Article extrait du Plein droit n° 95, décembre 2012
« Des familles indésirables »
D’un modèle (de famille) l’autre
Nathalie Ferré & Laurence Sinopoli
Université de Paris 13 – Iris, Gisti / Université de Paris-Ouest Nanterre-La Défense, Gisti
Lorsque l’on pense aujourd’hui à la famille, une vision élargie s’impose d’emblée : familles constituées dans et hors du mariage ; familles recomposées avec des enfants venant d’autres unions. Cependant, le droit ne tient compte que pour partie de ces réalités sociales ; le projet de loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe, qui sera bientôt discuté au Parlement, est révélateur de ce qu’il reste encore à construire pour atteindre l’égalité. Il s’agit là d’une étape de plus. D’autres réformes, en particulier sur la parentalité, suivront. Si le droit français de la famille trace sa route vers l’égalité, fût-ce de façon laborieuse, le sort réservé par la loi aux familles étrangères est tout autre : pour elles, souvent, point d’union autre que le mariage, point d’enfants autres que ceux issus de cette institution et ayant un lien de filiation avec le père et la mère concernés par le regroupement familial, sans oublier les suspicions pesant sur les filiations et sur l’authenticité des consentements pour former les unions (voir les attaques sur les mariages blancs ou gris). On a ainsi à voir deux dispositifs juridiques aux évolutions diamétralement opposées, l’un qui tente d’épouser les nouveaux visages de la famille, l’autre, relevant du droit des étrangers, qui est directement dicté par les préoccupations migratoires. Il s’agit alors de limiter le plus possible le nombre de personnes pouvant se prévaloir du droit de vivre ensemble en France, et de repousser au plus loin le moment de leur délivrer un titre de séjour.
Marche vers l’égalité
Revenons quelques instants sur l’évolution du droit français de la famille pour mieux mesurer l’écart creusé au nom de cette politique d’immigration que l’on entend mener et afficher. L’égalité, on l’a vu, constitue l’un des pôles en direction desquels tendent les règles du droit français de la famille depuis les réformes des années soixante-dix : la loi de 1970 sur l’autorité parentale qui met un terme à la puissance paternelle, celle de 1972 sur la filiation consacrant l’égalité entre les enfants légitimes et les enfants naturels, ou encore la loi de 1975 sur le divorce, pour ne citer que les premières. Ainsi ces réformes suivent-elles une évolution linéaire que l’on peut résumer en peu de mots : égalité entre les parents détenteurs de l’autorité parentale ; suppression progressive des inégalités frappant les épouses ; évolution jusqu’à l’égalité entre les filiations hors mariage ou dans le mariage.
Pour illustrer ce dernier exemple, l’effacement progressif des distinctions entre filiation « légitime » et filiation « naturelle » passe par l’inscription dans le code civil, après l’adoption de la loi du 3 janvier 1972, que « l’enfant naturel a en général les mêmes droits et les mêmes devoirs que l’enfant légitime dans ses rapports avec ses père et mère. Il entre dans la famille de son auteur ». Il restait cependant des exceptions. Ainsi, l’établissement du lien de parenté hors mariage n’est-il libéralisé que dans la loi de 1993. Il faut attendre le 21e siècle pour que les droits de succession des enfants dits « adultérins » ne soient plus diminués, lorsque l’enfant naturel entre en conflit avec les héritiers légitimes ou l’épouse. La Cour européenne des droits de l’Homme intervient, dès 1979, dans une affaire portée contre la Belgique sur l’interprétation du droit au respect de la vie familiale (article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme) combiné à l’interdiction de toute discrimination fondée sur la naissance (article 14). Il en découle une obligation, pour les États, de prévoir des dispositifs assurant l’égalité entre les filiations légitime et naturelle. À la suite d’une condamnation de la France par la Cour en 2000, une loi est adoptée en 2001 qui supprime les dispositions du code civil limitant les droits des enfants adultérins et les références rédactionnelles distinguant les enfants « naturels » des enfants « légitimes ». En 2005, les catégories mêmes sont supprimées par ordonnance. Toute distinction entre filiation légitime et filiation naturelle est abolie ; les termes sont bannis du code civil français. Cette dernière réforme met également en place des règles procédurales garantissant une stabilité de la filiation.
Toutes ces modifications ont permis de stabiliser les liens familiaux, en même temps qu’elles conféraient aux enfants les mêmes droits. Parallèlement, les droits de chaque membre de la famille doivent être respectés, avec une attention accrue portée à l’intérêt de l’enfant. Ces droits attachés à la personne en tant que telle sont supposés individualiser chaque membre de la famille et accorder une place à la volonté ou à la liberté de chacun. En témoigne, par exemple, le divorce par consentement mutuel.
Mais lorsqu’on parle de familles migrantes, l’égalité, la stabilité, la liberté sont écartées. Toutes les relations familiales sont entachées de suspicion.
Des voies dérogatoires
Ainsi, si le législateur de 2009 modifie à la marge l’ordonnance de 2005 au moment de sa ratification, c’est notamment pour permettre au ministère public de contester les filiations malgré la stabilité des liens entretenus [1]. En effet, le parquet pourra demander devant les juridictions la remise en cause de la paternité par exemple, bien que celle-ci soit établie par un titre, c’est-à-dire principalement par un acte de reconnaissance ou par le jeu de la présomption de paternité du mari de la mère, et confirmée par une « possession d’état » d’une durée de cinq ans, c’est-à-dire une réunion suffisante de faits révélant les liens de filiation et de parenté. La lutte contre la fraude doit être plus forte que la stabilité des familles. Le texte est rédigé de manière neutre mais on peut présager qu’il trouvera principalement à s’appliquer quand il s’agira de remettre en cause des situations familiales où des demandes de titres de séjour ou de naturalisation sont examinées.
Ce spectre de la fraude a également été la muse du législateur depuis 1993 au nom de la surveillance des mariages mixtes. Aussi, les dispositions du code civil relatives au mariage ont-elles été modifiées par les lois de 1993 [2], de 2003 [3] et de 2006 [4] qui portent successivement sur la « maîtrise de l’immigration », sur la « maîtrise de l’immigration » et la « nationalité », enfin sur « le contrôle de la validité du mariage ». Le Conseil constitutionnel, pourtant timide en ce qui concerne la protection des libertés des étrangers, est même intervenu pour déclarer contraire à la liberté du mariage la disposition votée par le Parlement en 1993 qui faisait du caractère irrégulier du séjour un indice sérieux de l’absence de consentement au mariage [5]. Ainsi en va-t-il des alliances impliquant un étranger : des obstacles et des contrôles avant le mariage et des actions qui permettront plus facilement au ministère public de les remettre en cause. Mais pour les couples mixtes, il faut, sans le dire, ériger des obstacles pour les empêcher de célébrer leurs unions. L’audition commune des époux a été imaginée, pour ces derniers, dans le but de s’assurer de la réalité de leur consentement. À ces difficultés se sont ajoutées d’autres qui relèvent plus strictement de l’état civil : demander des documents supplémentaires, contester ceux qui sont produits, puis gêner la transcription du mariage sur les registres de l’état civil lorsqu’il a été célébré à l’étranger.
La conception étriquée de la famille et des membres supposés la constituer s’impose à l’examen du dispositif régissant le regroupement familial. La procédure est réservée au conjoint (ou à la conjointe) et aux seuls enfants issus du couple (demandeur/demanderesse et son épouse/époux). Les enfants de l’un d’eux peuvent bénéficier de ce droit à la condition que l’autre parent soit décédé ou déchu de l’autorité parentale, ou que cette autorité ait été confiée par décision de justice au couple demandant le regroupement familial [6]. Il faut que la filiation ait été légalement établie. Sur ce point, là encore, la suspicion est de mise. Passons sur les situations de blocage causées par la remise en cause quasi systématique des documents d’état civil établissant les liens de filiation. Ces pratiques n’ont jamais cessé.
Mais le législateur a cherché à aller plus loin, par la loi du 20 novembre 2007, en prévoyant le recours aux tests ADN pour établir la filiation maternelle. La disposition a donné lieu à de vives oppositions, notamment de la part du Comité consultatif national d’éthique énonçant que la filiation ne se résumait pas à un gène et que la mesure revêtait un caractère discriminatoire. Le législateur n’a pourtant pas voulu y renoncer et a entouré cette disposition de garanties… que le pouvoir réglementaire n’a pas su mettre en application. Le dispositif tel qu’il avait été adopté a été abandonné. Néanmoins, lorsque les documents d’état civil sont rejetés par les autorités consulaires, les personnes concernées sont elles-mêmes tentées, en désespoir de cause, de recourir à l’identification par le recours aux empreintes génétiques pour sortir de l’impasse. Mais on sait que, dans certains pays, ce type d’examen relève du parcours du combattant.
L’étranger ou le binational installé en France aura toutes les peines à faire venir un enfant qu’il a recueilli dans le cadre d’une kafala. Dans de nombreux systèmes juridiques étrangers, en Algérie ou au Maroc par exemple, est prévue une procédure qui consiste, pour un juge, à confier un enfant à une personne, sans que ce dispositif juridique établisse de lien de filiation. Mais au regard du droit français, l’enfant, parce qu’il ne ferait pas partie de la famille qui l’a accueilli, n’a pas de droit à entrer ou à séjourner en France. Pour le juge français - mais cela suppose un long combat devant les tribunaux -, la kafala peut ouvrir droit à l’entrée et au séjour si l’enfant est seul et ne peut compter sur des parents biologiques dans son pays d’origine. Dans ce cas, l’enfant ou le jeune pourra prétendre à un visa ou à un titre de séjour, le refus de délivrance portant atteinte au respect de la vie familiale. Une exception résulte des accords franco-algériens qui prévoient spécifiquement le regroupement familial pour les enfants confiés par kafala prononcée par un juge.
Quelle vie familiale en Europe ?
La Cour européenne des droits de l’Homme (Cour EDH) elle-même n’a pas su se départir de la politique des États en matière d’immigration. Le droit au respect de la vie familiale garantie par l’article 8 de la Convention n’implique pas, pour les États, « l’obligation générale de respecter le choix, par des couples mariés, de leur domicile commun et d’accepter l’installation de conjoints non nationaux dans le pays » (Cour EDH, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c/Royaume-Uni, 28 mai 1985, §67, série A n° 94). La volonté de fonder une famille n’est pas protégée par le droit européen et il faudra des circonstances exceptionnelles pour que la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH) puisse servir à assurer le maintien de membres d’une famille déjà présente sur le territoire d’un État, voire le regroupement familial. Peu importe que les citoyens de l’Union européenne bénéficient de droits beaucoup plus étendus en raison de l’application des règles juridiques de l’Union européenne, cette différence de traitement n’est pas considérée comme discriminatoire En effet, la Cour EDH ne s’oppose pas à ce que les ressortissants de l’Union bénéficient d’un traitement préférentiel.
La Cour de justice de l’Union européenne a pu un temps faire espérer que la protection de la vie familiale garantie aux citoyens de l’Union européenne puisse s’étendre aux membres de la famille ressortissants d’États tiers. Mais là encore, les évolutions de la « liberté de circulation » ne sont pas les mêmes pour tous. Des garanties relatives au séjour de familles binationales peuvent leur permettre de circuler librement au sein de l’Union. Quelques signes de largesse méritent ici d’être signalés. La famille du citoyen européen inclut non seulement le conjoint mais aussi « le partenaire avec lequel le citoyen de l’Union a contracté un partenariat enregistré » lorsque l’État membre d’accueil assimile les partenariats enregistrés au mariage ; les descendants mineurs, mais aussi « les descendants directs qui sont âgés de moins de vingt-et-un ans ou qui sont à charge » ; et « les ascendants directs à charge ». Ce qui laisserait penser que la vision européenne de la famille s’élargit. Sauf que, pour les familles installées en France, quand bien même un des membres serait de nationalité française ou européenne, ces droits sont limités par l’application du droit français. Pour bénéficier des droits issus de cette vision européenne « élargie » de la famille, il faut que le membre de la famille français exerce son droit à la libre circulation, c’est-à-dire qu’il quitte la France pour s’installer dans un autre pays de l’Union avec sa famille. Pour ceux qui restent dans un seul pays de l’Union – la France en l’occurrence-, le droit au séjour peut être refusé aux membres de la famille « pour autant qu’un tel refus ne comporte pas, pour le citoyen de l’Union concerné, la privation de la jouissance effective de l’essentiel des droits conférés par le statut de citoyen de l’Union » [7]. S’il est démontré que le citoyen de l’Union européenne, par exemple un enfant, doit quitter le territoire de l’Union européenne avec le membre de la famille non autorisé au séjour, alors, exceptionnellement, le respect de la vie familiale primera les politiques de fermeture des frontières. S’annoncent encore de longues batailles devant les prétoires dont on sait que la plupart demeureront vaines. Rappelons tristement que la directive 2003/86 CE relative au droit au regroupement familial prévoit la possibilité, pour les États membres, de subordonner le bénéfice du regroupement familial au mineur de plus de douze ans à la satisfaction du « critère d’intégration » !
Vivre ensemble : seulement si tu le vaux bien
Plus largement, l’exigence d’intégration se retrouve dans tous les dispositifs relatifs aux familles étrangères ou binationales. En droit français, depuis 2007, les membres de la famille pour qui on demande le regroupement familial sont soumis, s’ils ont plus de 16 ans et moins de 65 ans, à une évaluation de leur degré de connaissance de la langue française et des valeurs de la République, dans le pays d’origine, avant le départ. La cohésion du territoire ou de la nation est visiblement plus importante que l’unité des familles. La Halde a jugé cette évaluation comme « une contrainte importante au regard de la liberté d’aller et venir et du droit fondamental de mener une vie familiale normale » [8].
Il n’est pas étonnant que la manière d’appréhender la vie de famille dans les dispositifs juridiques relatifs à la nationalité française suive une tendance similaire. Ainsi, les conjoints et conjointes de personnes de nationalité française ne peuvent acquérir la nationalité française que si ils ou elles justifient d’une connaissance suffisante de la langue française. De plus, la procédure prévoit que le gouvernement peut s’opposer à l’acquisition de la nationalité française pour « indignité » ou « défaut d’assimilation ». Le droit français de la famille s’appuie sur le respect de valeurs (égalité entre époux, liberté) que la ou le conjoint étranger devra connaître pour obtenir la nationalité française. En outre, l’époux ou l’épouse doit faire état d’une communauté de vie dont la durée a grimpé de six mois à quatre ans entre 1984 et 2006 [9], sans que rien ne justifie objectivement une telle inflation. Cette communauté de vie doit être « affective » comme « matérielle ». C’est bien là l’unique occurrence des sentiments dans les règles du code civil sur la vie conjugale. De sorte qu’une relation adultérine suffit à prouver l’absence de communauté de vie et ainsi justifier le refus de naturalisation [10]. Pour devenir français en raison du mariage, il faudrait démontrer qu’on est dans une famille parfaite… Plus grave, l’exigence de vie commune pour l’obtention d’un titre de séjour comme pour l’acquisition de la nationalité place les membres de la famille dans une dépendance totale à l’égard de l’un des conjoints. Cette exigence s’accorde bien mal avec l’émancipation introduite dans les règles françaises sur les rapports familiaux.
Aucune des évolutions du droit français de la famille ne paraît résister aux politiques migratoires. Et quelle meilleure illustration de la conception française du droit au respect de la vie familiale que ces aires pour les familles ouvertes dans les centres de rétention [11] ?
Notes
[2] Loi n° 93-1027 du 24 août 1993 relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France.
[3] Loi n° 2003-1119 du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l’immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité.
[6] Il faudra alors que l’autre parent les ait autorisés à faire venir l’enfant en France.
[7] CJUE, 8 mars 2011, Zambrano, aff. C-34/09 ; CJUE, 15 novembre 2011, Dereci, aff. C-256/11 ; CJUE, 5 mai 2001, McCarthy, aff. C-434/09.
[8] Délibération n° 2007-370, 17 déc. 2007.
[9] Et il faut ajouter les délais de la procédure et la faculté de remettre en cause l’acquisition de la nationalité si la vie commune a cessé dans les douze mois de l’enregistrement de la déclaration.
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