Article extrait du Plein droit n° 75, décembre 2007
« Femmes, étrangers : des causes concurrentes ? »

Des migrantes de longue date

Linda Guerry

Doctorante en histoire. Attachée temporaire d’enseignement et de recherche à l’Université d’Avignon
Depuis la deuxième moitié des années 1970, les femmes migrantes sont devenues les sujets de multiples articles, conférences, ouvrages, que ce soit dans le domaine de la recherche, au niveau institutionnel (organisations internationales ou nationales), politique ou médiatique. Le sujet « femmes migrantes » se situe en effet au croisement de plusieurs intérêts : objet de recherche, nouvelles figures du combat féministe, elles sont aussi récupérées par un discours xénophobe qui se sert du sort réservé aux femmes pour stigmatiser certains groupes de la population. Cette nouvelle visibilité a eu pour conséquence de présenter les migrations de femmes comme une nouveauté, alors qu’il n’en est rien.

L’émergence de la figure de la femme migrante dans nombre de publications (témoignages, enquêtes et analyses sociologiques) à partir du milieu des années 1970 est souvent mise en relation avec l’immigration des femmes par le regroupement familial. Pour le cas français, une immigration féminine succèderait à une immigration masculine de travail à partir de la suspension provisoire de l’introduction de travailleurs étrangers décidée en juillet 1974.

De nombreuses recherches ont mis en évidence le phénomène des « chaînes migratoires ». Les réseaux fonctionnent dans les migrations : des migrants sont souvent rejoints par des parents ou des connaissances. Dans les pays d’immigration, le regroupement familial est aussi un phénomène encadré par des procédures législatives. En France, la procédure d’entrée sur le territoire national au titre du regroupement familial trouve son origine dans les années 1920, conjointement à la mise en place de l’organisation d’une immigration de main-d’œuvre. Le regroupement familial est une voie d’immigration officielle davantage utilisée par les femmes, les hommes sont quant à eux plus nombreux au sein de l’immigration de main-d’œuvre organisée. Ce partage des voies officielles de l’immigration reflète des normes sociales sexuées : la dépendance à la famille ou au mari pour les femmes et le rôle de travailleur et de soutien familial pour les hommes.

Une immigration de femmes par le biais du regroupement familial succède-t-elle à une immigration d’hommes à partir de 1974 ? Si on regarde de plus près et dans la longue durée les données chiffrées disponibles (1947- 2002) [1], on remarque qu’à partir de 1975, les entrées au titre du regroupement familial sont effectivement supérieures à celles qui se font au titre de travailleurs (sauf pour les années 1982 et 1992). Mais on peut aussi constater que la baisse du nombre d’entrées de « travailleurs immigrés » a, en réalité, commencé avant 1974 (aux alentours de 1970 avec une remontée pour l’année 1973) et que l’immigration au titre du regroupement familial est aussi en baisse depuis le début des années 1970 [2].

L’augmentation du nombre d’entrées en France au titre du regroupement familial se situe en réalité pendant la période 1961- 1971 [3], avec un pic en 1970-1971 plus jamais atteint (les personnes de nationalité portugaise constituant plus de la moitié des effectifs). Si l’on croise ces données sur les entrées par voies officielles avec celles des recensements, on s’aperçoit que les taux d’évolution du nombre d’hommes et de femmes étrangers recensés suivent une courbe quasiment parallèle : une croissance forte de 1954 à 1975, avec un taux plus important du côté des femmes, et une baisse de ces taux de 1975 à 1999, avec pour les femmes une baisse moins forte mais tout de même importante.

Des femmes de plus en plus visibles

La visibilité des femmes migrantes à partir du milieu des années 1970, ce dont témoigne la multiplication du nombre de publications à leur sujet, est donc en partie liée à une décision étatique qui ne se traduit pas en réalité par une différence importante entre les flux d’immigration des hommes et des femmes. Mais on ne peut réduire l’émergence du sujet femmes migrantes à cette mutation plus symbolique que réelle des flux d’immigration. Le mouvement féministe des années 1970, qui a rendu plus visibles les femmes, a sans doute aussi impulsé certaines recherches sur les migrations féminines.

Conjuguée à une visibilité croissante des femmes dans la recherche, l’évolution des approches théoriques de la question des migrations éclaire aussi les « transformations » des visages de la migrante dans la recherche [4]. Les approches néo-classique et structurelle, qui ont mis en avant le facteur économique dans l’explication des migrations, ont relégué les femmes dans l’espace privé et s’en sont peu préoccupé. Puis, lorsque la figure de la migrante émerge, elle est fortement marquée par l’image de l’épouse rejoignante mise en lumière par la rupture symbolique de 1974, tandis que, parallèlement, la femme migrante « active » commence à être évoquée.

Dans les publications des années 1980 et 1990, la migrante devient de plus en plus une travailleuse et son rôle dans les réseaux est mis en avant. Notons aussi qu’à partir des années 2000, en raison du retour de la question de l’intégration (centrée sur la culture et la religion) dans l’espace public, un certain nombre de travaux sur les femmes migrantes sont également impulsés par des commandes d’institutions nationales. Dans ce contexte, sont adoptées des mesures qui, sous couvert de défendre les droits des femmes et de lutter contre les violences qu’elles subissent, sont en réalité insuffisantes. Les migrantes servent d’alibi à un durcissement des politiques d’immigration qui piétinent certains droits et libertés [5]. Bien souvent, cette visibilité croissante des femmes migrantes a tendance à présenter les migrations féminines comme un phénomène nouveau. La recherche historique s’est en effet très peu intéressée à la part féminine des migrations.

Il faut d’abord rappeler qu’en comparaison avec la sociologie, l’histoire de l’immigration, qui naît dans les années 1980, est tardive en France. Cependant « la fin d’un silence historiographique peut en cacher un autre » comme le rappelle l’historienne Nancy Green [6]. En effet, tandis que les femmes n’ont pas été absentes des mouvements migratoires, l’histoire de l’immigration s’est largement déclinée au masculin – quelques exceptions sont cependant à noter [7]. Du côté de l’histoire des femmes, née dans les années 1970, et qui, comme l’histoire de l’immigration, a tenté de déconstruire une conception très universaliste de l’histoire de la nation française, le versant féminin de l’immigration n’est pas exploré. On trouve toutefois quelques recherches sur les femmes dans le cadre de migrations dites « internes » (migrations à l’intérieur d’un État) par le biais de l’histoire du travail des femmes. En France, l’intérêt pour les femmes dans l’histoire de l’immigration est donc tout récent [8] et on peut constater l’indigence des travaux sur cette question.

L’émergence du concept de genre

En Amérique du Nord – aux États-Unis et au Canada qui sont, comme la France, des pays d’immigration de longue date – l’histoire de l’immigration et l’histoire des femmes ont pris au départ des chemins différents, et, comme en France, bien que toutes les deux intégraient la catégorie de classe sociale, la première s’est peu intéressée aux femmes et la seconde a peu pris en compte l’immigration. Les premiers travaux historiques sur les femmes migrantes émergent au milieu des années 1970 et les recherches – au départ surtout centrées sur le monde du travail – se multiplient à partir des années 1980 et sont aujourd’hui nombreuses.

Depuis la fin des années 1990 et le début des années 2000, tant en France qu’outre-Atlantique, émerge le concept de genre en histoire comme dans les autres sciences humaines et sociales. Ce phénomène se reflète aussi en histoire de l’immigration : complétant les travaux historiques sur les migrations de femmes – certes encore rares en France – des recherches se concentrent sur le genre des migrations d’un point de vue historique. Les situations et expériences des hommes et des femmes en migration sont comparées, les constructions et les transformations des identités masculine et féminine sont interrogées ainsi que les processus de différenciation et de hiérarchisation entre les sexes dans le domaine des migrations.

Une histoire des migrations qui prend en compte les femmes permet d’abord de mettre en évidence l’ancienneté des flux migratoires féminins. Dans la période préindustrielle, les femmes font déjà partie des migrations « internes ». Des recherches sur les dynamiques familiales à l’œuvre dans les migrations du XIXe siècle montrent même que les femmes sont parfois pionnières dans l’émigration. Il est cependant difficile d’évaluer la part des femmes dans ces mouvements migratoires à l’intérieur des frontières d’un État. À partir du milieu du XIXe siècle, avec le développement des mouvements migratoires de masse dans le monde occidental qui se font sur des distances de plus en plus longues, les États développent des procédures de comptage des étrangers et immigrants ; il est ainsi possible d’évaluer la part des femmes dans les migrations qui traversent des frontières.

Concernant l’immigration en France, au regard des recensements à partir de la prise en compte du sexe des étrangers en 1861, la part des femmes parmi les étrangers est supérieure à 40 % (sauf en 1931, 1954, 1962 et 1968 : années pour lesquelles elle se situe entre 38 et 39 %) [9]. En 1999, leur part atteint 46,9 %, un record depuis 1946 mais un chiffre dépassé dans les recensements de 1891, 1896 et 1906. Si l’on compare les taux de croissance du nombre d’hommes et de femmes étrangers entre les différents recensements, on s’aperçoit que leur évolution se superpose : une augmentation du nombre d’hommes étrangers est systématiquement accompagnée d’une augmentation du nombre d’étrangères même si les taux ne sont pas strictement équivalents selon les périodes. On peut aussi remarquer que le même phénomène se produit lorsqu’il y a une baisse des effectifs étrangers. Les grandes périodes d’immigration en France concernent donc des hommes mais aussi des femmes, même si ces dernières sont moins nombreuses à immigrer. Le moment où le taux de croissance a été le plus élevé depuis 1861, tant pour les hommes que pour les femmes (le taux, quasiment équivalent pour les deux sexes, est d’environ 70 %), se situe entre les recensements de 1921 et de 1926, faisant des années 1920 une période d’immigration qui a connu une croissance exceptionnelle du nombre d’étrangers et d’étrangères en France.

Aux États-Unis, avant les migrations de masse qui commencent au milieu du XIXe siècle, le sex-ratio est assez équilibré parmi les immigrants. Puis, avec le développement de l’immigration, la part des hommes devient beaucoup plus importante (environ 70 % des immigrants vers 1900) jusque dans les années 1920-1930. C’est l’année 1930 qui voit le nombre d’immigrantes dépasser celui des immigrants. Cet équilibre entre les sexes se produit tandis que l’immigration des hommes et des femmes baisse très fortement dans un contexte de restriction de l’immigration (suite aux lois des quotas de 1921 et 1924 qui limitent les flux selon l’origine) [10]. Dans les décennies qui suivent, l’immigration redémarre progressivement et les femmes restent majoritaires, mais, dans la longue durée, comme dansle cas de la France, les courbes des immigrants et des immigrantes sont quasiment parallèles.

Cependant, tant en France qu’aux États-Unis, on remarque à l’intérieur de ces mouvements de flux et de reflux composés de migrants et de migrantes une variation de l’écart hommes/ femmes. Les explications à ce phénomène sont multiples et varient selon le contexte et l’espace géographique. Elles peuvent être, par exemple, d’ordre législatif (on peut citer le cas du regroupement familial dans les périodes de restriction de l’immigration qui est une voie d’immigration officielle davantage utilisée par les femmes), économique (les besoins de main-d’œuvre masculine ou féminine jouent aussi) ou aussi être trouvées du côté des pays d’émigration (restrictions au départ des femmes ou traditions de migrations féminines).

Des migrations de travail

Si la figure de la migrante « active » est récente, des travaux historiques sur le cas européen montrent que les migrations féminines de travail ne sont pas nouvelles. Avant le phénomène d’industrialisation, déjà, les migrations de travail concernent des femmes : par exemple, elles quittent leur espace d’origine pour se placer temporairement ou définitivement dans la profession de domestique. Puis, en Europe, au cours des XIXe et XXe siècle, des migrantes traversent des frontières pour travailler, et les politiques de recrutement de travailleurs dans certains pays d’immigration se tournent aussi vers une main-d’œuvre féminine étrangère.

Avant la Première Guerre mondiale, plus de cent mille ouvrières agricoles en provenance de Russie et d’Autriche-Hongrie sont, par exemple, recrutées en Allemagne [11]. Dans la France de l’entre-deux-guerres, des ouvrières industrielles ou agricoles sont aussi embauchées, par exemple le recrutement organisé en Pologne comporte une part importante de femmes. La segmentation du marché du travail est aussi genrée et certains secteurs désertés par les Françaises ont besoin d’être comblés.

Parfois, en particulier dans l’agriculture, la main-d’œuvre féminine remplace la main-d’œuvre masculine ; du point de vue des employeurs, faire venir des travailleuses étrangères fait baisser le coût du travail. La période qui suit la Seconde Guerre mondiale, généralement présentée comme une période d’immigration très masculine, compte aussi une part non négligeable de femmes. Par exemple, en Allemagne (République fédérale), dans les années 1960-1970, la part des femmes parmi les ouvriers étrangers passe de 15 à 30 % [12]. Les migrations de femmes sur de longues distances suscitent parfois des mesures particulières d’encadrement que ne connaissent pas les hommes. Par exemple, un décret adopté en France en 1928 crée des comités d’aide et de protection des femmes immigrantes employées dans l’agriculture chargés de s’occuper de « l’aide morale et matérielle » de ces travailleuses.

Dans divers pays et dans différents contextes, on peut aussi s’interroger sur le droit au travail et au séjour selon le sexe des étrangers : la législation est-elle différente ? Si celle-ci est identique pour les deux sexes est-elle appliquée différemment ? Les mouvements migratoires s’inscrivent dans des sociétés marquées par des normes de genre – changeantes dans le temps et dans l’espace – qui influencent aussi les politiques d’émigration et d’immigration. Mais notons aussi que ces politiques agissent en même temps sur les normes de genre.

D’autres aspects des migrations de femmes et du genre des migrations sont explorés par la recherche historique : le cas des exilées et des réfugiées, les mouvements collectifs de femmes migrantes dans les pays d’immigration, les changements de relation de genre entraînés par les migrations… Toutes ces recherches, qui prennent en compte la part des femmes dans l’histoire des migrations, permettent d’aller à l’encontre d’idées reçues encore tenaces et proposent une relecture sexuée de cette histoire. Ce renouvellement contribue sans aucun doute à mieux comprendre le phénomène des migrations dans tous ses aspects.




Notes

[1Insee, Les immigrés en France, Paris, Insee, collection « Insee références », 2005, p. 73.

[2Dans cet article, toutes les analyses réalisées à partir des données statistiques françaises sont issues d’une thèse en cours : Linda Guerry, Le genre de l’immigration et de la naturalisation (Marseille, 1918-1940).

[3Le regroupement familial des Algériens ne suit pas la même procédure jusqu’en décembre 1968.

[4Laura Oso Casas, « Femmes, actrices des mouvements migratoires » in Fenneke Reysoo et Christine Verschuur (textes réunis par), Femmes en mouvement. Genre, migrations et nouvelle division internationale du travail, DDC/Unesco/IUED, Genève, 2004, p. 165-193.

[5Lucie Brocard, Haoua Lamine, « Quand les politiques “protègent” les femmes », Plein droit, n° 69, juillet 2006, p. 23-26.

[6Nancy L. Green, Repenser les migrations, Paris, PUF, 2002, p. 108.

[7Par exemple : Janine Ponty, « Des Polonaises parlent : mémoires d’immigrées dans le Nord-Pas-de-Calais entre les deux guerres mondiales », Revue du Nord, Tome LXIII, n° 250, juillet-septembre 1981, p. 725-736.

[8Citons à ce propos la tenue récente d’un colloque : Histoire, Genre, Migration. Mondes atlantiques XIXe-XXe siècles organisé par le Centre d’histoire sociale du XXe siècle (université Paris I) et l’équipe Réseaux, Savoirs et Territoires (École normale supérieure), 27-29 mars 2006. Notons cependant que la plupart des intervenants étaient des chercheurs étrangers.

[9Il faut toutefois souligner le fait que la catégorie statistique des « étrangers » ne recouvre pas uniquement des immigrants mais aussi des étrangers nés en France. On trouve aussi dans cette catégorie des Françaises qui ont épousé des étrangers.

[10Marion F. Houstoun, Roger G. Kramer, Joan Mackin Barrett, « Female Predominance in Immigration to the United States Since 1930 : A First Look », International Migration Review, vol. 18, n° 4, Winter 1984, p. 908-963.

[11Frank Caestecker, « L’influence du genre sur la politique d’immigration des économies industrielles. Europe occidentale, première moitié du 20e siècle », Sextant, n° 21-22, 2004, p. 221-240.

[12Monika Mattes, « Les “travailleuses immigrées”, la politique du genre et le marché du travail ouest-allemand (1955-1973) », Sextant, op. cit., p. 161-184.


Article extrait du n°75

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Dernier ajout : vendredi 23 septembre 2022, 15:18
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