Article extrait du Plein droit n° 78, octobre 2008
« Saisonniers en servage »
Le nouveau serf, son corps et nos fruits et légumes
Frédéric Decosse
Doctorant en sociologie (EHESS/IRIS)*
Abdellatif est ouvrier dans les serres de Campo-Hermoso, ancien village de colonisation franquiste du Levante, dans la plaine d’Almeria, au sud-est de l’Andalousie. Avec une vingtaine d’autres Marocains, la plupart sans-papiers, il vit en marge du bourg, dans un « cortijo-chabola », c’est-àdire un vieux baraquement en dur, défoncé et rafistolé à grand renfort de plastique et carton : l’habitat typique des travailleurs migrants de cette zone d’agriculture intensive du sud de l’Europe. C’est un ancien saisonnier OMI. Pendant quatorze ans, il est venu en France en famille, avec sa femme et son frère, dans la région d’Auxerre. Quatre mois chaque année à ramasser les cornichons, payé à la tâche. En 2004, son patron fait faillite : Abdellatif perd son emploi et toute possibilité de séjourner et travailler légalement en France. Heureusement, il s’est aménagé une porte de sortie : depuis 2002, il travaille également en Espagne, de telle sorte qu’il a obtenu sa carte de résidence au bout de trois ans.
Le boulot dans les serres, Abdellatif le connait bien : « Le matin on va au travail à pied. Il faut marcher 10 à 15 km. Dans la serre, on étouffe à cause de la chaleur. 10 à 15° de plus que dehors. À El Ejido l’an dernier, un Marocain est mort à cause de ça. Et puis, l’atmosphère est suffocante avec l’humidité et les "venenos" [poisons]. Je ne pourrais pas dire avec quels produits je traite parce que c’est le patron qui fait la préparation et qu’il en utilise beaucoup. Ce n’est pas un agriculteur, plutôt un pharmacien. On traite sans aucune protection. Avec un pulvérisateur qu’on charge sur notre dos. Le patron ne donne ni combinaison, ni masque, ni gants… Rien ! Si tu en demandes, il t’envoie balader. Il ne veut rien dépenser pour ça. Il dit qu’il n’a pas d’argent pour en acheter. Pas de savon pour se laver non plus, pas d’eau pour boire, pas de local pour manger. On est des esclaves. On nous traite comme des animaux. Le soir, j’ai mal à la tête, ça tourne. Mes yeux et mon nez coulent. La gorge me pique. J’éternue et j’ai du mal à respirer. Des fois, j’ai la diarrhée, je vomis. Ça dépend du produit. »
Dans les serres de Berrel’Étang dans les Bouches-du- Rhône, l’ensemble des saisonniers enquêtés rapportent les mêmes symptômes, témoignant d’une intoxication aux pesticides, telle que décrite dans le tableau de maladie professionnelleen maladie professionnelle puisque la Mutualité sociale agricole reconnaît chaque année moins d’une dizaine de maladies liées à l’exposition professionnelle aux pesticides pour l’ensemble des actifs agricoles. Le chemin de la reconnaissance est un véritable parcours du combattant pour un exploitant ou un salarié français, alors pour un travailleur étranger, qui plus est enfermé dans un statut temporaire…
L’enquête « Surveillance médicale des risques » (SUMER) menée par le ministère du travail en 2003 confirme que 53 % des salariés de la production agricole sont exposés à des produits chimiques dans leur activité professionnelle et 20 % à des cancérogènes. Parmi eux, les pesticides, les produits de nettoyage des serres souvent à base de formol, mais aussi les gaz d’échappement des engins agricoles… Et il s’agit là d’une estimation basse. En effet, l’enquête est basée sur les observations des médecins du travail qui ne voient presque jamais les « saisonniers OMI » dans la mesure où la visite d’embauche leur est rarement proposée. En témoigne la faible proportion d’étrangers dans l’échantillon.
Un processus de « délocalisation sur place »
Or, les saisonniers étrangers sont présents dans les secteurs les plus intensifs : dès lors qu’une zone agricole se spécialise et s’industrialise, en bref intensifie sa production, se mettent en place des canaux efficaces de recrutement de main-d’oeuvre allogène, seule force de travail susceptible d’accepter les conditions de rémunération et de travail proposées [1]. Au fur et à mesure, les bassins de recrutement s’éloignent de la zone de production et les systèmes d’importation de force de travail ajustent la migration aux stricts besoins des exploitants, tout en les empêchant de basculer vers un autre secteur d’emploi, d’accumuler du temps de présence continue sur le territoire et donc in fine de bénéficier des droits attachés à celle-ci.
Ces migrants sont donc assignés à un travail donné, défini par l’État et le patronat : un travail pour immigré. Un « travail dangereux, dégoutant, dégradant » (« 3D job ») selon le Bureau international du travail (BIT), un « emploi qu’aucun travailleur national n’accepterait exception faite des plus pauvres » (« SALEP job »). Il est de ce point de vue significatif que les métiers de l’arboriculture intensive et du maraîchage (sous-serre) figurent sur la liste des métiers sous tension. Les conditions de rémunération, mais aussi de travail et santésécurité, opèrent de fait une segmentation du marché du travail, créant un sous-marché sur lequel les normes salariales et sanitaires tendent à toujours plus s’abaisser vers celles des pays d’origine des salariés, selon un processus de « délocalisation sur place » [2].
À l’échelle de ces secteurs d’agriculture intensive, s’organise l’ineffectivité du droit, basé sur un laisser faire politique et un manque de moyens de l’inspection (et de la médecine) du travail. Pour ce qui est des pesticides par exemple, la réglementation existante, quoique plutôt bonne, est en grande partie inappliquée. Si l’employeur a l’obligation de diagnostiquer le risque chimique dans l’entreprise, de mettre en oeuvre les mesures nécessaires à sa réduction, de supprimer les produits les plus dangereux…, dans les faits, les saisonniers affrontent seuls le risque, dans le meilleur des cas avec un masque en papier. Ils ne sont généralement pas formés, ni informés des dangers. Ils ne bénéficient souvent d’aucune surveillance médicale particulière et ne disposent pas d’équipements de protection individuels adaptés et entretenus, alors même que les équipements collectifs font systématiquement défaut. Les délais légaux entre le traitement et la « réentrée » des travailleurs dans les cultures, notamment sous serres, ne sont généralement pas respectés, ce qui explique partiellement que tous les salariés, même ceux qui n’effectuent pas directement les traitements, présentent les symptômes d’une intoxication.
Des maladies professionnelles non reconnues
S’ajoutent à cela les expositions passées des salariés à des molécules particulièrement toxiques (les organochlorés par exemple) qui devraient produire des effets 10, 20, 30 ans après, avec son lot de cancers, de malformations… Or l’exposition à des produits toxiques à effets différés de travailleurs à la fois étrangers et temporaires – obligés de regagner leur pays d’origine à la fin du contrat et n’ayant pas de droit au séjour lorsqu’ils atteignent l’âge de la retraite – empêche toute visibilité du caractère professionnel de la pathologie à venir, et donc de la responsabilité pénale de l’employeur, voire de l’administration. Ils ont donc de fait peu de chance d’entamer une procédure en reconnaissance et d’obtenir un jour réparation du dommage subi dans le cadre de leur travail. Et ce d’autant moins en effectuant la démarche à partir d’un pays étranger, comme tend à le prouver l’expérience des mineurs marocains – recrutés sur le même mode (MP) n° 11 du régime agricole. Pourtant, aucun d’entre eux ne bénéficiera jamais d’une reconnaissance temporaire pour des périodes de travail de dix-huit mois renouvelables – dont les cas de pneumoconiose signalés au pays ont été largement sous-reconnus en comparaison de ceux déclarés en France [3].
Outre le risque chimique, les saisonniers doivent également faire face à des contraintes organisationnelles et relationnelles importantes sur lesquelles ils n’ont aucune prise : le temps de travail, en forte période productive (les mois de récolte en particulier) peut atteindre trois cents heures par mois, soit dix à quinze heures par jour avec un seul jour de repos dans la semaine ; les cadences sont élevées du fait de la pratique répandue du travail à la tâche, pratique quelquefois formellement habillée par un mode de rémunération classique assorti d’« objectifs » de productivité à caractère obligatoire ; les rapports de travail sont marqués par le paternalisme, la violence plus ou moins symbolique et le racisme, racisme qui structure souvent le couple patron/salarié, mais aussi les relations entre travailleurs de statuts et nationalités différents mis en concurrence les uns avec les autres.
L’organisation du travail – et du « hors-travail », les ouvriers étant souvent logés collectivement sur l’exploitation – laisse peu de marges de manoeuvre aux travailleurs, pour préserver leur santé, entendue comme la « capacité prolongée de l’individu à faire face à son environnement physiquement, émotionnellement, mentalement et socialement » [4]. Si les salariés étrangers sont peu enclins à « s’écouter » et s’expriment assez peu sur leur stress, ou de manière générale sur ce qu’il est convenu d’appeler les risques psychosociaux, il n’en demeure pas moins que la pression, les humiliations quotidiennes, le manque de reconnaissance… pèsent sur leur état psychique.
Plus immédiatement visibles : les contraintes physiques. Elles sont en augmentation depuis 1982, notamment pour tout ce qui concerne le bruit, le port de charges, les gestes répétitifs à cadence et l’utilisation de machines et outils vibrants. Ces contraintes génèrent des pathologies spécifiques, comme les troubles musculo-squelettiques. Beaucoup de saisonniers âgés d’une cinquantaine d’années ont ainsi des problèmes de dos, des discopathies étagées concernant la plupart du temps les vertèbres lombaires et générant des lombalgies et sciatlagies chroniques. Il s’agit de cas typiques d’usure au travail, due au port de charges lourdes, aux postures de travail inconfortables (station debout prolongée, travail accroupi, à genou ou en torsion), aux contraintes articulaires associées au travail répétitif et rythmé.
Driss et son frère Seddick sont dans cette situation. Driss raconte : « Chaque année, je reste bloqué d’un coup. Je tombe par terre. Le patron est gentil mais quand même je ne peux pas trop m’arrêter. Avec le contrat OMI, si je ne travaille pas, je reste au Maroc l’année d’après ». C’est d’ailleurs ce qui lui est arrivé avec son employeur précédent. Celui-ci avait d’abord refusé de déclarer son accident de travail, puis parce que Driss avait bénéficié d’un arrêt maladie, il n’avait tout simplement pas renouvelé son contrat de travail l’année suivante : « Je n’ai pas besoin d’ouvriers malades ». Seddick, lui, a eu le même accident à la fin de sa période contractuelle. « Je me suis bloqué le dos et la jambe, en récoltant les concombres en hauteur. Je suis tombé de douleur. On m’a emmené à l’hôpital, l’accident a été déclaré mais je me suis soigné au Maroc, parce que si je n’avais pas pointé à l’OMI à Casablanca, je n’aurais pas pu avoir de contrat l’année d’après ». Que ce soit sur un refus explicite du patron, ou parce que le salarié anticipe ce refus ou l’éventuelle sanction administrative en cas de nonretour dans le pays d’origine à la fin du contrat, de nombreux accidents du travail ne sont pas déclarés, du fait de la précarité du statut saisonnier.
Ceux-ci sont pourtant particulièrement fréquents chez les saisonniers agricoles étrangers. Il faut dire que l’agriculture est un secteur où les taux de fréquence et les indices de gravité des accidents du travail sont parmi les plus élevés, davantage encore que dans le BTP, pourtant reconnu comme un secteur à risque. En outre, le sous-secteur « cultures spécialisées », qui compte notamment l’arboriculture et le maraîchage dans lesquels les saisonniers sont massivement employés, concentre près d’un dixième des accidents mortels (hors-trajet). Conséquence : dans les Bouchesdu- Rhône, 18 % des accidents du travail occasionnant des arrêts supérieurs à trois mois sont subis par des salariés hors-Union européenne, contre seulement 8 % pour les salariés français ou de l’Union. A contrario, concernant les accidents sans arrêt, la proportion s’inverse : 18,7 % pour les salariés hors-UE et 24,7 % pour les salariés de l’UE et pour les nationaux. Ces chiffres indiquent clairement une sous-déclaration des accidents du travail chez les salariés en provenance des pays tiers, parmi lesquels les saisonniers OMI.
Des affections de santé invisibles
Dans la mesure où la connaissance des affections de santé liées au travail est produite à partir des déclarations et reconnaissances, ce phénomène a tendance à invisibiliser les atteintes dont est victime cette catégorie de travailleurs. Et lorsqu’il y a déclaration, comme il s’agit davantage du signalement d’un accident du travail que d’une maladie professionnelle, le salarié s’oriente sur une autre voie que celle pouvant mener à la prise en charge de sa pathologie d’usure, susceptible de déclencher de nouveaux épisodes accidentels. Cette voie est en outre passablement obstruée dans la mesure où la perception de l’allocation adulte handicapé est subordonnée à la fois à la fixation d’un taux d’invalidité élevé rarement obtenu, mais aussi à l’obtention d’un titre de séjour. Il en est de même pour les dispositifs de reclassement professionnel qui, de toute façon, offrent peu de recours à ces salariés à faible niveau de formation initiale.
Pour l’ensemble de ces raisons, les saisonniers âgés se maintiennent dans l’emploi jusqu’à ne plus être assez productifs et être remplacés par un plus jeune. Ceux qui choisissent la voie de la reconnaissance ont maille à partir avec la préfecture pour obtenir une autorisation provisoire de séjour, ainsi qu’avec la Mutualité sociale agricole (MSA) qui supprime leurs droits sociaux à la fin du contrat, consolide rapidement les affections et fixe des taux d’incapacité partielle permanente systématiquement bas (3 % alors que le taux moyen pour l’ensemble des affections et des salariés est d’environ 10 %).
C’est le cas d’Ahmed, la cinquantaine, poly-accidenté et sans-papiers depuis cinq ans. Après un premier accident nondéclaré par le patron, il chute à nouveau au cours de la récolte. Une chute de hauteur sur le dos, qui lui vaudra une opération. Il doit engager une procédure contre la MSA qui refuse de prendre en charge son accident, celui-ci ayant été signalé par son employeur en dehors du délai légal de 48h. Puis une deuxième pour contester la consolidation, nouvelle opération à l’appui, et le taux d’incapacité de 3 % proposé. Il lui faut maintenant entamer une demande de reconnaissance en maladie professionnelle. Sur le plan administratif, Ahmed a bénéficié de quelques autorisations provisoires de séjour obtenues grâce au soutien du Collectif de défense des travailleurs saisonniers dans l’agriculture (Codetras) et pourrait bénéficier d’une admission exceptionnelle au séjour pour motifs humanitaires, suite à la procédure engagée devant le tribunal administratif.
Il se pourrait donc bien qu’Ahmed finisse par obtenir ses papiers et même un début de réparation du préjudice subi, à condition toutefois que la MSA reconnaisse le trouble musculosquelettique du rachis dont il souffre. Comme lui, certains ouvriers restés en France et appuyés par des structures militantes, gagneront peut-être quelques procès face à leur employeur, à l’organisme de sécurité sociale et/ou à l’administration. Mais qu’en est-il pour le reste de ces forçats de la terre qui, accidentés ou intoxiqués ici, s’éteignent en silence dans les campagnes du Sud après avoir largement contribué à « moderniser », puis à maintenir la compétitivité de l’agriculture française ? Les luttes dans ce domaine restent à inventer et à mener…
P.-S.
* Frédéric Decosse prépare une thèse sur « La santé des saisonniers marocains en agriculture intensive : une approche comparative France-Espagne-Maroc »Notes
[1] Jean-Pierre Berlan, « Agriculture et migrations », Revue européenne des migrations internationales, 2 (3) : 9-32, 1986.
[2] Emmanuel Terray, « Le travail des étrangers en situation irrégulière ou la délocalisation sur place », Sans papiers : l’archaïsme fatal, Paris, 1999, Ed. La Découverte.
[3] Annie Thébaud-Mony, « Des travailleurs immigrés face aux atteintes professionnelles », Plein droit n° 14, juillet 1991.
[4] Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Quadrige, PUF, 2005, [1ère éd.1951].
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