

Enfin, mais, sur ce point, il faut davantage parler d’interrogations que de craintes, le transfert de l’appel aux cours aura inévitablement des effets sur l’unité de la jurisprudence. Dans la mesure où beaucoup de points essentiels, et notamment l’appréciation de l’atteinte à la vie privée et familiale, relèveront, selon toute probabilité, de l’appréciation souveraine des juges du fond [4], il y a fort à parier que se développeront des jurisprudences un peu différentes d’une cour à l’autre. Toutefois, cette évolution peut aussi bien s’avérer positive que négative. En effet, de manière générale, l’appréciation du Conseil d’État sur l’atteinte portée à la vie privée et familiale restait assez en retrait par rapport aux juges de première instance. Ces derniers, sans doute plus au fait des conséquences concrètes de leurs décisions, étaient en général plus prompts à annuler les décisions pour méconnaissance de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme [5]. Il reste à voir de quel côté pencheront les cours.

A l’inverse de la réforme de l’appel des jugements rendus en matière de reconduite à la frontière, qui, malgré son caractère essentiellement technique, pourrait avoir des conséquences importantes, la réforme du contentieux de l’expulsion par le décret du 2 septembre 2004, d’inspiration beaucoup plus politique, devrait avoir des effets limités. Elle se contente, en effet, de donner compétence au tribunal administratif de Paris pour connaître de l’ensemble de ce contentieux, jusque là réparti sur l’ensemble du territoire. Officiellement, cette réforme a pour but d’harmoniser la jurisprudence en la matière. En réalité, elle constitue l’épilogue peu glorieux d’une expédition punitive du ministre de l’intérieur contre les tribunaux administratifs, accusés d’être insuffisamment sensibles aux exigences de l’ordre public.

A l’origine de cette mini-réforme, « l’affaire » Bouziane. Le 26 avril 2004, le président du tribunal administratif de Lyon suspend l’arrêté d’expulsion contre l’imam Bouziane. Ce dernier, suspecté par les services de police de liens avec une branche extrémiste du mouvement islamiste (la mouvance « salafiste »), a fait l’objet d’un arrêté d’expulsion du ministre de l’intérieur. L’affaire connaît un certain retentissement lorsque l’intéressé donne une interview à un magazine lyonnais, dans laquelle il justifie notamment les violences conjugales. Différentes autorités exécutives, et notamment le ministre de l’intérieur, s’engagent à ce que l’intéressé soit effectivement expulsé du territoire français, ce qui est fait le 20 avril 2004. Mais le 26 avril suivant, le président du tribunal administratif de Lyon, estimant que les justifications produites par le ministère de l’intérieur pour prouver les liens entre l’intéressé et la mouvance islamiste radicale sont insuffisantes, et qu’il existe un « doute sérieux » sur la légalité de cet arrêté d’expulsion, en suspend l’exécution, ce qui entraîne le retour de l’imam Bouziane sur le territoire français.

La décision du tribunal administratif de Lyon suscite la plus grande irritation chez le ministre de l’intérieur, qui estime que la dangerosité de l’expulsé était amplement prouvée par une série de « blancs » [6] des renseignements généraux. Il en tire la conséquence qu’une réforme immédiate du contentieux administratif de l’expulsion s’impose. Ses services se mettent au travail, et de premières « pistes de réflexion » sont avancées quelques jours. Les premières hypothèses de réforme semblent le résultat d’un véritable « Jurassic Park » juridique : les concepts fossilisés de l’État de police sont ressuscités en éprouvette ! Ainsi, le ministre évoque, dans une interview au Figaro du 13 mai 2004 la possibilité d’échanger avec le juge des « informations confidentielles », c’est-à-dire non communiquées à la personne qui fera l’objet de l’expulsion. Il s’agit, ni plus ni moins, d’abolir le principe du contradictoire. Est encore étudiée l’hypothèse de faire des arrêtés d’expulsion des « actes de gouvernement », c’est-à-dire des décisions insusceptibles de tout recours juridictionnel, comme elles l’étaient au XIXe siècle.

Le 19 mai, à l’Assemblée nationale, le ministre semble revenu à des ambitions plus modestes. Il se borne désormais à souhaiter que « le juge des arrêtés ministériels d’expulsion soit le Conseil d’État, afin de mieux concilier la défense des droits individuels et les impératifs de l’État républicain  » et à « inclure dans l’ordonnance de 1945 les incitations aux violences contre les femmes  ». La justification du transfert au Conseil d’État du contentieux des arrêtés d’expulsion, qui serait une des premières mesures de ce type depuis la création, en 1953, des tribunaux administratifs, est peu claire. L’explication officielle, donnée notamment le 3 juin 2004 par des membres du cabinet du ministre est que cette réforme a été élaborée « à la suite de décisions divergentes adoptées sur les demandes de suspension de trois imams (…) par les tribunaux administratifs de Lyon, de Melun et de Rennes  », et alors qu’il se serait agi de trois cas identiques. Mais il ne peut échapper à personne que cette réforme est d’abord un signe de défiance à l’égard des juges de première instance, qui viennent d’infliger un camouflet au ministre de l’Intérieur.

Les réactions ne se font pas attendre. Dès la mi-juin, plusieurs associations, dont le Saf (syndicats des avocats de France), le Gisti et la Ligue des droits de l’homme, tiennent une conférence de presse commune contre le projet de réforme. Dans les tribunaux administratifs, la mobilisation atteint également un niveau tout à fait inhabituel pour ce milieu. Les organisations syndicales de magistrats administratifs expriment leur opposition à la réforme. A l’initiative du syndicat majoritaire, le SJA, dix-huit sections de tribunaux ou de cours d’appel adoptent des motions qui critiquent, dans des termes parfois très vifs, la réforme projetée [7]. Il est notamment rappelé que le ministre de l’intérieur n’a aucun titre pour proposer une réforme de la justice, et que ce projet de circonstance suscite une « totale incompréhension » et constitue une « grave marque de défiance ».

Surpris par l’ampleur de ces réactions, le ministre de l’intérieur souhaite faire machine arrière. Mais pour ne pas perdre la face, il s’accroche au principe d’une juridiction unique en matière de contentieux des expulsions. Le transfert de l’ensemble de ce contentieux au tribunal administratif de Paris lui donne finalement un « os à ronger ». Et c’est ainsi qu’est finalement adoptée une réforme inutile, mais (à peu près) inoffensive. C’est sur d’autres terrains que le ministre de l’intérieur obtiendra satisfaction. L’ordonnance de 1945 est modifiée selon le souhait exprimé par le ministre, pour créer un nouveau cas d’expulsion. Et dans l’affaire Bouziane, le Conseil d’État donne finalement raison au ministre, en annulant, par un arrêt du 4 octobre 2004, l’ordonnance du juge des référés du tribunal de Lyon. Le Conseil d’État estime que le premier juge a « dénaturé » les pièces du dossier, en estimant que les documents des renseignements généraux n’établissent pas les faits reprochés à l’imam Bouziane. En langage courant, cela signifie que le juge aurait fait une lecture non seulement inexacte, mais manifestement aberrante des pièces du dossier. Mais l’évidence des preuves apportées par les services de police n’a pas frappé tous les membres du Conseil d’État de la même manière. Car, devant ce même Conseil d’État, le commissaire du gouvernement, Mattias Guyomar, avait conclu au rejet du pourvoi du ministre de l’intérieur. Il avait relevé « la très faible consistance » des documents produits par le ministre. La confiance dans la police n’est plus ce qu’elle était… ;




Notes

[1C’est-à-dire, pour l’essentiel, le contentieux tendant à obtenir la condamnation des autorités publiques à verser des indemnités, par opposition au contentieux de l’excès de pouvoir dans lequel les requérants ne sollicitent pas le versement d’une somme d’argent mais l’annulation d’une décision administrative.

[2Voir les développements à ce sujet du Rapport annuel 2003, p. 20, publié à la Documentation française.

[3Compte tenu du plafond de ressources pour obtenir l’aide juridictionnelle, il existe une tranche de la population qui ne peut pas bénéficier de cette aide mais pour qui, dans le même temps, les frais représentés par le recours à un avocat restent fortement dissuasifs.

[4C’est-à-dire de ce que le juge de cassation ne contrôle pas.

[5Un étude sur le taux comparé d’annulations des jugements de première instance sur appel du préfet et sur appel de l’étranger serait d’ailleurs intéressante et assez facile à réaliser par l’utilisation des bases de données.

[6Les « blancs » sont des notes des renseignements généraux sans indication de source et d’auteur, ce qui permet très difficilement d’apprécier la véracité des éléments retracés.

[7La Revue de l’actualité juridique française (www.rajf.org) a publié sur son site internet un dossier complet réalisé par cette organisation syndicale sur le projet de réforme et les réactions suscitées. Une partie des informations utilisées pour le présent article sont issues de ce dossier.


Article extrait du n°63

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
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