Article extrait du Plein droit n° 75, décembre 2007
« Femmes, étrangers : des causes concurrentes ? »
Face aux migrants : État de droit ou état de siège ?
Danièle Lochak, dans une conversation conduite par Bertrand Richard, des éditions Textuel, nous livre son expertise sur le droit des étrangers et plus largement son regard juste et éclairé sur les politiques française et européenne mises en œuvre dans le champ de l’asile et de l’immigration. Cette conversation a fait l’objet d’un livre
Après avoir rappelé l’état du droit, raconté le durcissement des pratiques ou encore pointé les dérives des politiques, Danièle Lochak plaide pour la liberté de circulation, alternative à la fermeture des frontières.
Dans le débat autour de la liberté de circulation, on nous a aussi objecté qu’il ne pouvait être question d’abolir les frontières, sauf à supprimer les États eux-mêmes. Mais demander que les frontières s’ouvrent, ce n’est pas demander qu’on les supprime. La frontière, avant d’être une barrière, est d’abord la ligne qui sert à délimiter le territoire des États et leur sphère de compétence territoriale. Ces deux fonctions de la frontière ne sont pas sans rapport entre elles, car elles ont l’une et l’autre affaire à la souveraineté de l’État ; mais elles n’en sont pas moins distinctes.
L’ouverture des frontières, selon vous, n’exclut pas toute idée de contrôle ? Mais comment penser un contrôle qui ne soit pas la reconduction, peu ou prou, d’une sélection ?
La liberté de circulation, je le redis, ne présuppose pas l’abolition des frontières, encore moins la fin des États et des contrôles qui leur sont inhérents. Elle n’exige pas même la suppression de toute forme de contrôle aux frontières, si l’on admet que la liberté de circulation, comme toute autre liberté, est susceptible d’être encadrée, comme elle l’est, au demeurant, dans le cadre européen.
Au plus fort d’un débat qui a pris, en 1997, une dimension très polémique, on nous a accusés d’être des ultra-libéraux défendant le laisser-faire et la dérégulation. De fait, il existe un courant ultra-libéral, notamment aux États-Unis, qui réclame l’ouverture des frontières et la suppression des contrôles pour mieux laisser jouer la concurrence. Il est donc exact qu’il faut être très vigilant. Ni l’ouverture des frontières ni la liberté de circulation ne remettent à nos yeux en cause, bien au contraire, les prérogatives de l’État, qui a déjà trop tendance à démissionner. L’État doit plus que jamais exercer son rôle d’État providence, garantir pour les étrangers comme pour les Français le fonctionnement des mécanismes de protection sociale, veiller au respect du droit du travail, déjà tellement malmené : la précarité, nous n’en voulons pour personne, ni pour les étrangers, ni pour les nationaux. Or, à cet égard, l’existence d’un important volant de travailleurs en situation irrégulière, constamment disponible pour les employeurs, rejaillit négativement non seulement sur ceux que leur vulnérabilité expose à être honteusement exploités, mais sur l’ensemble des salariés.
Mais la solution n’est pas non plus dans le dispositif qui est en train de se mettre en place au nom de l’immigration choisie : nous nous apprêtons à faire venir des gens qui recevront une carte de séjour valable au maximum un an, sans aucune garantie qu’elle soit renouvelée. Ces étrangers qui auront peur de perdre non seulement leur emploi mais aussi leur droit au séjour, risquent d’être eux aussi transformés malgré eux en vecteur d’une entreprise de dumping social.
[…]
Même si cette politique était efficace au regard de ses objectifs, elle serait inacceptable. Mais elle n’est même pas efficace. Si l’on voulait vraiment, un jour, expulser les centaines de milliers d’étrangers en situation irrégulière sur le territoire français, il faudrait organiser des charters quotidiens et développer un arsenal policier tel que, cette fois, mêmes les âmes les plus sensibles finiraient par s’en émouvoir et dénoncer l’État policier. Quelle peut être la crédibilité d’une politique qui érige barrage après barrage pour empêcher les étrangers d’arriver, si ces barrages laissent malgré tout passer cinq cent mille personnes par an, d’après les estimations de l’Union européenne elle-même ?
Sans parler du coût de cette politique inefficace. Si l’on voulait chiffrer le coût de la lutte contre l’immigration irrégulière, il faudrait y inclure non seulement les coûts directs : reconduites, escortes, construction et fonctionnement des centres de rétention…, mais aussi les coûts indirects, comme ceux résultant de la mobilisation d’un nombre toujours plus important de fonctionnaires, à commencer par les policiers, mais aussi de plus en plus les juges, pour des tâches peu productives et peu motivantes, aux résultats aléatoires. Tout cet argent et toute cette énergie ne pourraient-ils pas être utilisés à meilleur escient, par exemple pour l’intégration de la population immigrée ?
De façon positive, renoncer à la politique de fermeture des frontières, c’est une façon de réaffirmer commet un droit fondamental, qui ne doit pas être systématiquement sacrifié aux prérogatives des États, la liberté de chacun de vivre où il veut et de tirer toutes les conséquences du principe d’égalité. Je pense qu’il n’est pas si difficile, sur ce point, d’emporter la conviction, à partir du moment où les gens prennent conscience des dérives auxquelles conduit inéluctablement la fermeture des frontières.
Comment expliquez-vous alors les atermoiements et même parfois l’identité de vues des différents partis, y compris de gauche, sur cette question ?
Il y a incontestablement une forme de pensée unique à laquelle adhèrent tous les partis de gouvernement. Seuls les Verts et l’extrême gauche acceptent de raisonner autrement. Le Parti socialiste n’a pas de politique d’immigration, sa réflexion est inexistante dans ce domaine. Il a accepté une fois pour toutes l’idée de maîtrise des flux migratoires et ne veut pas prendre le risque de tenir un autre discours que celui que l’opinion est, selon lui, prête à entendre. C’est d’autant plus désolant que la responsabilité politique ne consiste pas à coller à l’opinion, mais à faire œuvre de pédagogie pour la convaincre qu’une autre politique est possible, qu’il y a une alternative à une politique exclusivement fondée sur la répression. Il est clair que l’ouverture des frontières que nous appelons de nos vœux ne se fera pas du jour au lendemain et qu’une des conditions pour y parvenir, c’est de vaincre les préjugés et les fantasmes qui empêchent de penser l’Europe autrement que comme une forteresse assiégée, d’appréhender l’immigration autrement que comme une menace, de considérer les migrants autrement que comme des envahisseurs.
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