Article extrait du Plein droit n° 63, décembre 2004
« Petits arrangements avec le droit »
Sésame pour procédure asile
Nicolas Gourmaud
Futur ex-directeur de l’Asti d’Orléans.
Acte I : Où l’on fait connaissance avec les acteurs
A Orléans, le problème de la domiciliation des personnes sans domicile fixe est géré traditionnellement par les associations qui interviennent sur les problèmes sociaux. Toutefois, concernant les étrangers et la spécificité de leur situation, certaines lacunes sont apparues ponctuellement. Le problème s’est posé notamment à l’égard des demandeurs d’asile dont l’hébergement n’était pas pris en charge à cause de l’insuffisance du dispositif d’hébergement d’urgence ; celui-ci devait en effet suppléer épisodiquement mais de plus en plus régulièrement au manque de places dans les centres d’accueil pour demandeurs d’asile (Cada).
Qu’il s’agisse de la Croix-Rouge, des centres d’hébergement et de réadaptation sociale (CHRS) ou du restaurant social qui assure la domiciliation des sans domicile fixe (SDF) non hébergés, aucune de ces structures ne souhaitait prendre en charge la gestion d’une activité spécifique très irrégulière destinée à un public pour lequel aucun financement n’était possible. L’Asti fut donc amenée, plus ou moins par hasard, à domicilier certains étrangers. Comme on peut le voir dans le tableau ci-après (voir encadré), cela s’est fait très progressivement (une personne en 1997, six en 1998).
La majeure partie des demandeurs d’asile arrive en France à Roissy. La région parisienne connaît depuis un certain temps une saturation totale de l’hébergement des demandeurs d’asile, principalement du fait du sous dimensionnement du dispositif national d’accueil. Non seulement les services sociaux d’Ile-de-France sont débordés mais, surtout, les associations qui assurent la domiciliation postale des demandeurs d’asile sont tellement dépassées que la plupart d’entre elles ont décidé de fixer un numerus clausus, voire d’assurer un service limité dans le temps. De plus, les conditions d’enregistrement dans certaines préfectures d’Ile-de-France sont telles que le 24 mars et le 8 avril 2004 [1], des agents préfectoraux manifestaient aux côtés des demandeurs d’asile pour réclamer de meilleures conditions d’accueil…
Orléans fait partie de ces villes qui ne sont qu’à une heure de train de Paris, sur une ligne classique (TGV égal réservation et plus de contrôles). Et de la gare à l’Asti, en plein centre ville, il faut à peine cinq minutes à pied. Ajoutons à cela que, pour les agents du guichet de la préfecture, pouvoir orienter les demandeurs d’asile en quête d’un logement et de nourriture vers l’Asti, avec ou sans l’assentiment de la hiérarchie, était une aubaine.
Acte II : Où l’on comprend que la pièce qui se joue est une « tragédie »
Aucune raison ne s’opposant donc à ce que le nombre de demandeurs d’asile présentant leur demande à Orléans augmente, de 38 personnes domiciliées en 1999, on est passé à 467 en 2001. Au fil des années, les domiciliations de l’Asti ont représenté 22 % des demandes déposées dans le Loiret en 1999, 48 % en 2000 et 70 % en 2001 (pour atteindre plus de 95 % en 2002 avant de revenir à 76 % en 2003).
Face à cette augmentation, la préfecture d’Orléans réagit comme dans de nombreux autres départements : un système de rendez-vous est institué. Au départ de deux mois, puis de trois et très rapidement de presque dix mois, ce délai entre le moment où le demandeur d’asile se présente en préfecture et le moment où il est mis en possession de sa première autorisation provisoire de séjour (APS) et de son dossier à compléter en vue d’être remis à l’Ofpra, est surtout destiné à tenter de décourager les demandeurs d’asile de déposer leur requête.
On assiste ainsi à une surenchère entre préfectures sur l’allongement de ces délais avec, comme conséquence, la dégradation des conditions d’accueil. Il s’agit d’inciter indirectement le demandeur d’asile à aller voir ailleurs…
C’est dans ce contexte que l’Asti est « invitée » à la préfecture, le 30 avril 2002. Il nous est « demandé » de cesser la domiciliation à cause des problèmes sociaux causés localement . Sans remettre en cause la réalité de ces problèmes, que nous dénonçons également, nous écoutons la solution proposée : ne domicilier que ceux qui ont des attaches dans le Loiret. Outre que la définition du concept d’« attaches dans le Loiret » est relativement faible, nous objectons que, par essence, un demandeur d’asile n’a a priori aucune attache ni dans le département ni ailleurs en France. Dès cette première rencontre, nous proposons donc de contribuer à mettre en place des centres de domiciliation dans d’autres départements, permettant ainsi de mieux répartir l’accueil des demandeurs d’asile.
La réponse préfectorale est simple : l’accueil dans d’autres département n’est pas le problème de la préfecture du Loiret. Et on nous menace, afin de décourager les demandeurs d’asile, d’allonger le délai d’attente à dix-huit mois, voire de traiter en procédure prioritaire [2] toute nouvelle demande, le secrétaire général soulignant même que nous nous épuiserions les premiers. Au moins sur ce point, la suite des événements démontre le contraire…
Le 17 mai 2002, est engagée une première procédure de référé liberté pour contester la longueur des délais. Le tribunal administratif d’Orléans constate « une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale que constitue le droit d’asile », enjoignant le préfet du Loiret d’enregistrer, sous soixante-douze heures, la demande d’asile.
Acte III : Où, sans carottes, on nous donne du bâton
Potentiellement, nous aurions pu systématiser les référés pour tous les demandeurs d’asile venant se domicilier à l’Asti, soit environ 80 par mois. Mais nous étions naïfs et pensions que les services préfectoraux prendraient la mesure réelle du problème. D’ailleurs, des signes allant dans ce sens nous étaient donnés : création d’un Cada (Les Toits du Monde), augmentation du nombre de places dans d’autres, concertation inter associative à l’initiative de la Ddass pour la mise en place d’une plate-forme d’accueil… Nous n’avons donc pas encouragé le contentieux, pourtant très favorable aux demandeurs d’asile. Seuls ceux qui nous ont signalé leur impossibilité d’attendre ont déposé un référé.
Pendant un an environ , au petit rythme d’un référé par mois, la préfecture s’est vu notifier des injonctions sans toutefois réduire les délais globaux. Lors des dernières requêtes, elle ne présentait même plus de défense. Il est vrai que le service dédié aux étrangers déménageait pour des locaux plus grands et mieux adaptés, et avait donc d’autres préoccupations…
A la rentrée scolaire 2003, l’inauguration de ces locaux plus fonctionnels ayant eu lieu, le délai d’attente a disparu : à peine une semaine. Mais cela n’a en rien résolu les conditions d’accueil des demandeurs d’asile. Le nombre de places en Cada étant toujours insuffisant au plan national, les dispositifs d’urgence sont restés saturés. Et, surtout, les autres préfectures n’alignant pas leurs délais d’attente sur ceux du Loiret pour l’enregistrement des demandes, le nombre de demandeurs d’asile a continué de croître dans notre département, plaçant celui-ci au septième rang national.
A l’entrée de l’hiver et dans la perspective d’une aggravation des difficultés d’hébergement d’urgence, le secrétaire général de la préfecture du Loiret adresse une mise en demeure à l’Asti d’Orléans, l’informant qu’à partir du 12 novembre 2003, la préfecture refusera « toute nouvelle domiciliation proposée par [notre] association sans assistance de [notre] part à ces personnes en difficultés notamment en matière d’hébergement, la preuve d’un domicile effectif pour la personne concernée et sa famille devant être dorénavant jointe au dossier de demande d’asile ».
Le 26 novembre 2003, le juge des référés enjoint au préfet du Loiret d’enregistrer les demandes de deux demandeurs d’asile domiciliés à l’Asti, constatant, une fois encore, « une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale qu’est le droit d’asile ».
Acte IV : Où l’on regrettera une occasion perdue pour l’intelligence
C’est à l’occasion de ces référés que nous prenons connaissance du compte-rendu du conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance réuni en juillet 2003 : le représentant du préfet, le député maire d’Orléans, son adjoint à la sécurité, le commissaire divisionnaire, le procureur de la République (et d’autres), s’étaient réunis pour constater que « de nombreuses infractions sont commises par des personnes domiciliées à l’Asti ». Ils en avaient conclu qu’il fallait mettre en place les mesures suivantes : collecte de toutes les informations détenues sur l’Asti par différentes autorités et partenaires, centralisation de ces informations par la ville d’Orléans, transmission des données au ministre de tutelle – affaires sociales – sur le dossier Asti pour demander la suppression des subventions du Fasild, étude par la justice d’une éventuelle mise en cause possible de l’Asti pour complicité de domiciliation fictive, versement à une autre association de la subvention de l’agglomération Orléans-Val-de-Loire accordée auparavant à l’Asti pour l’alphabétisation.
Qu’est-ce que la domiciliation postale ?
Chiffres au 17 novembre 2004 |
Mais cette mise à mort est insuffisante ; le risque existe que l’Asti ne succombe pas et surtout que le contentieux se répande ailleurs. Suite à la réforme du droit d’asile, deux premiers décrets d’application arrivent le 14 août 2004 et concernent l’un le droit au séjour des demandeurs d’asile, l’autre les procédures applicables à l’Ofpra et à la Commission des recours des réfugiés (CRR). Le premier de ces décrets prévoit que les associations qui pratiqueront des domiciliations devront être agréées par la préfecture, et que les étrangers devront justifier d’une résidence lors du renouvellement du récépissé. L’Asti d’Orléans dépose donc une demande d’agrément le jour même de la publication du décret.
Remarquons au passage que les deux principaux critères institués reprennent les griefs opposés à l’Asti et induisent une corrélation forte entre la domiciliation et l’hébergement ainsi qu’un contrôle sur la capacité à délivrer les courriers aux domiciliés, d’où le surnom de « décret anti-Asti » donné par certains à ce texte. En établissant une liaison entre hébergement et demande d’asile, la mise en demeure de novembre 2003 est ainsi satisfaite. Cela revient à imposer indirectement un quota sur la demande d’asile en rapport avec les capacités d’accueil, elles-mêmes organisées à un faible niveau. L’objectif est multiple : si le but premier est de restreindre l’exercice d’une liberté fondamentale, il s’agit aussi de s’assurer d’une plus grande fiabilité dans la notification des arrêtés de reconduite à la frontière (les courriers « n’habite pas à l’adresse indiquée » ou non réclamés sont nombreux) et, pour les préfectures, de choisir leurs interlocuteurs. Aucune association n’a les capacités, si tant est qu’elle le souhaiterait, d’obliger les demandeurs d’asile à retirer leurs courriers et de communiquer leurs changements d’adresse.
A ce jour, dans l’attente d’une circulaire/cahier des charges sur la domiciliation, et alors que la non réponse préfectorale à la demande d’agrément de l’Asti constitue un refus implicite, la préfecture continue à accepter les domiciliations que nous faisons. Pour combien de temps ? Si la Croix-Rouge débute sa propre activité de domiciliation, la préfecture pourrait alors refuser la nôtre sans trop risquer de se voir censurer par le tribunal administratif pour entrave à l’exercice d’une liberté fondamentale.
Pourtant, la création de cet agrément préfectoral aurait pu être à l’image de la modification intervenue pour l’agrément relatif à la domiciliation postale des bénéficiaires du RMI. En effet, une astuce trouvée par certains présidents de conseils généraux, pour esquiver la question des domiciliations, consistait à ne jamais arriver à se mettre d’accord avec le préfet pour désigner l’association qui serait responsable de la domiciliation postale des SDF : ceux-ci étaient donc renvoyés à la charge d’autres départements. La loi de décentralisation du 18 décembre 2003 et son décret d’application du 16 mars 2004 ont tiré les leçons de ce jeu de la patate chaude entre collectivités et, désormais, dans le ressort de chaque commission d’attribution, le président du conseil général devra désigner une association qui sera chargée de la domiciliation. En l’absence d’un interlocuteur associatif, c’est alors au préfet que reviendra cette fonction. Cette modification législative est intervenue huit jours après la loi sur l’asile. Pourquoi ne pas avoir prévu, dans cette dernière, le même dispositif ? Il y avait là une occasion pour le pouvoir, tant qu’à être autoritaire, d’être intelligent. En calquant la législation de la domiciliation postale des demandeurs d’asile sur celle des RMIstes, tous les préfets auraient été contraints de mettre en œuvre des dispositifs d’accueil, ce qui aurait assuré une meilleure répartition géographique de l’accueil, vieille revendication de l’Asti. Peut-on oser rappeler qu’il n’est pas dans nos objectifs d’assurer à Orléans la domiciliation postale des 50 000 demandeurs d’asile annuels, et cela même si nous en avons les capacités ?…
Acte V : Où le lecteur devra faire un effort d’imagination
Notons avec intérêt que, lors des différentes rencontres avec les services préfectoraux pour un éventuel agrément, on nous a fait comprendre que ce n’est pas de l’aide à l’hébergement que l’on attendait de nous mais que, si un demandeur d’asile domicilié à l’Asti logeait sous un pont, il fallait que l’on sache, jour après jour, de quel pont il s’agissait....
En ce qui concerne le problème du renouvellement des récépissés des demandeurs d’asile SDF, l’application du décret pose d’ores et déjà de nombreux problèmes. Bien que le préfet du Loiret ait assuré à la responsable du groupe local de la Cimade que, « lorsqu’un demandeur d’asile ne pourra valablement justifier, à l’occasion de sa demande de renouvellement de récépissé de demande d’asile, d’un lieu où il a sa résidence, les préfets pourront, au vu de la situation individuelle de ce demandeur, prendre en compte à ce titre le lieu d’hébergement au moment de ladite demande et, en cas de précarité extrême de cet hébergement, accepter que l’adresse à laquelle le demandeur est en mesure de recevoir réellement son courrier puisse parallèlement être celle d’une association assurant la mission de domiciliation », tous les demandeurs d’asile SDF ou en hébergement très précaire se sont vu refuser le renouvellement. Cinq demandeurs d’asile ont déposé des référés-liberté devant le tribunal administratif d’Orléans fin octobre. Le juge des référés ayant jugé que le demandeur d’asile « ne peut faire l’objet d’aucune mesure d’éloignement » et « que cette obligation de justification [du lieu de résidence] n’a pas pour effet [...] d’ajouter un nouveau cas dans lequel l’admission au séjour de l’étranger demandeur d’asile peut être refusée en application de l’article 8 de la loi du 25 juillet 1952 [..]. », quatre de ces ordonnances ont été soumises à appel au Conseil d’Etat et rejetées au motif qu’il n’y avait pas matière à faire un référé-liberté parce que la situation n’empêchait pas la procédure d’examen de se poursuivre. Par cette décision, le Conseil d’Etat n’a-t-il pas botté en touche pour éviter de se positionner sur un sujet qui se révèle être plus politique que juridique ? N’a-t-il pas esquivé la question qui aurait pu le conduire à trancher seul le conflit qui oppose les associations au gouvernement alors que, d’ici quelques mois, le Conseil d’Etat dans son ensemble devra se prononcer sur l’objet de ce conflit, c’est-à-dire sur les décrets du 14 août 2004 que les associations ont attaqués ? En attendant, une nouvelle catégorie d’étrangers se sera enrichie de nouveaux adhérents : les demandeurs d’asile sans papiers qui auront le droit d’être en France mais qui ne pourront pas le justifier. Sans récépissé, ces demandeurs d’asile SDF n’auront plus aucune chance d’être admis en Cada, ni de percevoir leur allocation Assedic, encore moins de retrouver leur titre provisoire de séjour.
Comme d’habitude, les plus démunis sont renvoyés vers l’espoir d’une prise en charge caritative. Les conséquences sociales sont actuellement inimaginables. En particulier, comme le souligne le juge du référé du tribunal administratif d’Orléans, elles sont susceptibles d’être condamnées au pénal au titre de l’article 19 de l’ordonnance de novembre 1945 pour séjour irrégulier. Pauvre, ton avenir est en prison !
L’ensemble de ces avatars montre les soucis réels du ministère de l’intérieur :
- Restreindre la procédure d’asile aux quotas fixés dans le cadre d’une vision utilitariste de l’immigration et maintenir l’hypocrisie du respect de la Convention de Genève.
La France ne résistera probablement pas longtemps aux sirènes que constituent les projets d’externalisation des procédures d’asile dont on parle actuellement.
Même si on obtient gain de cause sur les différentes procédures en cours, il convient a minima de remarquer que l’utilisation du référé liberté devant les tribunaux administratifs, malgré l’intérêt de cette procédure très rapide, confirme surtout que le socle des libertés jugées fondamentales est attaqué de plus en plus régulièrement, ce qui n’augure rien de très positif. ;
Notes
[1] Voir dans ce numéro, article p. 13.
[2] La procédure prioritaire est très défavorable au demandeur d’asile qui la subit. Non admis au séjour, celui-ci ne bénéficie pas de la CMU, ni de l’allocation d’insertion, il ne peut pas être admis en CADA et n’a pas droit au recours suspensif devant la commission de recours des réfugiés après que sa demande d’asile ait été rejetée par l’Ofpra (il peut donc être tout de suite reconduit à la frontière). Mais, surtout, le taux de rejet des demandes d’asile examinées en procédure prioritaire est proche de 100 %.
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