Article extrait du Plein droit n° 63, décembre 2004
« Petits arrangements avec le droit »

Grève de la faim de Lille : amère victoire ?

Gérard Minet

Délégué régional de la Ligue des droits de l’homme (LDH) pour le Nord-Pas de Calais.
La grève de la faim de juin 2004 à Lille confirme les incohérences du pouvoir. Même si l’accord signé a été accueilli comme une grande victoire par les grévistes et les associations, il n’a fait qu’apporter une bouffée d’air aux sans-papiers lillois. Échec pour l’État et la préfecture, l’« affaire lilloise » ne règle rien sur le fond...

Les sans-papiers ont une longue histoire à Lille. Treize grèves de la faim jalonnent ces huit dernières années. En 1996, la grève de la faim de sept Guinéens soutenus par la Ligue des droits de l’homme et le MRAP avait débouché sur la régularisation des quatorze personnes intéressées, puis de trois cents parents d’enfants français du département, puis sur une circulaire ministérielle, puis enfin sur la loi régularisant l’ensemble des parents d’enfants français.

Dans la foulée de ce succès, s’est créé le comité de sans-papiers (CSP 59) qui, de manière auto-autour des grèves de la faim. Les premières de ces grèves sont particulièrement dramatiques. La préfecture résiste, les résultats sont innome, va structurer les immigrés du département, essentiellement signifiants. Mais les grèves continuent, expression ultime de ceux qui n’ont plus d’espoir de retour au pays ni de régularisation ici.

Plusieurs parrainages républicains sont organisés en mairie de Lille avec la présidente de région, Marie-Christine Blandin, le député Bernard Roman, le chef d’orchestre Jean-Claude Casadessus, le metteur en scène Daniel Mesguisch, l’évêque et le pasteur et des centaines d’autres. Les sans-papiers ne sont plus isolés. Le trépied constitué du CSP, des associations et des élus devient de plus en plus efficace, et le CSP 59 devient un interlocuteur incontournable.

Le retour de la gauche au pouvoir ouvre beaucoup d’espérance. Tout le monde a entendu Lionel Jospin s’engager au Zénith de Lille à abroger les lois Pasqua. La circulaire Chévènement déçoit mais 1a préfecture explique que l’application sera large, très large. Mais les dates butoirs arrivent puis la nouvelle loi…, et les pratiques préfectorales redeviennent ce qu’elles étaient par le passé. L’espoir vaincu pleure… et les grèves de la faim reprennent.

L’unité CSP-associations ne faiblit pas. Les élus ne veulent pas se couper du MRAP et de la LDH et interviennent en sous-main. Le gouvernement de gauche plurielle se refuse à aller jusqu’au bout de la logique contrôles-rétention-expulsions-charters. Image oblige.

Alors s’ouvre à Lille une ronde qui se renouvelle chaque année, voire deux fois l’an : la grève de la faim se déclenche « spontanément ». Le CSP l’encadre. Les associations réclament des négociations, la préfecture refuse puis, face à l’urgence, accepte un collège de médiateurs. Finalement les grévistes sont tous régularisés dans le cadre d’un accord échelonné… et secret pour sauver les apparences de la légalité. Tour à tour, les préfets Ohrel, Pautrat et Richer passeront sous des fourches caudines qui soulèvent un grand mécontentement dans les services préfectoraux lillois.

Quand le préfet Richer arrive à Lille, au printemps 2003, il doit gérer l’héritage. Le gouvernement lui a donné pour mission de remettre de l’ordre à Lille. Lui aussi se veut « droit dans ses bottes ». Mais il faut d’abord apurer le passé laissé par son prédécesseur Rémi Pautrat, un humaniste dont les sentiments personnels et le sens élevé de l’État ont tempéré les rigueurs de la loi.

Entre principes de la loi et réalités de la vie

Le préfet Richer est vite confronté, dès juin 2003, à la douzième grève de la faim. Il tente de séduire et de briser l’union existant entre les grévistes et les associations qu’il rencontre sur le terrain, à la Bourse du travail. C’est un échec. La solidarité tient bon. Des rencontres ont finalement lieu en préfecture et un accord est signé le 14 juillet 2003 au local de la LDH : deux cents régularisations échelonnées sur un an, moyennant l’absence de nouvelle grève et la non communication de l’accord à la presse. Clause difficile à tenir quand plusieurs centaines de personnes – et au premier chef, les grévistes eux-mêmes, bien sûr – sont dans le « secret ».

Quelques embryons de grève, à l’automne, entraînent des menaces de suspension de l’accord. Mais le pire arrive avec la campagne des élections régionales. Le CSP 59 interpelle systématiquement les candidats lors de leurs meetings. II dénonce l’attitude rigide du préfet. Les tracts du CSP 59 se multiplient. Pas toujours du meilleur goût et de la meilleure qualité d’analyse : le préfet est accusé de faire la campagne du Front National, les fonctionnaires de la préfecture sont attaqués nommément, « l’État-voyou » est dénoncé. Le ministre-candidat UMP, Jean-Paul Delevoye, interpellé à sa permanence adresse au préfet un courrier anodin de demande d’explication. Cette divulgation de l’accord au ministre est prise pour prétexte pour suspendre l’accord de juillet 2003 alors que quarante-trois personnes restent encore à régulariser. Dès lors le mouvement va s’accélérer.

Dès la fin de l’hiver, l’idée d’une nouvelle grève de la faim est dans l’air. Les renseignements généraux le savent et communiquent au préfet des documents montrant que l’affaire se prépare sérieusement. La préfecture se crispe. Roland Diagne, principal porte-parole du CSP est particulièrement visé. Il est inculpé pour l’organisation de manifestations non-déclarées. La manœuvre fera long feu et le tribunal prononce un non-lieu. Le CSP 59 est exclu des rencontres mensuelles entre les associations et le secrétaire général adjoint de la préfecture (sur lesquelles nous reviendrons plus loin).

Le 30 avril, le préfet donne une conférence de presse où il explique tout le bien qu’il pense de la pratique préfectorale et tout le mal qu’il pense du CSP 59, manipulateur, et des associations, crédules et manipulées. Cela n’a évidemment aucun effet. Le désespoir a cédé la place à la volonté de lutter. La nouvelle grève de la faim débute le 12 mai. Secrète. Chacun des grévistes cesse de s’alimenter chez lui. Aucun communiqué n’est fait, aucune liste ne circule. La méthode a déjà été utilisée l’année précédente. II s’agit de rendre impossible une intervention policière dans les premiers jours de la grève, au moment ou hommes et femmes sont encore valides.

Mais ce qui change fondamentalement la nature du conflit, c’est le nombre : plus de cinq cents sans-papiers se sont associés au mouvement, chiffre jamais atteint en France. Le 2 juin, au vingt-deuxième jour, la grève est dévoilée. Les grévistes se présentent en masse aux urgences du CHR de Lille afin de se faire examiner. Le service est débordé. La préfecture envoie ses CRS. Trente-cinq interpellations et des mises en rétention ont lieu. Seuls cent vingt-sept grévistes peuvent être examinés. Les autres se replient sur la Bourse du travail de Lille et s’installent dans le petit jardin qui jouxte le parking.

L’émoi est à son comble. Les syndicats CGT, CFDT et FO acceptent le séjour sous conditions afin de ne pas paralyser leurs activités. Les associations se mobilisent pour réclamer la libération des interpellés, l’application des accords de 2003 pour les quarante trois restants, l’ouverture de négociations sur les cas des grévistes.

Des centaines de tentes individuelles s’installent à touche-touche. Un véritable bidonville : hommes, femmes, enfants, maghrébins, africains, asiatiques, plus de sept cents personnes s’entassent dans la plus grande promiscuité. Lille est capitale européenne de la culture. En son sein, la Bourse du travail est devenue un camp de réfugiés, un Sangatte du pauvre, oserait-on dire.

L’impasse préfectorale

Cette situation prend de court la préfecture et toutes les instances officielles : SAMU, DDASS, services de sécurité sont débordés et ne peuvent faire face. Aucune opération d’évacuation n’est possible dans ces conditions : manque d’ambulances, impossibilité d’accueil des hôpitaux. Et, sur place, risque d’épidémie car le temps se met à la pluie, risque d’incendie. Aucune solution ne se profile autre que la négociation. Le préfet adresse, le 7 juin, aux associations (LDH, MRAP, Cimade) un courrier qui est considéré comme une ouverture. Mais le texte est plein d’ambiguïtés. Elles se confirmeront.

A leur demande, les trois associations sont reçues en préfecture le vendredi 11 juin, puis le samedi 12 par le préfet lui-même. L’entrevue est décevante. Le préfet se livre à un long monologue : « aucun accord n’est possible avant l’arrêt de la grève ». Quand elles sortent du bureau préfectoral, les associations constatent que la presse et la télévision sont dans l’antichambre où elles ont été convoquées par le préfet. Méthode Sarkozy. Elles sont furieuses. Elles publient immédiatement un communiqué sévère où elles déclarent notamment : « ...En ce qui concerne le contenu des propositions spécifiques à la demande des grévistes de la faim, nous constatons que les propositions de ce 9 juin sont en retrait par rapport à celles annoncées il y a 48 heures. En effet, nous assistons à une restriction quant aux éventuels réexamens et régularisations (seules 127 personnes seront prises en compte lors d’éventuelles négociations, absence totale de garantie de résultat pour les 60 cas qui seraient étudiés mensuellement…).

« En résumé, la LDH, le MRAP et la Cimade considèrent que, dans ce contexte, une issue à la grève passe inévitablement par : l’application immédiate de l’accord du 14 juillet 2003, -* la non-suspension des réunions mensuelles avec le CSP 59 et nos associations, -* la mise en place d’un véritable dialogue sans préalable avec le CSP 59  ».

L’assemblée générale des grévistes refuse évidemment les propositions préfectorales. La solidarité, l’unité d’action sortent renforcés par les tentatives de division de la préfecture. Une nouvelle réunion avec le préfet a lieu le lendemain dimanche 13. Sans résultat. Les associations convoquent, pour le lundi, partis, syndicats et collectivités territoriales à une réunion pour aborder les problèmes d’hygiène et de sécurité. La LDH prend contact avec Martine Aubry et avec le Conseil régional. La municipalité lilloise délègue des représentants à la Bourse. La LDH assure un rôle d’interface pour les approvisionnements en boissons, en nourriture et en couches pour enfants, en tentes et couvertures. Les services municipaux collaborent à l’installation de douches et de sanitaires et livrent quelques grandes tentes pour désengorger le terrain.

Des milliers de litres d’eau, de lait, de jus de fruits sont livrés par des entreprises travaillant avec la mairie. La vie s’organise mais un drame est toujours possible. Chaque jour, une quinzaine de grévistes sont conduits aux urgences puis reviennent à la Bourse. Les médecins sont de plus en plus mal à l’aise.

La réunion « humanitaire » du lundi 14 confirme le soutien de la mairie et du conseil régional. Un communiqué met l’accent sur l’urgence d’une solution. Le préfet est dans une situation d’autant plus inconfortable que les soutiens se multiplient. Les images télévisées parlent d’elles-mêmes comme dénonciation, et l’information, maintenant largement relayée par la presse nationale, contribue à susciter la compassion et l’engagement.

Le préfet reconnait « un problème humain extrêmement sérieux et qui s’aggrave ». Il fait appel à son ministre afin d’obtenir un négociateur extérieur. Le mardi 15 juin, arrive donc à Lille Jean-Marie Delarue, conseiller d`État, ancien directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l’intérieur et ancien délégué interministériel à la Ville. Immédiatement, une rencontre est organisée au logement du pasteur Verspeeten et rassemble le négociateur et les représentants de la LDH, du MRAP et de la Cimade.

Tout change : la liberté de parole, la liberté de ton. Le négociateur écoute, prend des notes, approuve, questionne. Il précise les termes de sa mission « d’exploration, de recherche de solutions, de conciliation et de propositions, en relation avec le ministère de l’intérieur ». Il confesse son inquiétude, sa volonté de déboucher dans la clarté, en vertu des principes plutôt que des exigences formelles de la loi. La confiance renaît. Une seconde réunion est programmée avec, cette fois, la participation du CSP 59. Elle ne fait que confirmer les termes de la première réunion. Le tour d’horizon a été fait, un accord semble possible. J.-M. Delarue revoit le préfet et les fonctionnaires des services préfectoraux puis il rentre une journée à Paris.

Retour à Lille, nouvelles rencontres pour confirmer les positions respectives puis pour soumettre aux quatre associations un texte d’accord. Deux pages et demi très denses. Des amendements et des précisions sont demandés, discutés et intégrés au protocole. Cinq exemplaires sont manuellement corrigés et paraphés par les cinq négociateurs. L’accord sera présenté au préfet et à l’assemblée générale des grévistes de la faim. Il prendra effet dès qu’il aura été voté par l’assemblée générale réunie à la Bourse du travail.

L’accord contient quatre « corbeilles » :

règlement des situations passées,

  • sortie du conflit actuel,
  • prévention des grèves de la faim,
  • garanties.

Les deux premières corbeilles concernent le conflit en cours : les quarante trois laissés-pour-compte de l’accord 2003 sont régularisés. Les quatre cent soixante grévistes répertoriés par le CSP sont régularisés : soixante immédiatement puis quatre-vingt par trimestre jusqu’à épuisement. Quatre-vingt treize grévistes originaires d’autres départements recevront un document de traitement privilégié. Tous reçoivent des documents provisoires. Les suites données aux interpellations effectuées depuis le 2 juin sont interrompues.

C’est la liesse quand les négociateurs rendent compte de la délégation. L’accord est voté à l’unanimité. En effet, l’accord donne satisfaction aux grévistes sur la quasi-totalité des points soulevés. C’est inespéré. C’est la reconnaissance de la justesse de la revendication et du combat. C’est – quoi qu’on en dise – un désaveu du préfet qui annonce, quelques jours plus tard, son départ en retraite anticipée pour prendre la direction du Secours catholique.

Mais l’accord va au-delà du cas particulier des grévistes. Dans sa troisième corbeille, il fait la critique implicite des pratiques préfectorales : « résorption autant que possible des délais et files d’attente, développement des entretiens sur rendez-vous. Plus généralement attention portée aux conditions de dialogue avec les étrangers. [...] Toutes les premières demandes de titre de séjour feront l’objet d’un enregistrement en préfecture sans possibilité de refus oral au guichet. [...] Les attestations ou certificats originaux confiés par les étrangers aux services administratifs leur seront restitués au terme de l’examen nécessaire » [...]

Cette troisième corbeille ouvre aussi et surtout des perspectives d’avenir. Elle préconise une déconcentration dans les sous-préfectures, la « confection d’une brochure claire et objective remise par l’administration aux primo-demandeurs », une amélioration des conditions d’accueil, la création d’emplois de fonctionnaires dans les services d’accueil et de traitement des dossiers.

Elle officialise enfin les rapports entre la préfecture et les quatre associations signataires et leur donne un cadre précis pour le traitement des dossiers de non-grévistes se présentant aux permanences des associations : reconnaissance de la commission juridique mensuelle. Passage à l’étude de soixante dossiers mensuels (au lieu de douze) ; déconnexion du traitement des grévistes de la faim du traitement des cas de non-grévistes ; « entretiens réguliers, au plus haut niveau à la préfecture et dans les sous-préfectures [...] relatifs à la politique à l’égard des étrangers dans le département ».

Et maintenant ?

Le texte est maintenant là. Le nouveau secrétaire général-adjoint de la préfecture chargé des contacts réguliers avec les associations y fait régulièrement allusion. Le nouveau préfet est plus discret.

Les associations s’y réfèrent aussi largement, notamment au paragraphe de la deuxième corbeille qui affirme : « Les critères d’examen tirés de la loi applicable aux étrangers seront les suivants :

d’une part, la situation familiale des intéressés ; -* d’autre part, leur bonne insertion dans la société française ; -* enfin les risques de persécution encourus dans leur pays d’origine  ».

Mais, s’il constitue une embellie, l’accord local ne change pas la loi. II en donne une approche « bienveillante ». Bienveillante par qui ? Par le préfet et ses collaborateurs proches qui n’ont évidemment pas vocation au traitement direct des dossiers ? Par les fonctionnaires du guichet qui n’ont accepté l’accord qu’à contre-cœur, comme un désaveu de leurs pratiques ? (et de la loi ?)

L’absence de création d’emplois au service des étrangers condamne au maintien des files d’attente et des longs délais de traitement. Le caractère « humaniste » du texte ne supprimera pas d’un coup de baguette magique les contrôles tatillons ou systématiquement soupçonneux.

Le nombre de régularisations dans le cadre de la commission juridique mensuelle en préfecture est certes en augmentation depuis juillet. Mais cette augmentation n’est pas suffisamment significative pour détourner des grèves de la faim. Cinq cents régularisations en bloc en juin après trente sept jours de grève de la faim : cela constitue un événement qui frappe les imaginations et mobilise les médias. Vingt régularisés chaque mois après de longues discussions et souvent plusieurs « retoquages », cela n’est pas un événement, c’est la vie quotidienne, et les vingt régularisés ne font que gonfler l’envie et le sentiment d’injustice des centaines de candidats à la régularisation qui devront attendre encore des mois pour qu’on aborde leur cas. Alors, si la grève de la faim se présente à nouveau, beaucoup sont prêts à saisir l’occasion. Seules des régularisations massives peuvent casser cette culture de la grève de la faim qui sévit à Lille. Pierre Mauroy l’avait fait en 1982. Ce n’était pas dans les projets de Sarkozy ni de Villepin.

L’accord de Lille a apporté une bouffée d’air aux sans-papiers lillois. Une bouffée seulement. Seule une nouvelle loi, seule une nouvelle politique progressiste de l’immigration peut apporter l’air pur. L’exemple lillois aura servi à mettre en valeur le caractère inapplicable de la loi face à une immigration résolue à faire respecter ses droits et organisée. Il a aussi illustré l’arbitraire du traitement des dossiers, « Mieux vaut faire la grève de la faim qu’avoir un bon dossier ».

L’affaire lilloise est certes un grand succès pour les sans-papiers et les associations. Mais elle ne concerne que quelques centaines de cas. Elle est donc aussi la concrétisation flagrante de l’absence d’État de droit pour les sans-papiers. ;



Article extrait du n°63

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Dernier ajout : mardi 2 juin 2015, 18:12
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