Article extrait du Plein droit n° 34, avril 1997
« Zéro or not zéro ? »

Combattants en première ligne, soldats de seconde zone

Antoine Sanguinetti

Amiral (C.R.), ancien résistant
Les relations entre Français et ressortissants de leurs anciennes colonies sont tributaires de pesanteurs historiques à double sens. D’une part, en effet, elles impliquent, pour la France, des devoirs ; mais elles entraînent aussi des droits pour des peuples qui ont payé l’impôt du sang, fidèlement et dans l’honneur depuis un siècle et demi, dans toutes les guerres de nos armées, et qui mériteraient, de ce fait, un traitement différent de celui réservé à tout autre étranger désireux de s’établir dans ce pays.

L’armée d’Afrique a vu le jour le 14 juin 1830, et disparu le 5 juillet 1962. Elle est née d’abord dans les trois pays d’Afrique du Nord – Algérie, Tunisie et Maroc – sous la forme qui a essaimé par la suite des « tirailleurs », et la forme plus particulière des « goumiers ».

Les tirailleurs – C’est une troupe spécifiquement indigène. En Algérie, les milices turques, réincorporées par la France au fil de la conquête, ont donné naissance dès 1832 et 1837 à des bataillons de « Turcos », qui seront la souche, en 1842, des trois bataillons de « tirailleurs indigènes » d’Alger, Oran et Constantine. Les tirailleurs algériens existent désormais en puissance. La création officielle des « régiments de tirailleurs algériens » – l’appellation qui subsistera – n’interviendra qu’en 1856 avec les 1er, 2ème et 3ème RTA. Le 4ème, créé en 1884, deviendra le 4ème régiment de tirailleurs tunisiens. Il y aura deux régiments de tirailleurs tunisiens (RTT) et huit de tirailleurs marocains (RTM).

Le 5 décembre 1854, Faidherbe forme au Sénégal deux compagnies dites de tirailleurs sénégalais, embryon des futurs régiments RTS. Leur nom deviendra une appellation générique. Tout tirailleur noir, Mossi, Bambara ou Toucouleur, sera un « tirailleur sénégalais », quelle que soit son origine.

Les goumiers – Derniers venus, ou presque, ces guerriers marocains, vêtus de djellabas brunes, se créeront une légende encore vivante. Compagnons de l’Homme rouge, Bournazel, ou combattants d’Italie, de Provence, d’Alsace et d’Allemagne, ils ont porté très haut, pendant près d’un demi-siècle, les vertus militaires de leurs peuples.

Les premiers goums, terme arabe signifiant « troupe », sont algériens. Leur levée est une vieille donne des campagnes d’Afrique du Nord où ces auxiliaires occasionnels, par la connaissance de la langue et du pays, jouent avec profit le rôle d’éclaireurs. Le premier goum marocain est constitué le 3 octobre 1907. Les goums seront bientôt au nombre de six pour culminer à cinquante et un. Regroupés, ils formeront les célèbres tabors, immortalisés par les campagnes de reconquête du continent européen contre les nazis, de 1943 à 1945.

« L’impression de se sacrifier seuls »

Ces troupes ont été présentes dans toutes les grandes mêlées métropolitaines, mais aussi coloniales où les ethnies sont parfois jouées les unes contre les autres, comme en Indochine. Elles ont toujours été à la pointe de l’armée française, combattant partout, en Europe, en Extrême-Orient, au Levant, au Mexique, avant de participer à la guerre de 14-18, puis à la bataille de France de 1940. Plus récemment enfin, elles ont eu un rôle déterminant, de 1942 à 1945 dans la Libération (de la Tunisie au Rhin, en passant par la Corse, l’Italie, la Provence et l’Alsace) et dans la liquidation du Troisième Reich d’Hitler.

Des milliers et des milliers d’entre eux sont ainsi tombés, ici ou là, au service de la France :

  • Les « Turcos », d’abord, après la Crimée (1854-56) et le Mexique (1862-67), furent engagés dès les premières batailles de la guerre de 1870, le 4 août à Wissembourg puis à Froeschwiller le 6. Il existe à Chanteau (Loiret) un monument au « Turco inconnu » qui, le 5 décembre, se fit tuer en attaquant seul une colonne prussienne(1).
  • Pendant la guerre de 14-18, 269 950 Maghrébins et 518 636 indigènes coloniaux ont été incorporés et envoyés en Europe, sans compter 183 928 travailleurs civils (total 972 514). Ont été tués ou ont disparu, 35 900 Maghrébins et 35 453 coloniaux(2).
  • La participation de l’Empire à la campagne de France de 1940 se monte à douze divisions nord-africaines et huit divisions coloniales, composées d’excellentes troupes qui, mal orientées, ont été sacrifiées sans le moindre profit.
  • Après 1942, 230 000 Maghrébins et plus de 100 000 coloniaux sont mobilisés pour participer aux campagnes de Tunisie, de Sicile, d’Italie (où ils s’illustrent au Belvédère et au Garigliano), aux débarquements de Corse, de l’Ile d’Elbe et de France. Sur les sept divisions françaises qui ont débarqué en Provence, quatre sont nord-africaines ou coloniales. Les tirailleurs algériens de la 3ème DIA, plus précisément du 3ème RTA, ont été les premiers à pénétrer dans Toulon. Ils y ont été relayés immédiatement par les Sénégalais de la 9ème DIC, pour foncer sur Marseille et en assurer la prise au côté du groupement des Tabors marocains. Puis ils ont continué vers l’Alsace et l’Allemagne.

Le total des pertes des tirailleurs se monte à 14 000 tués et 42 000 blessés. D’avoir été mobilisés et engagés jusqu’au bout, au contraire des Français métropolitains, a entraîné chez eux un certain trouble, prémonitoire des révoltes qui suivront : le 9 novembre 1944, De Lattre avertit par écrit Diethelm, ministre de la guerre, de « l’impression naissante qu’ils sont abusivement exploités par la métropole, sentiment terriblement dangereux ». Un mois plus tard, le 18 décembre, nouvelle lettre à De Gaulle : « les indigènes ont de plus en plus l’impression de se sacrifier seuls (souligné par De Lattre) pour la métropole »(3).

En fait, l’ostracisme – le racisme – de certains avait déjà terni le tableau de longue date : avancements obstrués, carrières limitées, soldes minorées. Beaucoup méritaient mieux que le grade subalterne de capitaine, plafond de tout officier indigène jusqu’au second conflit mondial. Le comble du scandale ayant été, plus tard, le blocage des retraites de ces anciens combattants à leur niveau du début des années soixante, quand leurs pays sont devenus indépen-dants.


Notes

(1) Revue de l’Armée, n° 1 (spécial), 1971 (p. 79 à 83).

(2) Bulletin d’information du GQG du 16 mars 1919, dans P. Montagnon, La France coloniale, ed. Pygmalion, 1988, p. 409-410.

(3) Anthony Clayton, Histoire de l’Armée française en Afrique, Albin Michel, 1994, p. 185-86.



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