Article extrait du Plein droit n° 31, avril 1996
« A la sueur de leur front »

Précarisation de l’économie et clandestinité : Une politique délibérée

Alain Morice

Anthropologue au Centre d’études africaines – CNRS
Le code du travail dispose de tout un arsenal juridique lui permettant de sanctionner les trafics de main-d’œuvre en tout genre, abus de la sous-traitance et travail clandestin. Ces situations d’illégalité ne sont pas pour autant en régression, bien au contraire. Au point de se demander si la panoplie de textes répressifs, régulièrement enrichie de nouvelles dispositions, ne sert pas en fait à masquer une impossibilité structurelle de lutter contre le travail clandestin dont de plus en plus de secteurs économiques profitent. Dans ce système, les étrangers ne sont qu’un cas particulier, mais probablement les plus vulnérables.

« Nous avions beaucoup d’ouvriers salariés. Maintenant, nous sommes totalement orientés vers la sous-traitance. En raison de la législation que nous avons dans ce pays, il est bien plus intéressant que quelqu’un d’autre ait les problèmes à la fin de la journée quand le travail est terminé, quand il faut licencier et payer les indemnités. » Voilà qui est franc, mais qu’on se rassure : ce témoignage est déjà ancien et il ne vient pas de chez nous. Ce sont les propos d’un dirigeant du BTP britannique qui se flattait, en 1985, de la croissance de son chiffre d’affaires et de ses bénéfices, tandis que son entreprise avait perdu en dix ans les deux tiers de ses effectifs [1].

Et aujourd’hui en France ? « La législation que nous avons dans ce pays », prise à la lettre, n’est guère favorable à ce type de « sous-traitance », un autre nom pour tout un ensemble de trafics de main-d’œuvre. Le code du travail sanctionne, au civil comme au pénal, une série de pratiques dans ce domaine comme dans celui du travail clandestin en général. En outre, ce dispositif juridique s’est doublé peu à peu d’un luxe de dispositions supposées empêcher l’emploi d’étrangers démunis de titres de séjour ou de travail.

Pourtant, le libéralisme débridé de Madame Thatcher n’avait qu’une longueur d’avance. Tout le monde connaît la situation actuelle en France et personne n’en est vraiment dupe. Il n’est toutefois pas inutile d’en rappeler les principaux traits, si l’on veut prendre la mesure du fossé qui sépare les intentions affichées des réalités. Et aussi pour montrer que, dans ce processus de précarisation du travail, la situation des étrangers n’est qu’un cas particulier.

De façon à peu près générale, les entreprises se vident de leurs salariés. Cela est surtout vrai dans certaines branches où les rythmes et les volumes globaux d’activité subissent soit des variations périodiques importantes, soit les effets de la concurrence internationale : le BTP, le textile, l’hôtellerie-restauration surtout. Mais ce n’est ni la prospérité ni même l’emploi qui sont en cause, au contraire : moins ces secteurs salarient d’employés et plus ils sont en croissance. Le secret de cette évolution n’a rien de mystérieux : c’est l’« extériorisation », dernier avatar de la « flexibilité », qui en est à l’origine. Les statistiques du chômage, si alarmantes soient-elles, sont trompeuses car elles masquent ce processus en écartant de leur chiffrage les premières victimes du recul général du salariat contractuel, à savoir ceux qui sont jetés sur le marché du travail clandestin.

Dans le BTP, seuls les majors conservent un cadre d’ouvriers statutaires ; les autres ne gardent de salariés que dans les secteurs des études, des finances et du commerce. Pour la production, on fait appel à des sous-traitants, parfois en cascade, qui présentent maints avantages ; outre ceux qu’avouait cyniquement l’entrepreneur cité plus haut, il y a le report de l’embauche irrégulière sur des « entreprises » plus petites, moins aisément repérables, souvent insolvables et dotées d’un réseau de candidats à l’emploi peu regardants, par nécessité, sur les conditions de travail et sur les rémunérations. C’est à l’évidence un lieu de prédilection pour attirer les étrangers, notamment ceux qui n’ont pas de papiers.

Une panoplie de secteurs d’illégalité

D’une tradition plus ancienne sans doute, le travail clandestin dans la confection est également en pleine expansion, selon une technique qui a fait ses preuves en matière d’efficacité économique et d’abaissement des coûts salariaux : au Sentier parisien, le donneur d’ordres, qui est toujours très pressé, passe tissus et commandes à un façonnier, qui mobilise vite, sur le trottoir ou parmi ses fidèles, la main-d’œuvre nécessaire au jour le jour. Ici encore, cette « clientèle » d’ouvriers captifs est presque exclusivement composée d’immigrés, dont une bonne part n’est pas officiellement autorisée à travailler ni même à séjourner en France.

Même phénomène encore, mais sans intermédiaires, dans les pizzerias, les entreprises de nettoyage, la domesticité, la distribution de prospectus, le forestage et, davantage pour les nationaux, la réparation automobile, l’informatique, etc. La panoplie ne serait pas complète si l’on ne mentionnait pas aussi le recours croissant aux entreprises d’intérim, dans des conditions contraires à l’esprit du code du travail [2].

Ainsi, l’irrégularité devient le maître mot, aux deux sens du terme : précarité des emplois, illégalité du travail.

Pourquoi rappeler des réalités si bien connues ? Parce que ce qui fait problème, pour le citoyen qui ne veut pas s’enfermer dans une vision strictement juridique des choses, c’est justement qu’elles sont bien connues. Et que, dès lors, la question n’est plus : comment améliorer le dispositif réglementaire, judiciaire et administratif pour en finir avec toutes les formes de travail irrégulier ? Mais celle-ci : ce dispositif est-il vraiment destiné à œuvrer aux buts qu’il prétend se fixer ? Tout se passe en effet comme si l’augmentation des mesures répressives, loin de la freiner, appelait la croissance de l’emploi non déclaré.

Dans les lois comme dans les pratiques officielles, si l’on met dans la balance, d’un côté, ce qui agit en faveur du travail précaire (dont le travail interdit n’est qu’un sous-ensemble) et, de l’autre, toutes les forces qui le combattent, on voit clairement que ces dernières ne font pas le poids.

L’État pour ou contre la précarité ?

Depuis la loi du 25 juillet 1985 correctionnalisant l’infraction de travail clandestin, la législation n’a cessé d’être toujours plus élaborée et rigoureuse, et la diligence des différents services chargés de son application n’est pas non plus en cause.

Avec la loi quinquennale du 20 décembre 1993 sur le travail et l’emploi, qui établit notamment la responsabilité pénale des personnes morales pour les infractions de marchandage et de prêt de main-d’œuvre [3], les peines encourues ont été considérablement aggravées. Il en va de même pour les infractions relatives à la main-d’œuvre étrangère [4] et le délit de travail clandestin en général [5].

Les pouvoirs de l’inspecteur du travail et, dès 1990, de l’officier de police judiciaire pour constater lesdites infractions ont été élargis. En 1989 déjà, signe d’une apparente volonté de coordonner unitairement la répression du travail irrégulier sous toutes ses formes, la Mission de liaison interministérielle pour la lutte contre les trafics de main-d’œuvre, dite « MILUTMO » (créée en 1976), se voyait rebaptisée « …pour la lutte contre le travail clandestin, l’emploi non déclaré et les trafics de main-d’œuvre » et ainsi dotée de compétences élargies.

En 1990, ont été mises en place des commissions départementales à des fins analogues. Il faut mentionner enfin la loi du 17 octobre 1981 relative à l’emploi d’étrangers en situation irrégulière – censée entre autres apporter une protection accrue à ces derniers en matière de droit du travail [6]. Parallèlement, la France s’est progressivement dotée d’un appareil juridique sophistiqué destiné à la fois à empêcher l’entrée et le séjour de nouveaux immigrants et à leur fermer les portes de l’emploi officiel quand ils ont réussi à passer dans les mailles du filet.

Mais en même temps, la politique générale de l’État, comme ses interventions économiques, prennent de mille manières l’exact contre-pied de ce luxe de dispositions. Il faut noter tout d’abord une tendance, plus ou moins suivie de succès, à banaliser le travail précaire en l’insérant dans la légalité.

Ces opérations, qui permettent de diminuer considérablement le coût du travail sans paraître violer la loi sur le salaire minimum, servent ainsi de phare au secteur de l’emploi irrégulier. On se souvient des TUC et de la tentative avortée de créer un « salaire jeunes » minoré. Mais désormais, de façon plus systématique et efficace, toute une série de règlements et d’incitations fiscales constituent autant de primes à l’emploi au rabais. Économiquement, elle se traduisent par d’importants transferts du budget public aux employeurs. Socialement, elles contribuent à installer durablement chez ces derniers l’idée qu’il est légitime de fuir la salarisation contractuelle de leurs employés. Les établissements publics donnent l’exemple, avec leurs 250 000 CES (contrats emploi solidarité).

La loi du 11 février 1994 (dite « loi Madelin »), vrai cauchemar des inspections du travail, sous le prétexte de favoriser l’« initiative et l’entreprise individuelles », permet ouvertement la transformation des salariés en pseudo-travailleurs indépendants. Tout cela concerne surtout les nationaux et les étrangers résidents : il n’en reste pas moins que ce modèle d’emploi est un puissant encouragement à la négation du salariat, dont l’aboutissement est l’expansion des embauches illicites [7]. C’est dans ce cadre que s’inscrit la position particulière des immigrés démunis d’autorisation de travailler.

Un recours massif à l’emploi irrégulier

Revenons au cas du BTP, qui peut servir d’illustration pour bien d’autres branches d’activité. L’État, en tant que donneur d’ouvrage, y est indirectement le premier des pourvoyeurs d’emploi illégal, et le plus étrange est qu’il l’est au nom de l’argument démocratique et du bien public. Au niveau national comme à celui des collectivités territoriales, la compétition pour le pouvoir implique en effet doublement la multiplication des chantiers publics, dont certains sont pharaoniques : d’une part parce que ces ouvrages sont d’un grand poids électoral, et d’autre part parce qu’ils sont le moyen privilégié de financer la propagande, toujours plus coûteuse, des partis. L’argument de la création d’emplois, si fallacieux soit-il (puisque justement ces emplois, souvent illégaux, ne comptent pour rien dans les chiffres officiels), complète ce dispositif idéologique.

Dès lors, et ce quelles que soient les lois et la vigilance des autorités judiciaires, il se met inévitablement en place un mécanisme qui aboutit à la généralisation du travail clandestin. En dépit des ententes qui permettent fréquemment aux entreprises adjudicataires d’imposer une surfacturation des travaux, la concurrence est telle que le financement des commissions versées au personnel politique implique nécessairement qu’on se tourne vers le seul poste budgétaire où l’on peut sensiblement agir sur les coûts : le prix du travail. Peu désireuses, en outre, de conserver un effectif stable d’ouvriers à cause de l’irrégularité des commandes, les entreprises se tournent vers la sous-traitance dite « de capacité », terme qui déguise le prêt illicite de main-d’œuvre.

Obligés, par les conditions qui leur sont faites, de « tenir les prix », les sous-traitants se rabattent naturellement sur cette fraction de la force ouvrière la plus fragilisée sur le marché du travail : les étrangers, et notamment ceux qui sont dans une situation administrative difficile.

Dans les directions du travail et de l’emploi, chacun sait – et le dit volontiers si c’est en privé – que ce type de fausse sous-traitance est aujourd’hui la règle et non plus l’exception, et chacun sait aussi que les plus gros chantiers de la décennie (TGV Atlantique, Albertville, tunnel sous la Manche, Grande arche, Bibliothèque de France, etc.) n’auraient jamais été menés à leur terme sans un recours massif à l’emploi irrégulier. Nous avons là une structure politico-financière devant laquelle les rigueurs de la loi ne pèsent pas lourd, et qui dépasse largement le seul domaine des travaux publics et des majors du bâtiment. Celui qui ne rentre pas « dans la danse » se trouve ipso facto devant des charges salariales supérieures à celles de la concurrence et donc il s’en exclut.

Les lois sur l’immigration : du pain béni pour les employeurs

Dans cette branche comme dans bien d’autres déjà citées, c’est majoritairement (sinon uniquement) des étrangers que l’on trouve dans les emplois non ou peu qualifiés. Ils ne sont certes pas tous, loin s’en faut, dans une situation administrative les poussant vers l’emploi non déclaré. Mais on peut inverser la proposition en affirmant – c’est évident – que tous les étrangers sans autorisation de travailler s’y retrouvent nécessairement puisque c’est la seule ressource que les lois actuelles leur laissent.

On entend souvent dire que ces lois « fabriquent des clandestins » et que ce sont donc de « mauvaises » lois, inefficaces de surcroît puisqu’elles ne réussissent pas à enrayer le flux des immigrants. Il est difficile de souscrire à cette opinion, car on a l’impression qu’il s’agit au contraire d’excellentes lois… pour les employeurs, qui ne sauraient s’en passer tant elles sont pour eux source de prospérité (et aussi d’une certaine façon pour l’ordre public, auquel elles sont censées garantir – encore que pas toujours – la docilité civique des intéressés). C’est ainsi, a contrario, qu’au Sentier, les fabricants ont eu à pâtir de la régularisation des sous-traitants turcs que leur nouvelle situation rendait plus exigeants, et qu’ils ont cherché à les remplacer en faisant appel à de nouvelles filières d’individus supposés plus soumis [8].

La précarité juridique des étrangers s’articule étroitement en effet avec la précarité de leur situation économique. Cette observation ne se limite pas au cas des sans-papiers. Elle concerne également les saisonniers, les étudiants, les demandeurs d’asile, et plus généralement tous ceux qui, d’un récépissé au suivant, d’une carte de séjour temporaire à l’autre, sont maintenus dans un qui-vive permanent, ne sachant pas de quoi demain sera fait. Elle concerne aussi tous ceux qui se sont vu contraints de se procurer des papiers falsifiés ou de payer des fonctionnaires indélicats pour obtenir une régularisation. Qu’ils soient totalement clandestins ou seulement dans une situation administrative précaire, ces étrangers ont en commun d’être fragilisés sur le marché du travail, et c’est à se demander si ce n’est pas le vrai but des lois qui les frappent d’interdiction. C’est en tout cas au moins leur fonction, laquelle est admirablement bien confortée par l’entretien savant d’un climat xénophobe dans la société civile, qui ne peut que conduire à des pratiques de repli communautaire au sein de la population immigrée. Le sens profond de cet aphorisme qui consiste à dire que « vous volez le pain des Français » est en fait de dire ceci : « Continuez à faire croire qu’il en est ainsi, et surtout continuez à le croire vous-mêmes. »

Et de fait, les avatars successifs de l’ordonnance de 1945 ont réussi le prodige de livrer les immigrants à des systèmes d’exploitation qui s’appuient sur une servitude librement consentie. Toujours plus placés sur les marges de la légalité, ils sont remis pieds et poings liés à des réseaux qui peuvent exercer des contraintes infiniment plus efficaces que celles qui proviennent du classique rapport contractuel entre le capital et le travail.

Cette efficacité se fonde sur le partage des risques, ainsi que bien souvent sur une origine nationale commune où se revitalisent les stratifications traditionnelles (hommes/femmes, aînés/cadets, nobles/castés, etc.), ou encore sur des avantages historiques d’un groupe par rapport à un autre (Portugais/Arabes dans le BTP, Juifs/Turcs dans le textile par exemple). Ainsi, les barrières frontalières édifiées par la loi n’ont bien souvent d’autre rôle que de produire un enfermement des individus à l’intérieur de nos frontières. Il n’est pas banal à ce sujet que la loi devienne de la sorte le plus sûr levier d’un communautarisme contre lequel, au nom du modèle français d’intégration, notre société se dresse officiellement.

À l’origine de cet enfermement, se situe la dette morale, et souvent financière aussi, contractée par l’immigrant vis-à-vis de ceux qui l’ont fait venir et l’aident dans ses premières démarches. Dans certaines activités, cette dette ne se fonde pas sur la solidarité communautaire mais sur une relation inégale antérieure au voyage. C’est le cas des emplois domestiques qui connaissent un fort regain actuellement et qui, exercés dans des lieux privés, sont soustraits de facto sinon de jure au regard de la loi.

Domination paternaliste

Les ambassades étrangères, bénéficiant de l’extraterritorialité, sont grandes consommatrices de ce type de personnel, originaire des Philippines ou de Maurice ; les autres patrons ne sont guère plus inquiétés, non seulement parce qu’il s’agit fréquemment de personnes influentes mais parce que l’inspection du travail n’est pas habilitée à pénétrer chez les personnes privées : il suffit de confisquer le passeport de l’employé(e) ou de lui interdire les sorties, ou encore, plus sûrement, d’agir sur son psychisme en lui inculquant l’esprit de gratitude [9].

Cette méthode typiquement paternaliste de domination, dont le cas des domestiques est une caricature, est celle qui fonde le plus universellement les relations de travail entre les immigrés en situation juridique précaire et leurs employeurs. La loi agit plus comme une menace que comme une sanction réelle, et c’est de ce caractère imaginaire qu’elle tire son efficacité à favoriser en sous-main le travail clandestin tout en prétendant le combattre : l’État réserve ses foudres aux abus trop visibles pour ne pas menacer sa légitimité et fournit en même temps aux employeurs le meilleur des arguments pour exploiter le travail précaire.

Ces employeurs sont d’ailleurs parfois logés à la même enseigne que leurs employés : activité non déclarée, situation administrative irrégulière, revenus peu élevés. Quoi qu’il en soit, quand ils recrutent un étranger sans autorisation de travail, ils signent un pacte moral qui rend les deux parties solidaires face au risque commun de subir la répression. Il n’est pas certain que l’employé soit toujours dupe de la réalité de ce risque, mais il est obligé de feindre d’y croire. En outre, il ne dispose d’aucun recours car, bien que la loi le protège comme travailleur, il sait les deux conséquences d’une action contentieuse : les poursuites pour irrégularité du séjour et avant tout le chômage, sans compter le danger de se « griller » auprès des autres employeurs potentiels.

Ainsi, loin que l’emploi des étrangers soit la cause du sous-emploi, c’est bien l’inverse qui semble vrai. Là gît l’explication des bas salaires, des surcharges horaires, voire des lendemains incertains qui sont le lot de cette population. Il est à noter que cette solidarité léonine prend souvent les apparences de l’entraide entre compatriotes ou amis, qu’elle est parfois confortée par le partage d’un logement commun et que les liens de servitude n’en sont que renforcés. Une méthode assez courante, dans le bâtiment ou dans la restauration, semble ainsi de prétexter de mauvais résultats financiers pour ne verser que des avances sur le salaire dû : l’employé est alors tenté de se maintenir sur le lieu d’embauche pour percevoir un jour le solde de son compte.

Il faut enfin relever ceci : la situation d’étranger irrégulier est une situation financièrement coûteuse. Les soins médicaux, le logement, la garde des enfants, les amendes, les frais de régularisation [10], éventuellement l’entrée sur le territoire et les faux papiers, tout se paye au prix fort. Cela renforce le mécanisme de la dette et de la dépendance, lors même que se dressent des obstacles à l’entrée sur le marché du travail. C’est également une raison de penser que la législation actuelle ne peut que faire basculer un nombre croissant d’immigrés dans des filières d’activités délictueuses, voire criminelles, où la subordination de l’individu aux réseaux sociaux est encore plus entière. Et l’on sait fort bien qu’à l’ombre de la relation entre l’employeur direct et son subordonné, dans la drogue comme dans le textile ou le bâtiment, se profile le donneur d’ordres, destinataire ultime du principal des profits.

Notre raisonnement nous conduit à envisager autrement la question de l’impunité dont paraît bénéficier le travail clandestin sous toutes ses formes, du moins en tant que système historiquement déterminé. Il ne s’agit pas, encore une fois, de questionner la volonté des autorités administratives et judiciaires, ni de nier l’augmentation de leurs actions. Mais, si l’on songe au cadre dans lequel elles sont tenues d’agir, on ne peut en revanche qu’être sceptique. La première des contradictions qu’elles subissent vient d’une mission souvent impossible : combattre le travail clandestin tout en protégeant celui qui en est la victime.

Le « travail clandestin » : une ambiguïté fonctionnelle

Il n’est pas inutile de revenir sur la terminologie. L’amalgame entre « travail clandestin » et « travailleur clandestin » – cette dernière expression n’ayant aucune valeur juridique pour désigner les salariés non déclarés – n’est peut-être pas seulement « ambigu » ou « dangereux » [11]. L’ambiguïté est réelle mais elle est fonctionnelle : cet amalgame est surtout redoutablement efficace, et il est en quelque sorte ratifié, à son corps défendant, par la puissance publique elle-même.

Le code du travail définit le travail clandestin comme l’exercice lucratif d’une activité non immatriculée et non déclarée à la protection sociale ni au fisc ; puis il ajoute qu’il y a aussi travail clandestin si, « en cas d’emploi de salariés », il n’y a pas au moins accomplissement de deux sur trois de ces obligations : délivrance d’un bulletin de salaire, tenue d’un livre de paie, inscription du salarié sur un registre unique [12].

Le délit d’emploi illégal est donc caractérisé à travers la notion de « travail », et cela que l’employeur travaille ou non : par cette regrettable confusion, le code du travail met sur le même plan l’artisan autonome au noir et celui qui, d’un bureau, gère toute une main-d’œuvre non déclarée (comme cela s’observe par exemple dans la distribution de prospectus). Cette confusion regrettable est tout à fait contraire à nos habitudes lexicales, puisqu’ainsi elle rend coupables de « travail clandestin » des personnes dont la seule activité est d’exploiter autrui. Le résultat est que, quels que soient les efforts de clarification menés par les administrations compétentes, le sens commun continuera sans doute longtemps d’utiliser le mot « clandestins » pour désigner les travailleurs : en omettant de nommer clairement ces derniers, la loi a créé sur ce point une habitude sémantique qui leur est paradoxalement préjudiciable.

Mieux connu, un autre amalgame très répandu veut que l’on confonde « travailleurs clandestins » (notion erronée) avec « immigrés clandestins » (c’est-à-dire en situation irrégulière). Ici encore, des administrations comme la MILUTMO ne ménagent pas leurs efforts pour montrer le caractère fallacieux de cette méprise, qui s’alimente de fantasmes xénophobes. Mais n’est-ce pas l’État qui donne l’exemple, quand de plus en plus dans ses textes et circulaires les deux notions se trouvent associées ? La loi du 31 décembre 1991, « renforçant la lutte contre le travail clandestin et la lutte contre l’organisation de l’entrée et du séjour irréguliers d’étrangers en France » a beau gommer de son intitulé une des deux acceptions du mot « clandestin » en lui substituant « irrégulier », l’amalgame demeure. Dans le même esprit, que doit-on penser d’un dépliant distribué par la préfecture de Paris où l’on lit ceci : « La lutte contre le travail clandestin (…) a pour objectifs de défendre la protection sociale des travailleurs, de maintenir des conditions équitables de concurrence (…) et de contribuer au contrôle de l’emploi des travailleurs étrangers » [13] ? Et pourquoi, sinon parce que cet amalgame est officiel, l’ancienne Police de l’air et des frontières (PAF) a-t-elle été rebaptisée Direction centrale du contrôle de l’immigration et de la lutte contre l’emploi de clandestins (DICCILEC) ? Cette Direction est d’ailleurs rattachée au ministère de l’intérieur, qui n’a pourtant pas compétence en matière d’emploi.

Les inspections du travail peuvent-elles garder le moral ?

De telles équivoques sont ainsi sciemment maintenues. Elles correspondent à une action sur l’opinion publique. Mais elles reflètent aussi une réalité : dans la lutte contre le travail clandestin, ce sont principalement les travailleurs qui sont visés, et parmi eux ceux qui sont des étrangers sans titre. Protégés par le code du travail comme travailleurs, ces derniers, on l’a vu, vivent comme étrangers sous deux épées de Damoclès : la perte de l’emploi et l’interdiction de séjour (que cette dernière menace soit réelle ou imaginaire).

Les inspecteurs et contrôleurs du travail sont dès lors mis devant un dilemme, puisque la chasse au travail clandestin se transforme automatiquement en chasse au travailleur « clandestin ». Certains préfèrent éviter de verbaliser sur toutes les formes de délit d’emploi illégal, sachant que la première réaction du patron délinquant sera de mettre son personnel à la porte – et, quand c’est le cas, l’employé licencié sera remis sur le marché du travail clandestin dans des conditions de précarité accrue.

Mais là n’est pas la seule raison du scepticisme qui règne parfois dans les directions du travail et de l’emploi. Non par hasard, les moyens mis à la disposition des inspecteurs sont notoirement insuffisants. Lorsque, pour son côté exemplaire, une affaire de marchandage ou de travail clandestin est traitée jusqu’au bout, encore faut-il que le Parquet accepte de poursuivre et que, par la suite, le tribunal traite la requête avec la compétence requise. Les peines d’amende sont généralement très inférieures aux bénéfices tirés de l’emploi illégal.

Dans le cas de la sous-traitance en cascade, le caractère fantomatique des entreprises représente d’ailleurs leur plus sûr moyen de défense. Enfin, seuls les plus maladroits se font prendre en faute : dans le bâtiment, par exemple, les gros constructeurs disposent d’un secteur des ressources humaines particulièrement averti dans l’art de contourner la loi, face à une jurisprudence encore étique. Les techniques d’emploi illicite se diversifient et se perfectionnent : embauche de faux « stagiaires étrangers », créations de « fédérations de travailleurs indépendants » [14], par exemple. Il y a là un faisceau convergent d’obstacles qui contribue à démobiliser les agents de contrôle et à augmenter le hiatus entre leurs principes républicains et le nécessaire réalisme qui encadre leurs activités quotidiennes.

Une fois de plus, on peut se demander si ces difficultés ne sont pas fonctionnelles. Nous avons présenté ici l’emploi illégal des immigrés, et notamment celui des sans papiers, comme un aspect particulier du progrès général de la précarisation du travail, et dit que cette évolution venait d’une politique économique délibérée. Si cette hypothèse est exacte, on doit admettre en toute logique que la lutte contre le travail clandestin des étrangers ne ressortit pas à des impératifs de politique économique mais autres, idéologiques par exemple. Elle rejoint les vociférations qu’on entend périodiquement contre les chômeurs assistés ou les Rmistes, supposés se livrer massivement au travail au noir. La pauvreté des deux principaux arguments employés pour fustiger le travail clandestin dans la propagande officielle [15] est à cet égard symptomatique.

Concurrence déloyale et préjudice

D’une part, ce serait de la concurrence déloyale : s’il en est peut-être ainsi chez les artisans autonomes ou les fonctionnaires pratiquant le cumul d’emploi (ce que certains régimes particuliers de retraite favorisent de façon avérée), cet argument est de peu de poids dans des branches telles que le BTP ou la confection, où l’emploi illicite est devenu de règle et s’incorpore au taux moyen des bénéfices.

D’autre part, ce serait un « préjudice » pour le travailleur – un terme que, curieusement, le code du travail n’utilise que pour le délit de marchandage. Il est vrai que l’embauche illégale porte préjudice en diverses matières (protection sociale, congés, syndicalisation, taux de salaire souvent etc.), mais cela n’a rien de spécifique à cette forme de précarité, et les mêmes préjudices sont non seulement admis mais prévus par la loi quand il s’agit de contrats à durée déterminée ou de contrats emploi solidarité, sans parler de l’apprentissage.

On doit, dans le cas des individus que leur origine étrangère exclut de la citoyenneté, ajouter que la notion de « préjudice », si juridiquement fondée soit-elle, n’a guère de sens réel puisque s’ils pouvaient prétendre légalement être embauchés comme travailleurs à part entière, on ne les embaucherait précisément pas : une fois de plus, où est le préjudice pour une personne licenciée à la suite d’un contrôle, sinon le chômage et la menace d’un départ forcé ?

Nous en arrivons à une conclusion banale, mais que les autorités officielles se gardent en général d’énoncer publiquement : la lutte contre le travail clandestin est strictement impossible dans le cadre d’une politique de libéralisme débridé car tout le monde a intérêt à sa perpétuation. Entendu comme une forme de précarité absolue, il garantit la compétitivité de nombreux secteurs, tout en n’étant qu’un déplacement des travailleurs vers des activités non contractuelles et, partant, d’un meilleur rendement pour les employeurs. Le cas des étrangers sans autorisation de travail est la forme extrême de ce déplacement, où la fragilisation de la main-d’œuvre prend sa source dans la loi elle-même. Il n’est pas possible de croire qu’il y ait quelque volonté que ce soit d’une action efficace pour faire appliquer les lois, par ailleurs iniques, qui régissent l’immigration. On peut en revanche émettre l’idée contraire et reprendre, pour finir, cette réflexion déjà ancienne, pour une fois publiée dans un document officiel, à propos des ateliers clandestins de confection : « Il en va comme de la prostitution… Je doute fort que la police, qui est généralement très bien informée, en ignore réellement la localisation… Si elle préfère fermer les yeux, ne serait-ce pas parce qu’elle reçoit des directives dans ce sens ? » [16]. Il est à craindre que les immigrants aient encore longtemps à pâtir de cette politique de « terre d’accueil » d’un type bien pervers, et à leur suite une part toujours grandissante de la population nationale.




Notes

[1Cité par B. Appay, « La concurrence : jusqu’où ? », Santé et Travail, n° 8, mars-avril 1994.

[2Sur toutes les formes de travail illégal et pour un diagnostic dont notre article s’inspire, cf. C.-V. Marie, « Le travail illégal entre modernisation et précarité », Migrations sociétés, n° 39, mai-juin 1995.

[3Code du travail (CT), respectivement art. L. 125-1 et 125-3.

[4CT, art. L. 341-6.

[5CT, art. L. 324-9 et 324-10. Rappelons que le délit de « travail clandestin » vise l’employeur et non l’employé, ce dernier étant considéré par la loi comme une victime (cf. Plein Droit, n˚ 11, juil. 1990 et infra p. 32).

[6CT, art. L. 341-6-1 à 3. L’étranger sans autorisation de travail est, s’il est employé, considéré comme un travailleur à part entière. Les organisations syndicales peuvent engager des recours contentieux en sa faveur, notamment pour obtenir le paiement d’indemnités en cas de rupture du contrat (cf. la brochure du Gisti sur la loi du 17 octobre 1981).

[7Sur toutes les incitations officielles à violer la loi du travail, cf. S. Mariette & P. Jacquin, « Le développement des statuts précaires – Quand la modernité réinvente… le XIXe siècle », Justice, Revue du Syndicat de la magistrature, n° 145, juin 1995

[8Cf. M. Lazzarato et al., Des entreprises pas comme les autres – Benneton en Italie, le Sentier à Paris, Publisud, 1993.

[9Cf. E. Anizon, « Des Sarah à Paris aussi », La Vie, n° 2630, 25 janvier 1996.

[10Par exemple timbres, taxe consulaire, remboursement à l’employeur (illégal mais courant) des taxes versées à l’OMI.

[11Sur ces deux adjectifs, cf. respectivement : Conseil national des populations immigrées, Travail clandestin, trafics de main-d’œuvre et formes illégales d’emploi, fév. 1992 (rapport présenté par C.-V. Marie) et Plein Droit, n° 11, op. cit.

[12CT, art. L. 324-10. Le problème posé par cet article est visible dans le cas des employés de maison et assistantes maternelles : à suivre le code à la lettre, il n’y aurait jamais dans ce cas de « travail clandestin », puisque l’employeur est dispensé des deux dernières obligations.

[13Bureau de l’emploi et de la formation de la préfecture de Paris, 1995.

[14Cf. « Les bonnes affaires de Techniciens sans frontières », Le Monde, 4 novembre 1989.

[15Cf. le dépliant cité à la note 13.

[16J.-J. Dupeyroux, Note sur les activités professionnelles occultes, cité dans : Conseil économique et social, Document n° 8/83, 17 janvier 1983. À propos des articles du code du travail sur le cumul d’emploi, le travail clandestin et la main-d’œuvre étrangère, l’auteur ajoutait : « Ces textes sont si peu applicables et si peu appliqués qu’ils paraissent en coma dépassé ».


Article extrait du n°31

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Dernier ajout : lundi 1er septembre 2014, 17:32
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