Article extrait du Plein droit n° 2, février 1988
« Logement : pourquoi des ghettos ? »

Sortir de l’impasse

Prétendre que les immigrés, globalement, n’ont plus de problèmes de logement, au vu de quelques statistiques hâtivement analysées, serait se satisfaire à bon compte, en considérant uniquement la forte réduction des bidonvilles et des îlots insalubres, ou quelques opérations réussies de réhabilitation.

Trois constats corrigent en ce domaine tout excès d’optimisme :

  • les immigrés restent dans l’ensemble plus mal logés que les Français (taux de surpeuplement, normes de confort…) et, parmi les immigrés, les Maghrébins sont moins bien logés que les immigrés venus de pays de la CEE.
  • les jeunes issus de l’immigration rencontrent dans certaines villes des difficultés évidentes pour trouver le logement qu’ils désirent, notamment lorsqu’ils veulent mettre fin à la cohabitation avec les parents ou changer de quartier ;
  • enfin, la population immigrée est très inégalement répartie dans certaines agglomérations : quels que soient les termes employés – ségrégation géographique ou ghettoïsation – le phénomène est toujours aussi néfaste.

Ces constats montrent que l’aide spécifique au logement de la population immigrée n’a pas donné les résultats attendus. Pourquoi ?

On ne prendra en compte que les deux dispositifs vraiment spécifiques au logement des immigrés : les crédits FAS et les crédits du 0,1 %. En 1984, 1 milliard 400 millions de francs ont été consacrés à ces dispositifs de droit commun dont bénéficient aussi les immigrés ; il s’agit d’une incitation supplémentaire qui n’a pas pour fonction de se substituer au droit commun.

Les crédits F.A.S. sont utilisés presque exclusivement pour l’aide forfaitaire destinée aux organismes gestionnaires des foyers qui ne peuvent accéder à l’APL. Cette aide est appelée ATL (aide transitoire au logement). La population des foyers connaissant, dans certaines régions, une paupérisation accrue, les crédits FAS comblent donc le déficit structurel des organismes gestionnaires, ce qui pourrait se révéler être un gouffre sans fond.

Dysfonctionnements

Les crédits du 0,1 %, pour une bonne part, sont aussi affectés aux foyers. De 1977 à 1982, 47 % de ces crédits sont allés à des travaux de construction, de réfection ou de réhabilitation des foyers. En 1984, la proportion s’établissait encore à 42 % et, si une baisse paraît amorcée, c’est à cause du ralentissement très sensible de la construction de nouveaux foyers. Les travaux de mise aux normes (confort, sécurité) ont également aspiré, ces dernières années, des crédits volumineux.

Les crédits du 0,1 % qui ne sont pas allés vers les foyers n’ont pas eu, semble-t-il un impact décisif pour le logement des familles. Si on se réfère non pas aux réhabilitations mais à tout ce qui pourrait accroître l’offre nette de logements, les résultats sont modestes. Les prêts aux immigrés désireux d’accéder à la propriété ne constituent qu’une part extrêmement limitée des crédits (ils ont représenté, dans le département du Nord par exemple, seulement 5 % des crédits du 0,1 %), alors que tout indique que les familles immigrées sédentarisées souhaitent, en plus grand nombre désormais, acquérir des logements.

Les réservations reconnues aux organismes de financement sur le parc social construit n’aboutissent qu’exceptionnellement à un accroissement net des logements destinés aux immigrés. En effet, si certaines familles accèdent au parc social, des départs compensent ces arrivées, et les organismes H.L.M. ont plutôt tendance à réduire la part des immigrés dans leur parc, ou à les loger dans les parties les plus dégradées, tout en utilisant les crédits du 0,1 %, parfois pour améliorer le reste du parc en vue de se rendre plus attractif auprès d’une clientèle plus aisée.

Les dysfonctionnements sont en définitive de deux ordres : d’une part les crédits affectés n’ont pas suivi l’évolution structurelle de l’immigration dans laquelle la proportion des isolés s’est considérablement réduite au regard des familles ; d’autre part, l’utilisation de l’argent disponible n’a pas tenu compte de la nature des obstacles rencontrés par les immigrés pour se loger. Initialement, la lutte contre l’habitat insalubre et précaire était une exigence impérieuse ; cependant, même si ce dernier n’a pas totalement disparu, il est devenu incontestablement résiduel. Mais de nouveaux problèmes se sont posés, rendant plus rigide et moins abondante l’offre de logements pour tous ceux que l’on qualifie d’immigrés, qu’il s’agisse de la population étrangère, ou de la population française d’origine immigrée ou originaire d’outre-mer. Les instruments existants se sont révélés inadaptés pour affronter ces nouveaux problèmes. Comment l’expliquer ?

Une politique ambiguë

Les dispositifs relatifs au logement portent la marque de la période qui les a vu naître, et qui correspond aux débuts de la crise, coïncidant avec les débuts du septennat giscardien. Alors que l’arrêt de l’immigration a pour effet de sédentariser les immigrés en France et de faire venir leurs familles, le gouvernement, tout en prônant l’assimilation, continue à miser sur le retour, avec l’idée qu’un des remèdes au chômage est la diminution du nombre des travailleurs immigrés.

Il en résulte, en matière de logement, une politique ambiguë et génératrice d’effets pervers. On continue, en se servant des crédits du F.A.S. et du 0,1 %, à agir comme si on avait encore affaire à une immigration temporaire de main-d’œuvre. Afin de faire disparaître des logements de fortune qui donnaient des immigrés une image par trop misérabiliste, on met l’accent sur le logement en foyer, qui a l’avantage de permettre un contrôle politique et social des immigrés. La Sonacotra et quelques autres sociétés gestionnaires, se comportant comme des groupes de pression, vont être de grosses consommatrices de ces crédits.

Pour les familles, on présente – à juste titre dans le contexte de l’époque – l’accès au parc social comme la solution la plus réaliste. Mais la réalisation se fait dans des conditions déplorables. Le plus souvent, les familles iront loger dans la partie la plus dégradée du parc, sans que soient prévues les mesures d’accompagnement nécessaires. On entre alors dans une logique de regroupement des immigrés par secteur géographique, débouchant inéluctablement sur la ségrégation et la marginalisation.

Par ailleurs, une majorité d’immigrés logent encore, à l’époque, dans le parc privé, dans des conditions souvent déplorables, sans que les pouvoirs publics aient beaucoup de moyens d’intervenir. Aujourd’hui, le parc privé (type copropriété délabrée) semble jouer le rôle de cône de déjection dans de nombreuses agglomérations, où les immigrés se voient refuser l’accès au centre-ville ou au parc social.

Enfermés dans des filières d’accès au logement de plus en plus étroites, les immigrés se voient assigner des territoires, pour ne pas dire des « réserves ». Là où il fallait dégripper les mécanismes, décloisonner le marché, en un mot élargir l’offre, les dispositifs spécifiques se sont révélés impuissants, quand ils n’ont pas été utilisés comme alibi pour exclure les immigrés des procédures d’accès au logement de droit commun.

La politique décidée en 1974 n’a jamais été officiellement abandonnée, malgré certaines velléités. En l’absence d’une nouvelle politique du logement clairement affichée, les dispositifs financiers, qui n’auraient dû être que des instruments d’application de cette politique, ont développé leur logique propre : l’argent disponible a été utilisé localement au gré des conjonctures, sous les pressions parfois contradictoires de divers partenaires. Les Commissions départementales du logement des immigrés (CDLT) ont été supprimées en 1982 sans être remplacées à l’échelon départemental. Le 0,1 % a souffert de sa nature hybride, les compétences respectives des collecteurs et de l’administration étant mal définies.

Quels besoins ?

La solution du problème du logement passe avant toute chose par une meilleure connaissance des besoins et une clarification des objectifs.

Une vision d’ensemble est nécessaire, qui ne devrait pas porter uniquement sur les mal-logés, mais devrait intégrer le besoin de mobilité des immigrés et les difficultés d’accès aux logements désirés. A cette fin, il faut appréhender le marché du logement en termes d’offre et de demande, afin de situer où résident les rigidités, les grippages, et de faire apparaître les discriminations spécifiques dont souffrent certaines catégories d’immigrés. Cette vision « d’ensemble devrait prendre en considération non seulement les besoins immédiats, mais les besoins prévisibles – ceux de la génération issue de l’immigration et ceux découlant de la poursuite des regroupements familiaux. Enfin, elle devrait inclure aussi les aspects qualificatifs : environnement des logements et contexte social.

Il convient d’empêcher à tout prix de maintenir ou de faire sombrer les immigrés dans des logements de mauvaise qualité et d’en arriver à l’équation absurde, car démentie par les faits : immigration = quart-monde. Il faut donc éviter que ne se combinent négativement la recomposition en cours du paysage immobilier (rénovation des centres-villes, réhabilitations de grands ensembles) et les exclusions dues à des rigidités du marché du logement, ou tout bonnement à des discriminations. Car c’est l’interdiction ou la difficulté d’accès à certaines parties du parc immobilier ou à certains quartiers qui rejette les immigrés dans des zones d’habitat dégradé, les seules auxquelles ils peuvent accéder.

Il faut également connaître, pour les combattre, les filières qui marginalisent, tout en s’efforçant de maintenir sur place la population quand il y a rénovation ou réhabilitation. La population doit devenir partie prenante de ces opérations et être associée à la recomposition en cours.

Une autre image

Il importe d’effacer l’image d’une immigration qui reproduirait la misère dans les espaces qu’elle occupe, et pour cela de faire passer un nouveau message sur la population immigrée, montrant sa diversité, mettant l’accent sur son dynamisme. Les élus, de leur côté, doivent être placés devant leur responsabilités. Car les maires ont un pouvoir de décision non négligeable : ils fixent la politique d’urbanisme et délivrent les permis de construire, mais ils sont largement dépendants d’un contexte souvent défavorable aux immigrés. Pourtant, il est clair que, dans une domaine où les équilibres sociaux sont en jeu, le courage politique est plus qu’une vertu : c’est une nécessité. Et les préfets n’utilisent pas – ou peu – les pouvoirs qui leur permettraient parfois de rétablir les choses.

Il faut exiger des communes, des organismes gestionnaires, des particuliers ou des agents immobiliers l’application de critères objectifs : revenus, nombre des membres de famille, etc. D’autres critères faisant plus ou moins explicitement référence à l’origine raciale ou ethnique sont souvent utilisés à l’encontre aussi bien de candidats à un logement de nationalité française (originaires souvent des Dom-Tom) que de candidats de nationalité étrangère ; ces agissements tombent sous le coup de la loi du 1" juillet 1972 et les associations ont à se mobiliser pour contribuer à sa plus stricte application.

Mais il ne faut pas oublier que la plus grande partie de la population immigrée est logée dans le parc privé ancien. Or le marché du logement, en ce qui concerne l’accession à la propriété, fonctionne de telle façon qu’il privilégie l’achat par les jeunes ménages de logements neufs, à la périphérie des villes, à un prix élevé et avec de lourdes mensualités de remboursement en raison des conditions financières qui leur sont faites, alors que ces conditions sont beaucoup moins intéressantes pour les logements anciens dans les centres-villes. Il en résulte que les ménages immigrés qui auraient les moyens d’accéder à la propriété dans l’ancien et dans les centres-villes sont pénalisés, dans la mesure où ils ont rarement le « profil » de l’endetté acquérant un pavillon ou un appartement dans un petit immeuble à la périphérie.

Il faudrait donc, de façon générale, inciter tous les partenaires – organismes de crédit, promoteurs, Fnaim (Fédération nationale des agents immobiliers et mandataires) – à favoriser la fluidité du marché de l’accession à la propriété entre le neuf et l’ancien, en particulier par une réforme des mécanismes de financement. Des jeunes pourraient bénéficier de systèmes de garantie à caractère mutualiste, une part croissante du 0,1 % pourrait être utilisée en vue de consentir des prêts bonifiés.

Enfin, le silence, les pratiques occultes, ont servi jusqu’à présent à couvrir des comportements préjudiciables aux immigrés et aux équilibres sociaux en général. Ils doivent laisser place à une politique aux objectifs clairement affichés, porteuse d’une volonté positive, affranchie des conjonctures locales et électoralistes.



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Dernier ajout : mercredi 2 avril 2014, 15:40
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