Article extrait du Plein droit n° 34, avril 1997
« Zéro or not zéro ? »

Les sans-papiers dans les livres

Jean-Pierre Alaux

Permanent au Gisti

S’il n’était une autobiographie, Dans la peau d’un sans-papiers (1) pourrait être compris comme une parabole construite à partir de la vie de centaines ou de milliers d’étrangers clandestins. Mieux que l’ingurgitation de tous les articles et essais qu’on voudra, la lecture du livre d’Ababacar Diop permet de toucher du doigt ce qui contraint un jeune citoyen du tiers-monde à venir et à se maintenir en Occident, comment les lois en vigueur censées fermer les frontières le métamophosent surtout en outil, de quelle manière il s’intègre jusqu’à s’y fondre dans la société française.

« J’ai quitté le Sénégal parce que j’étais partie prenante dans les événements politiques de l’époque [la répression liée aux luttes indépendantistes de Casamance], mais aussi parce que j’éprouvais le besoin de servir à quelque chose, parce que je ne voulais pas rester bloqué dans un pays où il n’y a pas d’horizon », explique Ababacar avec une honnêteté qui illumine tout son livre. C’est aussi simple et aussi complexe que ça. Quoi de plus naturel ?

D’abord avec papiers puis sans, Ababacar Diop travaille et s’intègre à la force des poignets. Jusqu’au jour où il apprend à la radio la naissance du mouvement des sans-papiers. Il y court et s’y agrège. Cette participation concourt aussi beaucoup à intérêt de son livre. Avec quelques autres, il fut et il reste porte parole du mouvement des sans-papiers de Saint-Bernard. En bon footballeur, son jeu s’y déploie selon des règles plus collectives qu’il n’y paraît à la télévision. A force d’être blousés à la faveur du traitement au cas par cas cher à l’administration, les « Saint-Bernard » ont appris à faire corps. Leur « famille » sait qu’il lui faut des vedettes qui ne soient pas des électrons libres. Dès les tout premiers jours du mouvement, en mars 1996, « l’idée que nous devions prendre la parole en notre nom propre et affirmer que nous n’étions qu’une seule et même personne sans papiers a commencé à se faire jour », rappelle Ababacar Diop.

Le 28 juin 1996, quand elle a débarqué dans son église, Henri Coindé a découvert cette « famille », sa cohésion et son souci têtu d’autonomie. Dans Curé des sans-papiers – Journal de Saint-Bernard (2), il retrace la cohabitation du prêtre avec ces trois cents Africains et leurs enfants. La surprise de l’arrivée passée, il va voir en eux les « frères » et les « sœurs » que sa foi lui commande d’aimer et d’aider. Sans cesse attentif à ancrer sa solidarité à leur égard dans la Bible et dans les évangiles, il éprouve peu à peu une émouvante admiration pour ces sans-papiers qui le lui rendent bien. « Pour moi, j’ai découvert ce que, poussés par la misère, à l’échelle d’un pays et même d’un continent, des hommes et des femmes sont capables de faire pour vivre, que dis-je, pour survivre », s’écrie Henri Coindé dans son livre.

C’est tout simple et beaucoup plus compliqué parce qu’il y a ceux qui, au devoir évangélique d’hospitalité – « J’étais un étranger et vous m’avez accueilli » –, opposent cette autre parole d’évangile : « Ma maison est une maison de prière et vous en avez fait une caverne de voleurs ». Vers laquelle de ces vérités penche la hiérarchie catholique parisienne, on ne le présume qu’à travers les silences charitables d’Henri Coindé. Comme la République, l’église est donc divisée. Mais Henri Coindé prend ses responsabilités.

Dans ce contexte périlleux, il a fallu beaucoup de sagesse à Mamady Sané, sans-papiers parmi les autres, pour assumer sa tâche de scribe du mouvement. Sorti de l’ombre : journal d’un sans-papiers (3) raconte les petits et les grands événements, les heurts et les malheurs, les discussions et les décisions, la grève de la faim des dix « valeureux combattants » qui la menèrent, les gestes de solidarité, les brutalités de la police. « Il est 7h15 [le 23 août 1996] et, nous, réfugiés de Saint-Bernard, attendons les bourreaux de Debré », écrit-il le jour fatidique de l’évacuation. Il avait croqué, le 16 août, les « postes collés aux oreilles, croyant que le ministre pourra changer de position par humanité ». « Quelle horreur, quelle malchance, poursuit-il. A 20 heures, le ministre dit : “Je respecterai la loi qui a été votée à l’Assemblée”, et ajoute : “Tous les sans-papiers de Saint-Bernard seront expulsés” ».

Que Jean-Louis Debré n’ait pas réussi à tous les expulser constitue l’une des raisons majeures de lire d’urgence ces trois ouvrages. Cahin-caha le mouvement des sans-papiers se poursuit en province et à Paris. Il a donc besoin de soutiens éclairés. Chacun dans son style, chacun à sa place et depuis le rôle qui fut le sien, Ababacar Diop, Henri Coindé et Mamady Sané racontent, réfléchissent, expliquent. Toujours avec une extrême honnêteté qui confère à leur livre respectif une beauté et une force qui sont l’autre raison de les lire.


Notes

(1) Ababacar Diop, Dans la peau d’un sans-papiers, Seuil, Paris, 1997, 200 pages, 89F.

(2) Henri Coindé, Curé des sans-papiers – Journal de Saint-Bernard, Cerf, Paris, 1997, 206 pages, 95F.

(3) Mamady Sané, Sorti de l’ombre : Journal d’un sans-papiers, Le temps des cerises (6, avenue édouard-Vaillant, 93500 Pantin), 1996, 121 pages, 70F.



Article extrait du n°34

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Dernier ajout : vendredi 21 mars 2014, 23:29
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