Article extrait du Plein droit n° 78, octobre 2008
« Saisonniers en servage »
Dans les Pouilles, les caporali font la loi
Cristina Brovia
Stagiaire ArciGisti dans le cadre du programme agriculture paysanne et travailleurs migrants saisonniers, programme coordonné par Échanges et Partenariats.
Chaque année, le ministère de l’intérieur fixe par décret le nombre d’étrangers qui seront autorisés à faire leur entrée sur le territoire italien pour y travailler. Des quotas sont ainsi fixés par pays de provenance et par métier, selon les besoins identifiés en termes de main-d’œuvre et suivant les orientations du gouvernement en matière d’immigration, orientations qui sont détaillées dans un document programmatique triennal. Les travailleurs saisonniers sont, comme les autres, concernés par ce dispositif d’introduction de main-d’œuvre. Ainsi, pour l’année 2008, un quota de 80000 « unités » pour travail saisonnier a été fixé [1].
La procédure d’embauche est entièrement informatisée. L’employeur doit remplir un formulaire en se connectant au site du ministère de l’intérieur et l’envoyer par internet à une date déterminée. Certaines associations sont habilitées à envoyer les demandes à la place des employeurs. Bien que, formellement, la procédure paraisse assez simple, plusieurs dysfonctionnements ont été dénoncés. Des syndicats et des associations ont tout d’abord exprimé leurs réticences par rapport à la fiabilité et à la transparence du système informatique. En effet, dans la mesure où, vraisemblablement, des centaines de demandes ont été envoyées à la même heure et à la même date, comment l’examen de ces demandes, théoriquement réalisé dans l’ordre chronologique d’arrivée, a-t-il été effectué ? Des centaines de réclamations émanant de particuliers et d’associations ont ainsi été enregistrées sur la toile, sur des sites comme celui de Melting Pot Europa [2] qui dénonce un système qui ne ferait que révéler « la vraie nature du mécanisme des flux : un tirage au sort sans aucun critère » [3].
Un autre dysfonctionnement constaté concerne la lenteur de l’administration dans l’étude des demandes. À titre d’exemple, alors que le décret du 30 octobre 2007 fixait à 170 000 le quota d’« unités » pour travail salarié, et que 740 000 demandes avaient été envoyées, au 17 juin 2008, 67 627 demandes seulement avaient été étudiées, et pour les 39 343 qui avaient obtenu une réponse positive, seuls 7 947 visas avaient été délivrés ! [4].
Au-delà de la mise en œuvre de la procédure, c’est sa conception même qui est pour le moins étrange. Comment imaginer en effet que des employeurs s’engagent dans une procédure longue et incertaine pour recruter des étrangers qu’ils n’ont jamais vus et qui résident dans leur pays d’origine ? En réalité, il n’est un secret pour personne que la très grande majorité des étrangers « arrivés » par le biais de cette procédure résidaient déjà habituellement en Italie sans permis de séjour régulier. Certains parmi eux parviennent à se faire embaucher par leurs patrons ou par des connaissances, d’autres achètent des faux contrats de travail. Ils remplissent eux-mêmes la demande et paient les taxes à la place de l’employeur. Ils repartent ensuite au pays, en espérant ne pas se faire arrêter lors de la sortie du territoire italien. Parfois ils empruntent les mêmes routes dangereuses qu’à l’aller. Une fois dans leur pays, ils attendent la délivrance du visa qui leur permettra de revenir. Et les revoilà en Italie, quelques mois après, travaillant chez le même patron.
Pour de nombreux étrangers en situation irrégulière, cette procédure représente la seule véritable possibilité de régularisation par le travail, en contrepartie d’un petit détour au pays. Tout le monde le sait. Et pourtant, après la publication du décret, les politiciens se sont empressés de préciser à l’opinion publique la différence entre i flussi (la politique de quotas pour l’introduction de main-d’œuvre) et la sanatoria (la régularisation de sans-papiers) : la politique des quotas, expliquaient-ils, n’avait pas pour but de régulariser les étrangers clandestins déjà sur le territoire mais de pourvoir aux besoins de main-d’œuvre nécessaires à l’essor économique de l’Italie, en recrutant des étrangers choisis, en provenance de pays choisis et pour des métiers choisis.
Le système des flux est approximatif, trompeur, et ouvre la voie à des mécanismes pervers. Et pourtant quelques milliers d’étrangers y trouvent leur compte chaque année, quelques employeurs de bonne foi arrivent à régulariser leurs travailleurs, les arnaqueurs font quelques bonnes affaires, une partie du travail souterrain émerge. Tout compte fait, ce système permet des régularisations massives d’étrangers chaque année sur des métiers en tension, tout en rassurant l’opinion publique quant à la maîtrise des flux migratoires.
En ce qui concerne le travail saisonnier, l’embauche par le biais des flux ne représente qu’un aspect de la question. En effet, dans le secteur agricole et plus particulièrement dans le Sud, la majorité des ouvriers agricoles, saisonniers ou non, sont recrutés sur le marché parallèle, contrôlé par la criminalité organisée. Dans les campagnes du mezzogiorno italien, ce sont les caporali qui font la loi : ces intermédiaires de main-d’œuvre, souvent en lien avec les mafias locales, recrutent et gèrent les travailleurs et les transportent sur le lieu de travail. De plus en plus souvent, ils sont eux-mêmes étrangers et ils ne recrutent que des travailleurs originaires du même pays que le leur. Ils font alors aussi office d’interprètes et de médiateurs interculturels. Les caporali recrutent de plusieurs façons et leurs réseaux s’étendent parfois jusqu’aux pays d’origine des migrants. Mais le plus souvent, ils se rendent au jour le jour dans des lieux clés pour choisir la main-d’œuvre nécessaire. Autour des gares ferroviaires ou routières, ou dans des fermes délabrées au milieu des champs, les migrants attendent qu’on vienne les chercher pour les conduire sur le lieu de travail. Ce « service » est bien entendu payant : chaque travailleur doit payer environ cinq euros par trajet, argent déduit d’une paye déjà bien maigre. En effet, les ouvriers étrangers employés sur le marché parallèle en Italie du sud, sont payés en moyenne 2,50 euros l’heure.
La très grande majorité des travailleurs n’a pas de contrat de travail ni de permis de séjour et vit dans des baraques en ruines et isolées, sans eau potable ni électricité, dans des conditions de précarité et de promiscuité extrêmes. Depuis quelques années, des reportages effectués par des journalistes et des ONG ont brisé le silence sur les conditions de vie et de travail de ces travailleurs agricoles [5]. De nombreux témoignages font état de menaces et de violences en tout genre subies par les travailleurs : coups et blessures infligés en cas d’« insubordination », confinement sur le lieu de travail, confiscation des documents. Il a aussi été question d’homicides ; la disparition de quatre travailleurs polonais en 2006 a donné lieu à l’ouverture d’une enquête [6].
Les migrants qui rentrent dans ce circuit proviennent d’horizons différents. Certains sont de passage, d’autres résident de façon plus stable dans les campagnes et alternent différentes activités, toujours non déclarées. La plupart d’entre eux sont sans papiers, mais on note la présence de nombreux demandeurs d’asile. C’est le cas dans les campagnes du Tavoliere, vaste plaine agricole qui occupe le nord des Pouilles, connue principalement pour la cueillette de la tomate, l’« or rouge » de la région. À Borgo Mezzanone, dans le département de Foggia, se trouve un Centro di Accoglienza (CDA), centre d’hébergement pour demandeurs d’asile, mieux connu comme le « camp » de Borgo Mezzanone. Dans ce camp isolé au milieu de la campagne, des dizaines de demandeurs d’asile attendent que leur demande soit étudiée. Contrairement aux Centri di identificazione ed espulsione (CIE) [7], l’entrée et la sortie de ces lieux sont autorisées pendant la journée. Aussi, de nombreux demandeurs d’asile se rendent dans les champs pour travailler pendant l’instruction de leur demande. Une fois la procédure terminée, les campagnes autour du centre restent le premier refuge pour ces migrants, qu’ils aient obtenu le statut de réfugié ou non.
Des quotas pour les saisonniers
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M. est un jeune homme guinéen de 24 ans. Il se présente mi-novembre 2007 à la permanence juridique d’une association de Foggia. Il dit avoir voyagé deux ans avant de débarquer à Lampedusa, en Sicile. Aîné d’une famille nombreuse dont le père est mort, c’est pour s’occuper de sa famille qu’il a fait face à ce long voyage. Après quelques jours dans le centre d’accueil de Lampedusa, il est envoyé à Borgo Mezzanone. Sa demande d’asile a été rejetée. « Quand je suis sorti du camp après le refus de ma demande, je suis allé vivre dans une maison au milieu des campagnes. J’y ai été conduit par des amis que j’avais connus dans le camp. Il y a plusieurs maisons, toutes en ruines, sans eau courante. Parfois on a de l’électricité mais pas toujours. J’habite dans une maison avec une quinzaine de personnes. Je travaille depuis mi-octobre, à jours alternés. Je suis payé quatre euros l’heure ».
Comme lui, des dizaines de demandeurs d’asile déboutés et lâchés littéralement dans la nature, fournissent la main-d’œuvre nécessaire pour la saison des grandes cueillettes de la tomate, mais pas uniquement. Même s’il ne s’agit pas d’une zone d’agriculture intensive sous serre, le climat méditerranéen permet la production horticole tout au long de l’année. En septembre, brocoli et artichaut remplacent la tomate. Pendant tout l’hiver, la cueillette de l’olive, bien que de plus en plus mécanisée, demande aussi de la main-d’œuvre. Les demandeurs d’asile, qui souvent ne parlent pas italien et se retrouvent hébergés dans ce centre d’hébergement isolé au milieu de la campagne, deviennent une proie facile pour les caporali, d’autant que pendant l’examen de leur demande d’asile, ils ont un permis de séjour régulier, mais pas de droit au travail.
L’ONG Médecins sans frontières (MSF), qui a rédigé deux rapports sur les conditions des travailleurs agricoles en Italie du Sud [8], dénonce depuis bien des années ce phénomène. Lors d’une enquête menée en 2004, sur les 700 personnes interrogées par MSF, 23,4 % étaient des demandeurs d’asile et 6,3 % des réfugiés statutaires. Quatre ans après, MSF remarque une diminution générale de la présence des demandeurs d’asile dans les campagnes et l’attribue au fait que la durée de la procédure de demande d’asile a été raccourcie et que l’obligation de maintien en CDA pendant l’instruction de la demande a été instituée. Néanmoins, si la présence de demandeurs d’asile en cours de procédure diminue, les campagnes autour des CDA restent la destination la plus simple pour les demandeurs d’asile déboutés, mais aussi pour ceux qui ont obtenu un titre de séjour mais n’ont ni logement ni travail. Sans hébergement ni ressources, et en l’absence d’un système adéquat d’information et de soutien, les réfugiés resteront toujours la proie du circuit de la main-d’œuvre irrégulière, tout comme de nombreux autres étrangers en situation précaire.
Notes
[1] Décret du conseil des ministres du 8 novembre 2007 « Programmation transitoire des flux d’entrée des travailleurs extra-communautaires saisonniers sur le territoire de l’État pour l’année 2008 ».
[2] Réseau d’information sur l’immigration et le droit des étrangers : www.meltingpot.org
[4] Polchi, Vladimiro, « Immigrati, permesso a uno su cento », La Repubblica, 24 juin 2008.
[5] « Io, schiavo in Puglia », L’Espresso, 1er septembre 2006. Version française et reportage « Clandestins dans le sud de l’Italie. Un saisonnier en enfer », Courrier international, 830, 28 septembre 2006.
[6] Cf. « Dans le Sud de l’Italie, la saison des esclaves qui peinent pour deux euros », L’Humanité, 31 juillet 2006.
[7] Mieux connus sous le nom de CPT (Centri di permanenza temporanea), leur ancienne appellation, ils correspondent aux centres de retention administrative français.
[8] Medici Senza Frontiere, I frutti dell’ipocrisia. Storie di chi l’agricoltura la fa. Di nascosto. Indagine sulle condizioni di vita e salute dei lavoratori stranieri impiegati nell’agricoltura italiana. (Les fruits de l’hypocrisie. Histoire de ceux qui font l’agriculture dans l’ombre. Enquête sur les conditions de vie et de santé des travailleurs étrangers employés dans l’agriculture italienne), 2005 ; Medici Senza Frontiere, Una stagione all’inferno – Rapporto sulle condizioni degli immigrati impiegati in agricoltura nelle regioni del sud Italia. (Une saison en enfer –Rapport sur les conditions des immigrés employés en agriculture dans les régions du sud de l’Italie), 2008.
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