Article extrait du Plein droit n° 95, décembre 2012
« Des familles indésirables »
Droit de vote des étrangers, l’Arlésienne
Hervé Andrès
ingénieur d’études au CNRS, docteur en science politique*
La question du droit de vote des étrangers est débattue en France depuis de longues années. La proposition d’une extension aux résidents extracommunautaires du droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales figure au programme du président élu et celui-ci dispose d’une majorité à la fois à l’Assemblée nationale et au Sénat pour faire adopter cette réforme. Néanmoins, l’étape de la révision de la Constitution (par les 3/5e des parlementaires ou par référendum) semble la plus difficile à passer. L’opposition utilise cette proposition comme repoussoir et le spectre du reniement hante la majorité actuelle, suspectée de vouloir renoncer, comme François Mitterrand auparavant, à cette vieille promesse.
Par-delà les contingences directement politiques, par-delà les relents de xénophobie et les fantasmes de communautarisme qui s’expriment, par-delà les questions sur l’intégration et la cohésion sociale, qui sont assurément au cœur des enjeux de ce débat, l’objectif de cet article est de montrer brièvement ce que révèlent les résistances contre le droit de vote des étrangers sur la relation entre citoyenneté et nationalité, démocratie et souveraineté.
Une question consubstantielle
Sous différentes formes et avec différentes limitations, au moins un tiers des pays dans le monde, sur les cinq continents, ont actuellement une pratique du vote des étrangers. Elle n’est donc pas exceptionnelle. Ce n’est pas non plus une question nouvelle : elle est posée depuis au moins les révolutions de la fin du XVIIIe siècle et l’éclatement des empires européens et coloniaux au XIXe et au XXe siècle. Le problème est sans doute inéluctablement posé par la nature même du régime en vigueur dans les États démocratiques modernes, régime qui se définit à la fois par un principe démocratique (c’est le peuple qui est la base de la légitimité de l’État, le vote est le principal outil de cette légitimité), et par le principe de souveraineté des États (la souveraineté garantit l’exclusivité des compétences sur un territoire et sur une population) [1]. Tant que la population coïncide plus ou moins avec le territoire de l’État, tant qu’il n’y a pas « d’étrangers » (ressortissants d’autres États souverains), le problème ne se pose pas vraiment et la définition du corps électoral à partir de la population ressortissante de l’État en question suffit à première vue pour considérer comme démocratique le pouvoir issu du vote du peuple en question. Mais la présence sur le territoire d’un État « A » de ressortissants d’un État « B » pose le problème de l’asymétrie : ces étrangers sont soumis aux lois de leur État de résidence sans pouvoir participer à leur élaboration et cela pose un problème de légitimation démocratique..
L’émergence du suffrage universel dans les régimes issus des révolutions démocratiques des XVIIIe et XIXe siècles a érigé le droit de vote comme un pilier de ces régimes, et la question qui est posée est celle de savoir si l’extension constatée de ce droit doit s’arrêter aux limites de la nationalité.
Communauté politique
L’exclusion des étrangers du droit de vote dévoile une contradiction interne entre le fondement démocratique et le principe de souveraineté. Si le peuple détient le pouvoir, comment admettre qu’une de ses parties (les étrangers) soit exclue de l’acte délibératif constitutif du pouvoir politique ? La réponse classique est que les étrangers ne font pas partie du peuple souverain. S’ils n’en font pas partie, qui les en a exclus ? Le premier volet de la réponse correspond à la définition juridique de l’étranger : c’est l’État qui trace la frontière entre ses ressortissants et les autres, les étrangers. Exclure préalablement les étrangers, c’est reconnaître la primauté de l’État sur l’acte démocratique. Dans ce cas, le pouvoir de l’État n’est plus l’expression du pouvoir du peuple, mais il en est la matrice. Le deuxième volet de la réponse part d’une conception essentialiste du peuple en question, qui ne se donnerait d’existence politique qu’en excluant. Cela dévoile sans doute une partie de la boîte noire de la constitution des États démocratiques modernes, où les rapports entre souveraineté populaire, souveraineté nationale et État doivent être compris dans une perspective dialectique, prenant en compte les rapports de force politiques et les héritages culturels. Mais en tout cas, cette réponse ne peut être considérée comme définitive et naturelle. Une perspective réellement démocratique conduit à la remettre en question. Est-il forcément légitime aujourd’hui d’exclure les étrangers de tout droit de vote, et donc, de toute expression démocratique ? Le vote est un outil de décision qui n’a de sens que dans une collectivité. C’est parce que les femmes et les hommes sont nombreux qu’ils se sont dotés d’un mécanisme permettant à chaque individu de participer à une décision collective, qui fait sens pour l’ensemble de la collectivité. Le bulletin de vote est l’outil instrumental et symbolique de la participation à une communauté politique. La dimension symbolique n’est pas accessoire. Aucun votant ne se fait d’illusion sur la possibilité réelle que son bulletin en particulier puisse enlever à lui seul la décision. S’il vote, c’est qu’il a intégré l’idée que l’agrégation collective de millions de décisions individuelles comme la sienne rend légitime le résultat final, même si ce dernier ne lui convient pas. Longtemps pratiqué dans différentes instances depuis l’Antiquité, le vote a été instauré au XIXe et XXe siècle comme l’institution principale de la démocratie moderne, au fur et à mesure que le suffrage devenait « universel », c’est-à-dire qu’il était étendu petit à petit à de nouvelles catégories d’électeurs. Fortement ritualisé, le vote est enseigné comme un acte nouant le rapport d’un individu à une communauté politique, qui est celle des citoyens relevant d’un même pouvoir politique et constituant le principe légitimant ce pouvoir. Le lien qui unit les membres d’une communauté politique n’est pas donné par la nature ou le destin. En démocratie, il est fondamentalement marqué par une relation d’égalité. Si l’on ne peut pas limiter la démocratie au vote (rappelons même que le tirage au sort, par exemple, constitue l’outil privilégié de désignation dans la démocratie antique), on ne peut pas non plus nier son rôle central dans la démocratie moderne, qu’elle soit directe ou représentative. Le fait d’avoir, ou pas, le droit de vote détermine la place de l’individu vis-à-vis de la communauté politique.
Le débat sur le droit de vote des étrangers est un débat sur les frontières, et donc, sur la définition même de la communauté politique. Définir d’une façon ou d’une autre les règles d’appartenance, c’est définir la communauté elle-même de façons différentes.
Les opposants au droit de vote des étrangers défendent l’idée que la seule communauté politique, c’est la nation. Pour eux, la nationalité, c’est la citoyenneté des États démocratiques modernes [2]. Et les étrangers, exclus de la communauté nationale, sont exclus de la citoyenneté, du moins, tant qu’ils restent des étrangers.
Il est vrai que la formation des États démocratiques modernes est passée par le principe national. En effet, la continuité des États s’est opérée par le transfert symbolique de la souveraineté du monarque à la nation, communauté imaginée transcendant les générations, principe inventé par les souverains de l’Ancien Régime monarchique pour justifier la perpétuation du pouvoir, par-delà les successions royales [3]. C’est en général par le principe national que les démocraties modernes se sont développées, en éduquant leurs citoyens à l’appartenance à une communauté non seulement politique, mais aussi culturelle, linguistique, ethnique voire spirituelle ou religieuse. La nation, ce n’est pas seulement la communauté des vivants dans un même espace politique, c’est d’abord l’appartenance à un héritage, à un passé plus ou moins mythique et la projection dans un futur transcendant l’échelle des vies humaines. D’un État à l’autre, cette construction a pris des formes différentes mais l’on peut affirmer que tout État tente de se définir à partir d’une nation dont il se prétend l’expression.
Les opposants au vote des étrangers, en France, assimilant parfois hâtivement nation et démocratie et oubliant l’origine monarchique du principe national, prétendent que toute l’histoire de la citoyenneté en France s’est déroulée dans le cadre de la nationalité. Ils passent sous silence les expériences différentes de la Révolution française (où la qualité de citoyen ne peut plus être définie à partir de celle de sujet du roi, et où la légitimité réside dans la loyauté vis-à-vis de la révolution), de la Commune (où sont citoyens, et même ministres, des communards « étrangers » à la nation française). Ils ignorent la déconnexion opérée dans l’empire colonial entre nationalité et citoyenneté (en général, les indigènes colonisés étaient français, astreints aux devoirs des Français, mais pas citoyens, et ne disposaient pas du droit de vote) et s’opposent aujourd’hui à l’idée que des descendants des indigènes puissent devenir citoyens sans devenir français. Ils exigent d’eux qu’ils se soumettent à la procédure de naturalisation que d’ailleurs, la France coloniale exigeait également des indigènes déjà français aspirant à devenir citoyens.
« S’il est étranger, c’est parce qu’il le veut bien »
Quand il n’est pas l’expression directe de la xénophobie, le refus du droit de vote des étrangers va de pair avec l’affirmation que la citoyenneté est ouverte, pourvu qu’elle passe par l’acquisition de la nationalité. Les impératifs d’assimilation exigée pour la naturalisation opèrent une sélection des candidats, privilégiant ceux qui sont les plus diplômés, ceux qui ont le capital culturel le plus important et ceux qui sont arrivés les plus jeunes ou depuis le plus longtemps. La naturalisation s’apparente à une « opération de magie politico-sociale », à « un rite de transsubstantiation » qui consiste à transformer les étrangers (véritables « corps étrangers ») en « naturels » d’un pays [4]. Cette opération s’adresse aux potentiels naturalisés, en exigeant d’eux qu’ils abandonnent leur propre nature, mais aussi aux nationaux (en leur montrant qu’ils participent d’un corps collectif déjà donné). Ce qui s’affirme là c’est une conception essentialiste de l’État-nation, donné comme une nature, et non comme une construction politique. Et d’ailleurs, cette opération magique échoue à faire de l’étranger naturalisé un Français comme les autres, quand son nom, son apparence physique ou religieuse l’exclut du groupe majoritaire et l’expose aux discriminations systémiques. Ainsi, la naturalisation est loin de « résoudre les problèmes » et ne peut être présentée comme la voie royale à l’intégration. Par ailleurs, l’exigence de cette procédure contribue à renforcer l’altérité de l’étranger, dont on est amené à croire finalement que « s’il est étranger, c’est parce qu’il le veut bien ».
Contrairement à ce qui a été parfois avancé pour expliquer certaines expériences étrangères, ce n’est pas forcément parce qu’ils auraient une nationalité très fermée que certains pays auraient ouvert leur droit de vote. À l’inverse, l’ouverture de la nationalité ne saurait constituer une compensation de la fermeture du droit de vote. Certains pays ont simultanément ouvert le droit de vote aux étrangers et facilité l’accès à la nationalité. A contrario, ces dernières années, les gouvernements de droite en France ont systématiquement durci les conditions d’acquisition de la nationalité tout en refusant la reconnaissance du droit de vote aux extracommunautaires. Et à l’automne 2012, alors que le ministre socialiste de l’intérieur annonce vouloir assouplir les conditions d’accès à la nationalité, l’opposition dénonce cette intention de « brader la nationalité française » [5]. Ce qui s’exprime derrière le refus du droit de vote des étrangers, c’est bien souvent le refus des étrangers tout court.
Si les opposants au droit de vote des étrangers prennent acte de l’octroi du droit de vote aux citoyens européens, ils en nient la portée, en rappelant que cette concession s’est faite par un engagement mutuel et réciproque des États européens dans un processus d’intégration régionale. Mais il est difficile de ne pas voir dans l’inclusion des citoyens européens et l’exclusion des extracommunautaires l’affirmation d’un essentialisme et d’un ethnocentrisme européens (voire d’un racisme) quand cela a pour conséquence, comme cela est souvent évoqué, de refuser le droit de vote à un résident maghrébin qui vit en France depuis trente ans, y a construit les routes et les écoles, alors qu’un citoyen finlandais (par exemple) venant tout juste d’arriver bénéficie du droit de vote, sans aucune condition de durée de résidence, sans parler la langue et sans aucune condition d’intégration. Le fait que ce soit l’engagement d’un État qui entraîne la reconnaissance de citoyenneté pour le résident finlandais affaiblit terriblement la rhétorique qui consiste à renvoyer l’accès au droit de vote à des qualités individuelles d’intégration. Par ailleurs, l’argument de la réciprocité n’est utilisé que pour repousser la perspective du vote des étrangers (supposant l’absence de réciprocité avec les pays hors de l’Union européenne). Il n’est pas utilisé sérieusement pour envisager l’octroi du droit de vote aux ressortissants des États reconnaissant ce même droit aux Français (plus d’une vingtaine d’États hors Union européenne pourraient être concernés) et s’il pose des problèmes de fond, son usage dans le débat montre en tout cas qu’il s’agit d’un faux argument.
Les opposants au droit de vote des étrangers prétendent assimiler citoyenneté et nationalité en présentant cette association comme naturelle et consubstantielle aux États démocratiques modernes. Ils feignent d’ignorer que le suffrage universel est le fruit de luttes politiques et d’une dynamique conflictuelle propre à la démocratie. En France, après des allers-retours durant la période révolutionnaire, les hommes français adultes des classes populaires de métropole ont conquis le droit de vote en 1848, les femmes ont dû attendre un siècle de plus (1944), et l’abaissement de l’âge de la majorité de vingt et un ans à dix-huit ans (en 1974) a encore augmenté le corps électoral de plusieurs millions d’électeurs. Les citoyens européens se sont vu octroyer le droit de vote municipal et au Parlement européen à partir de 1992. Certains Français sont longtemps restés exclus du droit de vote, comme la plupart des indigènes dans l’empire colonial, les naturalisés récents ou d’autres catégories de personnes considérées comme incapables (mineurs, majeurs placés sous tutelle, condamnés, handicapés…). Toutes les restrictions antérieures du droit de suffrage (aux hommes ne payant pas l’impôt, aux femmes, aux jeunes, aux Noirs, aux indigènes…) ont été présentées comme naturelles avant d’être démenties par les luttes politiques et l’aspiration démocratique à l’égalité des droits. La citoyenneté, qualité des hommes et des femmes comme acteurs politiques, échappe à tout enfermement. Elle ne peut être définie simplement comme un statut juridique [6] et elle tend toujours à être redéfinie, en fonction des rapports de force politiques.
Citoyenneté de résidence
Les partisans du droit de vote des étrangers proposent une conception plus ouverte de la communauté politique à partir des hommes et des femmes qui la composent effectivement, et reconnaissent donc une citoyenneté de résidence, dissociée de la nationalité. Pour eux, la Cité ne se limite pas à la seule nation, elle est multiple dans ses échelons et ses imbrications, comme sont multiples les formes de participation à la vie politique. La proposition du droit de vote des étrangers, telle qu’elle a été présentée dans le programme présidentiel et législatif de la nouvelle majorité, est extrêmement prudente et limitée. Elle se contente d’aligner le régime électoral des résidents extracommunautaires sur celui des citoyens de l’Union européenne, uniquement pour les élections municipales et en rajoutant une durée de résidence de cinq ans. Elle n’est donc pas en rupture totale avec le modèle « classique » de citoyenneté-nationalité mais elle constitue une avancée appréciable dans la reconnaissance d’une citoyenneté de résidence et donc, des droits de ces personnes qui participent au quotidien à la vie sociale, économique et politique des cités françaises.
Notes
[1] Monique Chemillier-Gendreau, Humanité et souverainetés, essai sur la fonction du droit international, Paris, La Découverte, 1995.
[2] Dominique Schnapper, La communauté des citoyens. Sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard, 2003 (1994 pour l’édition originale).
[3] Ernst Kantorowicz, Les deux corps du Roi, NRF Gallimard, 1957.
[4] Abdelmalek Sayad, « Naturels et naturalisés », Actes de la recherche en sciences sociales, 26-35, 1993.
[5] Éric Ciotti : « Vouloir brader la nationalité française est irresponsable et dangereux », www.eric-ciotti.com/2012/10/18/vouloir-brader-la-nationalite-francaise-est-irresponsable-et-dangereux/ (octobre 2012).
[6] Danièle Lochak, « La citoyenneté : un concept juridique flou », in Dominique Colas, Claude Emeri et Jacques Zylberberg (dir.), Citoyenneté et nationalité, Perspectives en France et au Québec, PUF, 1991, p. 179-207.
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