Article extrait du Plein droit n° 41-42, avril 1999
« ... inégaux en dignité et en droits »
Contre la circulation des stéréotypes
Sandrine Bertaux
Chercheur au Laboratoire de Démographie historique à l’Ecole pratique des hautes études en sciences sociales (EHESS)
Il existe aujourd’hui une confusion chez certains démographes français entre un objectif de mesure de l’assimilation des immigrés et de leurs enfants à l’origine de la construction de catégories dites ethniques et l’emploi de ces mêmes catégories dans la lutte contre la discrimination. En quelque sorte, la naissance des parents en dehors de la métropole serait une cause de discrimination des enfants. Le débat a dès lors porté sur l’introduction de telles catégories dans le prochain recensement.
La catégorie « immigré » a constitué la première étape vers les catégories « ethniques ». Mais avant d’en arriver là, il a fallu opérer un double glissement : considérer les anciennes populations colonisées comme des populations étrangères de naissance et exclure les populations des départements et territoires d’Outre-mer de la population française.
C’est dans les années quatre-vingt-dix que, par glissements progressifs, se forge la catégorie « immigré ». Dans un premier temps, on considère que « la population immigrée regroupe ainsi l’ensemble des personnes qui résident en France et qui n’y sont pas nées. Mais comme nous parlons de l’immigration étrangère et de la France métropolitaine, l’immigré est celui qui est entré en France métropolitaine comme étranger »(1).
Dès lors, est-ce que la définition ne retient, par exemple, que les personnes originaires d’Algérie ayant opté pour la nationalité algérienne et immigrées en France métropolitaine après 1962 en qualité d’étrangers ? En réponse à cette question, il est dit plus loin « dans cette acception, les rapatriés d’Algérie, les originaires des Dom et plus généralement toutes les personnes nées de parents français à l’étranger sont exclus de la catégorie statistique des immigrés » . Les personnes nées en Algérie, sujets français mais pas citoyens, ou citoyens de seconde zone selon les dates de référence, immigrées en métropole, sont donc comptées implicitement dans la catégorie « immigré » sans pourtant correspondre à la définition. Une fois construite, la catégorie « immigré » va elle-même évoluer, en renforçant la confusion avec l’immigré socialement perçu et en niant la complexité des situations résultant de la domination coloniale. En 1995, on réécrit l’histoire coloniale : « Est immigrée toute personne née hors de France, qu’elle soit de nationalité étrangère ou non. Etant donné que nous nous intéressons aux populations apportées par l’immigration étrangère, seront considérées comme immigrées les personnes nées étrangères à l’étranger »(2).
L’objectif est atteint : transformer des populations nées françaises en populations nées étrangères, la catégorie « immigré » est construite. Il s’agit d’une étape importante parce qu’elle permet d’évacuer les critères de nationalité. Ce n’est donc pas le processus migratoire en France métropolitaine qui est au centre de la catégorie « immigré », puisqu’en sont exclus certains courants migratoires, mais bien l’allogénéité considérée de quelques-uns. Selon cette logique, la construction d’une population allogène reste incomplète : comment récupérer les enfants d’immigrés, étrangers ou français ? On a déjà introduit subrepticement les ascendants dans la classification immigré/non immigré. Le reste du « travail » est effectué via les catégories dites ethniques.
L’enquête sur « l’assimilation des immigrés et de leurs enfants »(3) menée par l’Ined, répercute en effet ce parti-pris dans la construction des catégories ethniques. Une fois encore, les anciennes populations colonisées se voient dénier une appartenance nationale : on trouve ainsi parmi les « pays de naissance » recensés dans l’enquête, le « Sud-est asiatique » et l’« Afrique noire ». Des catégories ethniques, fondées sur un critère de langue maternelle, sont exclusivement appliquées aux populations non européennes. Si le critère était appliqué à l’ensemble des populations étudiées, on devrait trouver une « ethnie » bretonne, basque, alsacienne, catalane, etc., parmi les Européens.
Enfin, pivot de l’enquête, la catégorie « Français de souche » dont les membres sont définis comme des « personnes nées en France, de parents eux-mêmes nés en France » et qui devrait concerner des populations extra-métropolitaines qui, par le passé – les populations colonisées –, ou aujourd’hui – celles des départements et territoires d’outre-mer –, sont très nombreuses à remplir cette condition. Elles en ont pourtant été exclues.
Dès lors, la question est de comprendre pourquoi, aujourd’hui, ces catégories « ethniques » sont données, par leurs inventeurs, comme un outil de connaissance de la discrimination de certaines catégories de la population française, alors même qu’elles ont exclu les populations des Dom-Tom sur qui circulent des stéréotypes négatifs liés à la couleur de la peau et aux relations historiques avec la métropole.
Si l’on a essayé jusqu’à maintenant de comprendre la logique qui sous-tend la construction, il faut maintenant comprendre la confusion qui s’opère à propos des catégories ethniques.
Les catégories dites ethniques de l’enquête de l’Ined sont souvent comparées à celles que produisent les recensements anglo-saxons. Elles n’ont pourtant aucun rapport. L’émergence récente des catégories ethniques en France n’a pas eu lieu dans le domaine politico-administratif mais dans le domaine scientifique, la démographie. Elles doivent donc répondre à des critères d’exigence de méthodologie scientifique.
En revanche, une comparaison est possible entre les recensements saisis dans leur contexte de production : de construction d’une communauté nationale et de son système idéologique de référence. On peut ainsi constater que des catégories ne relevant pas du seul critère juridique mais liées aux statuts des populations colonisées sont présentes dans les recensements français et reflètent effectivement des différenciations juridiques et idéologiques au sein des territoires sous souveraineté française.
Un Bell Curve à la française ?
C’est parce que les catégories ethniques sont considérées comme des catégories d’action politique que leur introduction lors du dernier recensement britannique a fait l’objet d’un large débat politique portant sur la manière d’aborder la lutte contre la discrimination des minorités juridiquement reconnues. Ainsi les trois manières d’être « Noir », les quatre d’être « Asiatique » et la manière d’être « Blanc »(4), sont laissées à l’appréciation des individus qui s’identifient eux-mêmes dans ce recensement. Cela est lié à la reconnaissance institutionnelle des discriminations, dont la mise en place depuis 1976 de la Commission for Racial Equality est un des éléments. Les démographes n’y voient aucune valeur anthropologique et soulignent avec ironie que la catégorie des « Blancs » est la plus ambiguë.
Ainsi, la tentative de légitimer ces catégories par le fait qu’elles seraient un outil de connaissance de la discrimination, voire de lutte contre la discrimination, est en contradiction avec leur objectif premier : celui de mesurer l’assimilation de groupes de populations composés de plusieurs générations n’ayant en commun ni la nationalité, ni le lieu de naissance, ni la langue maternelle, mais une « origine ». Mais il est un deuxième niveau de légitimation des catégories ethniques issues de l’enquête de l’Ined : « Les développements d’une ethnicisation spectaculaire des rapports sociaux »(5).
Cela confirme la valeur anthropologique véhiculée par ces catégories dans lesquelles les origines ethniques sont à la fois cause et conséquence de la discrimination, au lieu d’aborder le phénomène dans toute la complexité des rapports sociaux, où la racialisation de « l’autre » est processus de domination en soi.
En proposant une vision raciale de la population métropolitaine, ces catégories permettent surtout une circulation des stéréotypes, rapide et efficace, et très dangereuse de surcroît, parce que données comme scientifiques, en faisant obstacle à une approche sociologique et historique de l’immigration. Aux Etats-Unis, la sortie de l’ouvrage The Bell Curve, empruntant à un darwinisme revisité, ses postulats et conclusions, a été suivie par une réaction rapide des milieux scientifiques qui a permis la récusation des termes de l’ouvrage(6).
En définitive, on peut se demander si la naissance des parents hors de France métropolitaine est discriminante en soi ou si c’est plutôt pour des caractéristiques individuelles de nom, prénom, aspect physique, sexe et/ou lieu de résidence, etc., pris dans des rapports sociaux et historiques complexes que les discriminations s’exercent ?
Notes
(1) Michèle Tribalat, « Mise au point », Population et société, n° 291, juin 1994.
(2) M. Tribalat, avec la participation de Patrick Simon et Benoït Riandey, De l’immigration à l’assimilation. Enquête sur les populations d’origine étrangère en France, La Découverte/Ined, glossaire p. 271.
(3) L’enquête a donné lieu à plusieurs publications dont les deux principales sont : Michèle Tribalat, Faire France. Une enquête sur les immigrés et leurs enfants, La Découverte, 1995, et Michèle Tribalat avec la participation de Patrick Simon et Benoît Riandey, op. cit.
(4) Les catégories concernant les groupes ethniques proposées par le recensement de 1991 sont : « White, Black-Caribbean, Black-African, Black-Other, Indian, Pakistani, Bangladeshi, Chinese, Any other ethnic group ».
(5) Voir l’article de Patrick Simon de ce numéro.
(6) S. Fraser ed., The Bell Curve Wars, Basic Books, New York, 1995. Voir Eric Fassin, « Discours sur l’inégalité des races. The Bell Curve : polémique savante, rhétorique raciale et politique publique », Hérodote, n°85, 1997.
Partager cette page ?