Article extrait du Plein droit n° 95, décembre 2012
« Des familles indésirables »
Le Troisième Collectif L’Internationale des sans-papiers ?
Emmanuel Terray
EHESS
Le Troisième Collectif se constitue en août 1996, comme une des conséquences de l’occupation de l’église Saint-Bernard. Durant ce mois, de nombreux sans-papiers cherchent à rejoindre le mouvement ; en particulier, un groupe de sans-papiers chinois, dont c’est la première apparition dans la lutte, se présente au local de Pajol, « base arrière » des occupants de l’église, où ils sont accueillis par Saïd Bouziri, militant de la LDH, très investi à la fois dans le quartier et dans le soutien aux sans-papiers.
Cependant les occupants de Saint-Bernard, pour l’essentiel Sénégalais et Maliens, forment une communauté relativement fermée ; par ailleurs, l’église est pleine et ne saurait accueillir de nouveaux arrivants. Il est donc proposé aux sans-papiers qui affluent à Pajol de créer un nouveau collectif, qui s’engagera dans la lutte aux côtés des « Saint-Bernard ». Ainsi naît le Troisième Collectif. Pourquoi « troisième » ? Parce qu’existaient déjà le Collectif de Saint-Bernard et un second collectif, à l’église Saint - Hippolyte, qui va négocier très vite avec la préfecture et se dissoudre quelques semaines plus tard. Pour communiquer avec les sans-papiers chinois, Saïd Bouziri fait appel à Élisabeth Allès, sinologue, appartenant comme lui à la LDH. Pour ma part, ayant passé le mois d’août à Paris pour des raisons familiales, je me suis rendu à Saint-Bernard rejoindre ceux qui « montaient la garde » autour de l’église ; c’est alors qu’Élisabeth Allès m’a recruté pour aider au démarrage du nouveau collectif.
L’hiver 1996-1997
Très vite, le Troisième collectif rassemble plusieurs centaines de sans-papiers : Chinois, Turcs, ressortissants du Maghreb et de presque tous les pays d’Afrique francophone, Haïtiens, Philippins… Quelque trente-cinq nationalités sont représentées, et ce caractère multinational formera longtemps la principale originalité du collectif : j’y reviendrai.
Turcs et Chinois constituent les deux principales communautés représentées au sein du Collectif. Elles relèvent de deux histoires bien différentes. Depuis la grande grève des travailleurs du Sentier en 1980, les Turcs ont une longue expérience de lutte. Par ailleurs, un certain nombre d’entre eux sont militants ou sympathisants d’organisations politiques. Enfin, ils ont rejoint le Collectif par l’intermédiaire d’une association, l’Association des travailleurs de Turquie (ATT), qui deviendra plus tard l’Association des citoyens originaires de Turquie (Acort). Aux côtés de trois ou quatre sans-papiers, les dirigeants de cette association, Umit Metin et Sevince Mert, font partie du bureau du Collectif. Les Turcs forment donc une communauté cohérente et aguerrie.
Il n’en va pas de même des Chinois. Certes ils sont à l’époque presque tous originaires de la même région : le district de Wenzhou, dans la province de Zhejiang, mais les appartenances locales restent fortes. Par ailleurs, c’est la première fois que les sans-papiers chinois s’engagent dans la lutte. Nous avons essayé de comprendre les raisons qui les ont décidés à agir à cette date. Deux facteurs ont été mis en avant par les intéressés eux-mêmes : en premier lieu, la détérioration de leurs conditions de travail et de vie en 1994-1995, liée à une baisse des commandes dans la confection, et l’aggravation du harcèlement policier ; en second lieu, comme cause immédiate, une déclaration ambiguë du ministre de l’intérieur Jean-Louis Debré en juin 1996, laissant entendre que les parents d’enfants nés en France seraient régularisés : d’où affluence dans les préfectures et rejet des dossiers, entraînant désillusion et déception. Mais divers indices permettent de penser que l’exemple donné par les sans-papiers africains a lui aussi pesé lourd : « Si les Africains le font, pourquoi pas nous ? » Enfin, l’entente entre Turcs et Chinois sera rapide et solide : c’est que les uns et les autres se sont rencontrés au travail et sont déjà familiers les uns des autres.
Dès le 12 septembre 1996, le Troisième Collectif occupe le centre d’accueil des demandeurs d’asile de la rue d’Aubervilliers. Aussi intrigués que nous par l’entrée en scène des sans-papiers chinois, les responsables de la préfecture viennent discuter avec les occupants. On convient qu’un mémorandum leur sera remis, consignant les demandes du Collectif, et le centre est évacué sans interpellations.
Le mémorandum est bientôt rédigé : il propose un ensemble de critères alternatifs de régularisation, correspondant aux situations diverses dans lesquelles se trouvent les sans-papiers du Collectif. Mais la préfecture le laisse sans réponse. Aussi, le 30 octobre, le Collectif occupe-t-il le centre d’accueil des étrangers du boulevard de Sébastopol. Cette fois, la réplique est brutale : 432 sans-papiers sont interpellés et 10 sont expulsés ; la plupart de ces derniers reviendront dans les mois qui suivent. Désormais, la préfecture refuse tout contact avec le Collectif et la période qui s’ouvre est difficile. Elle est marquée par différentes actions : occupation de l’église Saint-Jean-Baptiste de Belleville en février, du chantier du Stade de France en mai, qui entraîne l’arrestation et la condamnation pour « violence à agents » de notre camarade Momar Diop. L’absence de perspective met le courage du Collectif à rude épreuve : c’est seulement au mois de mars qu’un espoir surgit, lorsque Gérard Moreau, directeur des populations et des migrations (DPM), accepte de nous rencontrer pour envisager avec nous un processus de régularisation.
Durant l’hiver, les contrôles d’identité et les interpellations se multiplient : nous créons alors une cellule d’urgence, chargée, en cas d’arrestation, de transmettre les dossiers des intéressés aux avocats de permanence au « 35bis » [1] et au tribunal administratif. Cette cellule se montre très efficace, puisque tous les interpellés seront libérés, ce qui contribuera de façon significative à la cohésion du Collectif.
Objet de suspicion
Pendant toute cette période, le Collectif participe aux réunions et aux actions de la Coordination nationale des sans-papiers, mais cette participation ne va pas sans difficultés, pour trois raisons principales. La première tient à la question des langues : les sans-papiers chinois sont très peu nombreux à comprendre et à parler le français. À l’intérieur du Collectif, nous surmontons cet obstacle par un effort systématique de traduction : quel que soit le temps requis, toutes les interventions sont traduites ou, au moins, résumées. Mais il est impossible d’imposer une telle règle aux membres de la Coordination nationale. Du coup, les délégués chinois sont tenus à l’écart de ses débats et tendent à s’en désintéresser.
En second lieu, beaucoup de membres de la Coordination, d’origine africaine ou maghrébine, développent volontiers une argumentation selon laquelle la France aurait une dette vis-à-vis des anciens combattants venus d’Afrique et du Maghreb, et serait donc normalement obligée de régulariser les sans-papiers provenant de ces régions. Bien entendu, cette argumentation ne s’applique pas aux Turcs et aux Chinois, et risque d’introduire une discrimination entre les sans-papiers du fait de leur origine.
Enfin, le Troisième Collectif est dirigé à part égale par les délégués élus des sans-papiers et par des militants français. Au contraire, la plupart des collectifs de la Coordination font une distinction tranchée entre sans-papiers, seuls habilités à décider, et « soutiens », relégués dans les tâches d’exécution. Le Troisième Collectif est donc l’objet de suspicions plus ou moins ouvertes quant à sa légitimité, en dépit des protestations de ses membres sans-papiers.
Pour les sans-papiers du Collectif, la victoire de la gauche aux élections législatives de 1997 et l’avènement du gouvernement Jospin sont une « divine surprise ». La publication, le 22 juin 1997, de la circulaire Chevènement sur la régularisation refroidit quelque peu les espoirs. Cependant le Collectif écarte la proposition de boycott présentée par quelques-uns des Saint-Bernard, et il dépose 900 dossiers dont les deux tiers aboutissent à une régularisation au cours de l’été.
À l’issue de la période de régularisation, 300 adhérents du Collectif ont vu leur demande rejetée. D’autres sans-papiers, dans la même situation, viennent bientôt les rejoindre. Il apparaît bien vite que le gouvernement n’est disposé à aucune nouvelle ouverture et qu’il faudra reprendre l’action. Décision est prise de « mettre à contribution » l’Église réformée, épargnée jusque-là par les occupations. Au mois de mai, le Troisième Collectif occupe donc successivement la Mission populaire de la rue de l’Avre (foyer de Grenelle) et l’église réformée de Béthanie, rue des Pyrénées. Des représentants du Collectif se rendent à l’assemblée protestante de Rezé qui a précisément mis à son ordre du jour la question de l’étranger ; le Collectif est alors invité par la communauté paroissiale des Batignolles à s’établir dans son église.
Alors qu’une lettre du Collectif au Premier ministre se heurte à une fin de non-recevoir sèche et méprisante, la décision est prise de commencer une grève de la faim. Contrairement aux accusations lancées contre eux, les militants français du Collectif ne sont pas à l’origine de cette décision. Du reste, il faut beaucoup d’inconscience pour croire qu’on pourrait manipuler une personne au point de la persuader de cesser de s’alimenter : il s’agit là d’une résolution individuelle que personne ne peut prendre pour un autre.
Par ailleurs, l’objectif de la grève de la faim est défini de façon originale : elle vise, non pas directement à la régularisation des grévistes et des membres du Collectif, mais à la modification d’un certain nombre de dispositions réglementaires ; elle se propose ainsi de défendre l’ensemble des sans-papiers, et non pas seulement ceux qui sont directement impliqués dans l’action.
Succès relatif
La grève de la faim dure un mois et s’achève sur un relatif succès ; une partie des revendications est obtenue : suspension des mesures d’éloignement pendant l’examen des recours, réouverture de l’ensemble des dossiers du Collectif, appréciation de la durée de séjour à la date de la décision éventuelle de régularisation et non plus à la date de la circulaire, mise en œuvre d’une procédure de suivi avec le ministère de l’intérieur, élargissement des critères d’interprétation de la circulaire… Ces nouvelles mesures permettront la régularisation de quelques milliers de sans-papiers. Au sein du Collectif, 23 des v29 grévistes sont régularisés ; les six autres le seront dans les trois ans qui suivront. 280 dossiers sont également acceptés.
Les années 2000 seront marquées par différentes actions, parmi lesquelles l’occupation de l’hôtel de Massa qui aboutit à l’intervention du Médiateur de la République – Bernard Stasi – que le Collectif a sollicité ; elle permettra la régularisation de quelque quatre-vingt sans-papiers supplémentaires. Puis le Collectif négocie son invitation à l’église Saint-Merri, où il passera dix jours. À la suite, une coopération effective se noue avec les paroisses parisiennes appartenant au Réseau Chrétien-Immigrés, qui se traduit par l’organisation de journées de rencontres dans ces paroisses. Finalement, des discussions avec la préfecture conduites par Saïd Bouziri aboutissent à la régularisation des derniers dossiers en souffrance et le Collectif se dissout en 2006.
Quelques enseignements
Parmi les apports originaux de l’expérience, on peut souligner le caractère international du Collectif : il a été l’un des aspects les plus exaltants de l’aventure. Voici des centaines de personnes qui ne parlent pas la même langue, qui n’ont pas la même origine ni la même culture : elles sont pourtant capables de lutter ensemble dans les circonstances les plus difficiles. Le Collectif a été traversé par toutes sortes de conflits – les conflits classiques au sein du mouvement : entre familles et célibataires, entre jeunes et vieux, entre radicaux et modérés ; mais jamais aucun n’a opposé une communauté à une autre.
Bien entendu, ce caractère international a imposé diverses contraintes : assemblées tenues en trois langues (chinois, turc, français), présidées par des discussions au sein des groupes de langues ; tracts également rédigés en trois langues, etc. Ces contraintes ont été acceptées avec beaucoup de patience par les sans-papiers du Collectif, qui ont compris qu’elles étaient la condition d’un fonctionnement démocratique.
En second lieu, la direction du Collectif a été assurée par une coopération effective entre militants français et délégués élus par les sans-papiers. Du côté des militants français – outre les noms déjà cités, il faut ajouter ceux de François Brun et de Marie Marin – nous n’avons jamais conçu notre rôle en termes de « soutien », et nous n’avons jamais envisagé d’être les simples exécutants « techniques » de décisions politiques prises par les seuls sans-papiers. Pour nous, militants français et sans-papiers participaient à la lutte sur un pied d’égalité, chacun apportant sa contribution spécifique : l’expérience politique pour les uns, la connaissance des sans-papiers, le courage et la résolution pour les autres. Par ailleurs, plusieurs militants venus des associations de l’immigration ont joué un rôle essentiel au sein du Collectif, en particulier les représentants de la Fédération des Tunisiens pour une citoyenneté des deux rives (FTCR) et ceux de l’Acort ; leur statut de militants de l’immigration les plaçait en quelque sorte à mi-chemin entre militants français et sans-papiers, et leur action a évité bien des incompréhensions et bien des malentendus.
Enfin, nous nous sommes toujours refusés à toute utilisation politique du collectif à des fins autres que la régularisation. Celle-ci a été posée comme un objectif unique et exclusif : c’est ce qui a rendu possible la participation de sans-papiers dont les opinions politiques pouvaient être très variées ; c’est ainsi que nous avons compté dans nos rangs quelques destouriens tunisiens et quelques « loups gris » turcs.
D’une façon plus générale, nous avons toujours insisté sur le caractère spécifique de la lutte des sans-papiers. Au tournant des années 2000, un débat divisera les défenseurs des sans-papiers : pour certains, les sans-papiers sont des exclus et ils sont invités à passer alliance avec les autres exclus : c’est le projet du « mouvement des sans », sans-travail, sans-logis, sans-papiers, etc. Pour nous, un tel projet confond des situations extrêmement différentes et risque de noyer la cause des sans-papiers à l’intérieur d‘un « mouvement social » aux contours mal définis. Mais surtout, en ce qui regarde les sans-papiers, il repose sur une analyse fausse : les sans-papiers ne sont pas des exclus ; au contraire, par leur travail et le rôle qu’il remplit dans l’économie française, par l’inscription de leurs enfants dans les écoles, ils sont profondément intégrés dans la société et il ne leur manque qu’un bout de papier – le titre de séjour – pour que cette intégration soit complète. Autrement dit, il ne s’agit pas d’introduire dans la société des gens qui se trouvent en dehors d’elle ; il s’agit de faire reconnaître qu’ils sont déjà là parmi nous.
Reste à évoquer quelques bons ou beaux souvenirs. Pêle-mêle : la rangée de poussettes qui constituait le premier rang de chacun de nos cortèges ; la visite au cimetière chinois de Noyelles, près d’Abbeville ; le soutien indéfectible apporté par les cinéastes de la Société des réalisateurs de films (SRF) : Jean-Henri Roger, Serge Le Péron, Jean-Pierre Thorn, Jeanne Labrune, Michèle Soulignac et tant d’autres. Reste aussi à remercier tous ceux et toutes celles qui, à un moment donné, sous une forme ou sous une autre, ont pris part à notre lutte. Il serait trop long de les citer tous ; mais tous ont leur place marquée dans notre mémoire collective.
Notes
[1] L’article 35 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945 modifiée prévoyait le maintien dans des locaux non pénitentiaires des étrangers en instance de départ forcé. Cette rétention, commune à l’ensemble des mesures d’éloignement, permet l’organisation matérielle et l’exécution des expulsions, reconduites à la frontière et refoulements. Le juge dit « 35 bis » a été remplacé par le juge des libertés et de la détention. Par extension, la salle « 35 bis » est celle où était jugé le contentieux des étrangers.
Partager cette page ?