Édito extrait du Plein droit n° 40, décembre 1998
« Les ratés de la libre circulation »
Tous ou pas tous ?
ÉDITO
Devinette. Qui est l’auteur de cette déclaration : « La nouvelle politique de l’immigration vise d’abord à substituer la maîtrise des flux migratoires à l’anarchie du “laisser-faire”. [...] Il doit être clair que la politique de l’immigration est devenue un élément essentiel de coopération internationale. [...] La “politique de réinsertion”, qui se met en place, peu à peu, facilitera le retour de ceux qui voudront reprendre leur place dans leur pays, sans rompre avec ce qu’ils auront appris et aimé en France » ?
Et de celle-ci : « La politique qu’entend mener le gouvernement en matière d’immigration se veut généreuse, mais ferme. Attachée à l’intégration des étrangers durablement présents sur notre sol, elle se fixe aussi pour objectif le codéveloppement avec les pays d’origine. S’agissant des étrangers invités à quitter la France, ils pourront bénéficier d’un programme destiné à faciliter leur réinsertion dans leur pays » ?
Ou encore de celle-là : « Le nouveau dispositif [prend] en compte les réflexions menées avec certains pays partenaires sur le codéveloppement. Il vise un retour dans la dignité, dans le respect des personnes et des états qui en sont les partenaires, pour une réinsertion réelle et durable. Il contribue à donner les moyens aux étrangers volontaires de participer au développement de leur pays, tout en leur permettant de préserver les liens qu’ils ont noués avec la France » ?
Réponse : la première est de Paul Dijoud, secrétaire d’état chargé des travailleurs immigrés sous Giscard d’Estaing, en 1976 [1] ; la seconde émane conjointement des trois ministres de l’emploi et de la solidarité, de l’intérieur et des affaires étrangères du gouvernement Jospin [2] ; et la troisième a été prononcée par Martine Aubry, en novembre 1998 [3]. Mais peu importe qui a dit quoi, tant rien n’a changé en vingt-deux ans.
Rien n’a changé puisqu’il s’agit, pour les uns comme pour les autres, hier comme aujourd’hui, de trouver un moyen de convaincre des étrangers qui ont franchi les frontières françaises — avant ou après leur fermeture — de quitter le territoire national. Aveuglement ou hypocrisie ? En 1976, Paul Dijoud avait des excuses : la fermeture des frontières avait été inaugurée deux ans plus tôt seulement, et l’« aide à la réinsertion » n’était encore qu’une idée en l’air (le « million [de francs] des immigrés » de Lionel Stoléru ne deviendra réalité qu’en avril 1977). Martine Aubry, Jean-Pierre Chevènement et Lionel Jospin, eux, ne peuvent plus plaider l’ignorance pour leur défense : la fermeture des frontières a eu le temps, en vingt-cinq ans et une dizaine de réformes législatives, de faire la preuve de son inefficacité et de ses effets pervers, et l’« aide à la réinsertion » a été d’échec en échec tout au long de ses vingt années de carrière malgré trois ou quatre vains relookages. Toutes les statistiques officielles, toutes les enquêtes réalisées par les chercheurs l’attestent.
Qu’importe ! Comptant sur l’amnésie collective, le gouvernement rapetasse la vieillerie de l’« aide au retour » (appelons les choses par leur nom) et tente de la présenter comme une innovation. Ce qui permet à Lionel Jospin d’annoncer en quasi-fanfare que, parmi les sans-papiers non régularisés, « nombreux seront ceux qui retourneront dans leur pays » en dépit du fait que la police — c’est juré par lui — n’ira pas les chercher chez eux [4]. Comprenne qui pourra ce rêve assez délirant de premier ministre à côté de la réalité.
Car l’incitation au retour ne peut fonctionner si elle apparaît comme une alternative au droit au séjour ; et le codéveloppement — qu’on présente de tous côtés comme la panacée — n’a de chances de devenir réalité que dans un contexte de fluidité des migrations, pas si on veut en faire un élément de la politique de maîtrise des flux migratoires, comme c’est encore le cas du « contrat de réinsertion » proposé par le gouvernement Jospin aux seules personnes non régularisées et invitées à quitter la France [5].
Avant de réfléchir aux modalités d’un codéveloppement qui ne soit pas de la poudre aux yeux, il faut donc régler la question des sans-papiers, pour qu’il soit bien clair que les deux démarches sont indépendantes.
Or là encore, les ambiguïtés demeurent. Une très grande partie des soutiens au mouvement des sans-papiers, dont les Verts, réclament « la régularisation de ceux qui en ont fait la demande ». Partis politiques de la gauche plurielle, syndicats sympathisants, associations laissent ainsi tomber leur volonté de voir régularisés tous les sans-papiers. A leur tour, que font-ils des sans-papiers qui n’ont pas fait la fameuse demande ?
Question subsidiaire : quelle différence y a-t-il entre un sans-papiers qui a pris le risque de se signaler à l’administration comme « irrégulier » en demandant le bénéfice de la circulaire du 24 juin 1997 et un sans-papiers qui, à situation identique, a choisi de ne pas prendre ce risque ? Aucune : l’un et l’autre sont victimes de la même politique de fermeture des frontières. Certains créditent le premier d’une forme de civisme dont le second ne pourrait se prévaloir ; en réalité, l’un a fait preuve d’optimisme, l’autre a privilégié la prudence. Voilà tout.
Dans ces conditions, la régularisation des seuls « sans-papiers qui en ont fait la demande » serait injuste et incohérente, car fondée, à son tour, sur un « critère » sans véritable pertinence. Elle laisserait de surcroît dans la clandestinité des étrangers auxquels il faut au contraire proposer des papiers si l’on veut apurer l’héritage de toutes ces années de fermeture des frontières, priver le marché du travail au noir de victimes toutes désignées et sortir du détestable engrenage des grèves de la faim à répétition.
Mais la régularisation de tous les sans-papiers présents depuis un certain temps sur le territoire français n’est elle-même qu’un demi-remède provisoire. La loi Chevènement, en effet, continue comme avant à fabriquer des sans-papiers : car si elle prévoit bien un dispositif de régularisation, par le biais du nouvel art. 12 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945, le filtre est étroit et de surcroît neutralisé par les textes d’application.
Il faut savoir si l’on se contente, par un « beau geste », de faire de l’humanitaire en diminuant simplement le nombre de malheureux parmi les sans-papiers ; ou bien si la régularisation est une étape dans un projet politique visant à faciliter l’apparition d’une société sans parias, qu’ils soient français ou étrangers [6].
Notes
[1 ] « La nouvelle politique de l’immigration », le Monde, 27 mars 1976.
[2 ] Circulaire du 19 janvier 1998 relative à l’aide à la réinsertion des étrangers invités à quitter le territoire français, JO du 24 janvier 1998.
[3 ] Communication au conseil des ministres relative au contrat de réinsertion dans le pays d’origine, le mercredi 4 novembre 1998.
[4 ] France-Info, 24 novembre 1998.
[5 ] Circulaire du 4 novembre 1998 relative au contrat de réinsertion dans le pays d’origine, JO du 5 novembre 1998.
[6 ] « Pourquoi il faut régulariser tous les sans-papiers », communiqué du Gisti, 10 décembre 1998.
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