Article extrait du Plein droit n° 12, novembre 1990
« Le droit de vivre en famille »

Les bâtons dans les roues

Le regroupement familial serait-il un privilège pour une poignée d’immigrés chanceux ? Trois conseillères sociales de la DDASS à Paris [1] chargées de recevoir les demandeurs dénoncent les conditions draconiennes imposées par une législation inadaptée et des pratiques pas toujours orthodoxes. On multiplie les drames et les situations sans issue. Alors, quand on parle de regroupement, elles pensent plutôt éclatement.

Avez-vous constaté une évolution des demandes de regroupement familial, en fonction des nationalités, de l’histoire de l’immigration ?

B — Depuis quelques temps, nous recevons beaucoup de demandes de Turcs et de jeunes couples tunisiens. Apparemment, ils arrivent à remplir les conditions plus facilement.

A — Pour ma part, je reçois beaucoup de Maghrébins, et toujours des Sénégalais et des Maliens. Je vois aussi des Polonais, mais c’est peut-être spécifique à mon arrondissement. Il nous arrive de recevoir des personnes arrivées dans les années 1950-1953, parfois même avant la guerre. Assez peu sont installées depuis une période récente.

Est-ce que le changement de législation en 1976 et en 1984 a eu des répercussions sur la constitution de familles clandestines ? [2]

B — Il y a autant de familles clandestines qu’avant mais on les connaît moins. Avant, 80 % d’entre elles passaient par une situation « clandestine » puis étaient régularisées sur place. Elles s’installaient en France, donc le couple n’était pas séparé. Par contre, maintenant, les gens continuent à venir comme touristes mais la nouvelle réglementation ne leur permet pas d’obtenir des papiers, ou alors à de telles conditions, que les familles préfèrent renoncer à régulariser leur situation.

Quelles sont ces conditions ?

B — Retourner au pays pour passer la visite médicale de l’OMI, même si la famille est là depuis des années. C’est absurde.

Avez-vous constaté une évolution dans la composition des familles qui viennent rejoindre les étrangers en France, depuis le décret de 1976 jusqu’à maintenant ?

A — Avant la circulaire du 10 janvier 1981, le travailleur immigré était obligé de faire venir l’ensemble de sa famille. Maintenant, le regroupement partiel est autorisé mais le nombre de personnes qu’on peut faire venir est fonction de la taille de l’appartement. Il y a donc une évolution, mais elle est la conséquence des restrictions dues aux conditions de logement. Quand un travailleur immigré vient nous voir, nous sommes obligées de lui expliquer que seule une personne pourra être acceptée, ou alors la femme avec un enfant en bas âge.

Comment se font les choix ?

C — Dans 80 % des cas, ce sont les femmes qui viennent.

B — Certains immigrés ont envie de faire venir la deuxième épouse alors qu’ils n’ont jamais fait venir la première. En pratique, depuis un an à peu près, toutes les enquêtes pour faire venir les femmes d’un second mariage sont refusées.

A — La tendance semble être maintenant de laisser la femme au pays avec les enfants en bas âge et de choisir plutôt le fils de 17 ans, juste avant la majorité. Les Tunisiens et les Marocains, chez lesquels il y a un assez grand nombre de petits commerçants, font seulement venir leur fils aîné. C’est une manière d’assurer le relais de l’immigration. Le père va partir en retraite, il sait qu’il restera en France un enfant pour travailler et prendre la succession.

B — De même, si un jeune doit faire des études, on conseille au père de le faire venir en premier. Il est inutile et même risqué pour l’avenir d’attendre.

C — Il faut savoir quand même que dans ce cas, les refus sont nombreux si l’appartement ne comporte pas deux pièces, même si les conditions de surface sont respectées. On cherche en fait par ce moyen à bloquer l’immigration des jeunes.

Y a-t-il des gens qui viennent vous voir pour faire venir leurs ascendants ?

B — Oui, mais la plupart du temps, ce n’est pas possible, sauf s’ils sont Français ou étrangers de la CEE. Ils vivent mal le refus car, en général, il s’agit de parents malades.

A — Une autre situation mal vécue également est celle des parents tuteurs. Ces personnes ont pris en charge des enfants que la France refuse de considérer comme bénéficiaires du regroupement familial. Pour les enfants algériens, le comportement des pouvoirs publics est plus souple. Mais pour les autres, il faudrait, pour pouvoir venir en France, que le jugement soit entériné par un tribunal français. Mais cette procédure ne se pratique plus. Il est vrai que la plupart du temps, il s’agit de prises en charge et non pas d’un tutorat par décision du tribunal. C’est une pratique conforme aux traditions de ces pays, mais qui pose problème dans le nôtre.

Est-ce que vous rencontrez beaucoup de gens dans cette situation ?

B — En moyenne, une personne par semaine. Comme leurs dossiers sont refusés, elles ne sont pas dans les statistiques, mais ce cas est loin d’être exceptionnel.

Le dispositif législatif du regroupement familial vous paraît-il adapté ?

B — À Paris, en tout cas, il est complètement inadapté puisqu’il n’y a pas de possibilités de logement. C’est la principale cause de refus dans les demandes de regroupement familial. Sur cette question du logement, deux éléments sont déterminants pour que le dossier soit accepté : la surface et le titre de location. Par exemple, le regroupement pourra être refusé s’il manque un mètre carré par rapport aux normes. Quant à l’occupation à titre gratuit, même en échange de services, elle n’est pas admise. Il faut un bail.

A — Si les intéressés sont sous-locataires de leur frère, cela ne marche pas. Une certaine tolérance est accordée quelquefois aux jeunes couples sans enfants qui vivent chez leurs parents.

C — Dans mon secteur, les dix-huitième, dix-neuvième et vingtième arrondissements, un certain nombre de familles, dont le logement a été détruit dans le cadre de la restructuration du quartier, n’ont pas été relogées. On a le cas typique du Marocain qui a fait sa demande de logement il y a douze ans, n’est pas relogé, ou alors, éventuellement en banlieue. Tant que la famille n’est pas là, il ne peut pas obtenir de logement qui est pourtant la condition nécessaire pour la faire venir. C’est le cercle vicieux.

En dehors du logement, quelles sont les autres conditions à remplir ?

B — On prend en compte les ressources, la situation professionnelle. Les chômeurs n’ont pas le droit de faire venir leur famille. Même s’ils perçoivent les allocations de chômage, on considère qu’ils n’ont pas une situation stable. Les travailleurs intérimaires doivent fournir des bulletins de salaire sur un an sans interruption au lieu de trois mois pour les autres salariés.

C — Heureusement, on n’exige pas encore de concordance entre le montant du loyer et celui des ressources. Souvent, les gens payent trois mille cinq cents francs pour se loger et gagnent quatre mille cinq cents francs. Il y a de fortes chances qu’ils travaillent « au noir » à côté.

A — Je voudrais évoquer le cas des retraités qui vivent trop souvent une situation dramatique : bien qu’ayant travaillé en France pendant des années, leur retraite n’atteint pas le niveau du SMIC et ils ne peuvent donc pas faire venir leur femme. Au prix bien souvent de démarches compliquées et d’une longue attente, ils ont fini par obtenir un appartement mais la faiblesse de leurs revenus bloque leur dossier. C’est une situation inhumaine vis-à-vis de gens qui ont passé souvent la plus grande partie de leur vie ici, en France.

Et il n’y a aucune dérogation possible ?

A — Non, c’est très dur. L’OMI est impitoyable sur les ressources.

B — Les personnes en invalidité ont les mêmes difficultés. Avec les deux mille francs de la pension, l’allocation logement et l’aide de la Ville, elles arriveraient presque à quatre mille francs. Mais seule est prise en compte la pension, qui leur interdit normalement le travail. C’est sans solution. Ces personnes resteront seules.

Quelles sont, en fait, les populations immigrées qui peuvent remplir les conditions et celles qui ont des difficultés particulières ?

A — Ce sont plutôt les jeunes couples qui obtiennent le regroupement familial. Par exemple, les Tunisiens qui, avec quinze mètres carrés, font venir très vite leur femme. Je pense que les jeunes ont plus de chances de trouver un appartement : le problème se règle pour peu qu’ils passent par une agence et y mettent le prix. Par contre, la procédure n’aboutit jamais pour les Africains d’Afrique noire et du Nord, dans une proportion réellement démesurée. On leur demande de repartir pour des raisons de procédure (la visite médicale) alors qu’ils n’ont pas d’argent pour payer le voyage. Dans le dix-huitième, c’est le cas surtout des Haïtiens, des Sri-Lankais et des Zaïrois.

B — La situation des conjoints de Français a heureusement changé. On ne les oblige plus à passer par la procédure du regroupement familial. Maintenant, il leur suffit d’entrer avec un visa de court séjour et ils passent la visite médicale en France.

A — Pour les mères célibataires, la situation est beaucoup plus dramatique et très souvent insoluble, dans la mesure où elles ont peu de chances d’être régularisées.

B — Le sort des mères isolées pourrait pourtant se régler par le biais du code de la nationalité, dès lors qu’elles sont en France depuis au moins cinq ans, en réclamant la nationalité française pour leur enfant. Or, pour bénéficier de l’article 54 du code de la nationalité, les tribunaux exigent une vie stable. Comme ces femmes ne sont en possession, au mieux, que d’un récépissé, elles ne peuvent obtenir un travail fixe. Avant, l’article 54 n’était pas appliqué aussi restrictivement et le problème des mères célibataires ne se posait pas de manière aussi aiguë.

C — Dans le dix-huitième, je vois de plus en plus de mères célibataires, six ou sept par jour, qui n’ont aucun droit. Quand elles accouchent, elles ne restent à l’hôpital que trois jours puis sont à la rue. Je vois aussi des Algériennes avec par exemple trois enfants, tous titulaires d’une carte d’identité française, mais qui, elles, sont toujours sans papiers. Parallèlement à ces situations dramatiques, le regroupement familial marche très bien pour certaines personnes. Une famille de juifs marocains qui vient en France avec un visa touristique obtient automatiquement de la préfecture une carte d’un an. Pour les Libanais aussi, compte tenu de la situation dans le pays, la régularisation se fait largement.

Quels sont les délais ?

B — Cela peut durer des mois et des années avant de remplir les conditions nécessaires. Ceux qui réussissent à faire venir leur famille sont des privilégiés. À Bobigny, il faut prendre rendez-vous deux mois à l’avance, uniquement pour retirer le dossier. À Paris, il se passe quatre à cinq mois entre le dépôt du dossier et la possibilité de procéder au regroupement.

A — À la préfecture de police, ils ont deux mois de retard. Je crois qu’une seule personne s’occupe de ce type de dossier.

Quels sont les rôles respectifs de la préfecture, de l’OMI et de la DDASS, et quels sont les rapports entre ces instances ?

B — La DDASS donne son avis. Logiquement, c’est elle qui est chargée d’étudier la recevabilité des demandes, mais elle ne fait plus les enquêtes sur le logement. Maintenant, c’est l’OMI qui les fait et qui, de ce fait, a le rôle le plus important. Il prend d’ailleurs aussi en compte le travail, les conditions de vie, etc. Ensuite, les dossiers sont envoyés à la préfecture de police qui, elle, transmet l’autorisation ou le refus de faire venir la famille.

C — Il y a parfois des exigences stupides. Citons, juste pour l’anecdote, le cas d’un homme contraint d’acheter un appareil de chauffage alors qu’il habitait au-dessus d’une chocolaterie et qu’il crevait de chaud toute l’année !

Peut-on revenir sur un refus de l’OMI ?

B — On ne fera pas une autre enquête pour montrer, par exemple, que le logement est impeccable. Quelquefois, la DDASS peut rattraper les choses s’il manque trois mètres carrés, sauf s’il s’agit de faire venir un enfant de dix-sept ans, comme on l’a vu tout à l’heure.

Pourquoi n’y a-t-il pas davantage de contentieux en matière d’immigration familiale ?

B — Parce qu’il y a peu de chances que cela aboutisse. Les gens préfèrent trouver une astuce pour avoir un logement, plutôt que de se lancer dans une procédure longue et sans grand espoir.

Est-ce que vous avez des relations avec le ministère pour certains dossiers ?

C — Oui, quand il s’agit d’enquêtes humanitaires. J’ai été amenée à faire ce type d’enquêtes, mais maintenant, pour des raisons hiérarchiques, tout est centralisé au niveau du Bureau central de la DDASS. Du coup, la moindre demande d’enquête auprès du ministère met deux mois avant d’obtenir une réponse et il faut compter six mois de traitement pour tout recours auprès de la Direction de la population et des migrations au ministère de la Solidarité. Quand celle-ci est sollicitée, elle diligente l’enquête auprès des services de la DDASS, qui n’a pas assez de personnel. Il n’y a plus qu’une personne chargée de le faire, au lieu de deux et ce n’est qu’un aspect de son travail.

Quelles sont vos conditions de travail ? Comment cela se passe dans les permanences ?

C — Jusqu’à présent, à la DDASS de Paris, nous n’avions pas de statut particulier. C’est maintenant chose faite, mais il faudra compter encore un an ou deux avant que le personnel nécessaire soit recruté. Actuellement, les effectifs ont été réduits alors que les demandes sont toujours aussi nombreuses. En trois ans, nous sommes passés de 25 à 13 conseillers sociaux pour couvrir Paris. Comment avoir un bon accueil alors qu’il faut recevoir entre vingt et trente personnes par jour ?

B — Souvent les gens qui viennent sont analphabètes. Or, on leur demande de plus en plus de documents, des centaines de photocopies et nous n’avons pas de matériel. Sur le terrain, nous avons moins de moyens qu’une assistante sociale. Quelquefois, nous essayons de dépasser le cadre de nos fonctions et nous tentons quelques démarches.

Est-ce qu’il faut nécessairement lier le regroupement familial à des conditions particulières, sachant que le droit de vivre une vie familiale normale est constitutionnellement reconnu ?

C — Je crois que cela est utopique de ne demander aucune condition. Moi, je me battrai surtout pour que les situations gelées qui traînent depuis six ou sept ans soient réglées. Quand on fragilise une famille, cela conduit à son éclatement. J’ai un exemple de tentative de regroupement familial d’un foyer de quatre enfants. L’un a été placé en banlieue, chez une tante (donc les allocations familiales ont été supprimées sur Paris), un autre a été recueilli. La femme entrée en 1982 n’a pu obtenir ses papiers que cette année. Il reste deux enfants, nés au pays, à régulariser. Mais cela prendra du temps avant que la famille ait un logement de cinquante deux mètres carrés...

En quoi la famille est-elle un facteur d’intégration ?

A — La famille est une cellule qui permet de multiplier les possibilités de contact avec l’extérieur, de vivre moins replié sur soi. Si l’immigré est tout seul, il habite en général dans un foyer, parmi ses compatriotes. Dès qu’il a une famille, cela veut dire qu’il vit dans un immeuble, qu’il a des voisins de plusieurs nationalités, que les enfants vont à l’école, etc. Empêcher que des membres de famille se regroupent, en exigeant d’eux notamment qu’ils vivent dans des conditions de logement que bien des familles françaises ne connaissent pas, c’est mener une politique qui va à l’encontre de l’intégration dont on parle tant, et c’est entretenir une situation de clandestinité pour des milliers de familles qui ont décidé malgré tout de vivre ensemble.




Notes

[1Les personnes interrogées ont tenu à garder l’anonymat.

[2Le décret du 24 avril 1976 permettait aux familles remplissant les conditions de se faire régulariser sur place. Le décret « Dufoix » du 4 décembre 1984 a supprimé cette possibilité en obligeant les familles à passer par la procédure d’introduction.


Article extrait du n°12

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Dernier ajout : mardi 13 mai 2014, 12:07
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