Édito extrait du Plein droit n° 73, juillet 2007
« Le tri des étrangers »

Identité ?

ÉDITO

Quand, en 2006, à l’occasion de la réforme de la politique française d’immigration, le ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy s’est fait le chantre des notions d’« immigration choisie » et d’« immigration subie », il a ouvert la voie à une énorme régression idéologique. L’affirmation de la légitimité du rejet de l’« immigration subie » institue, en effet, une catégorie d’êtres humains a priori nuisibles. Loin d’atténuer la dévalorisation ainsi entreprise d’une grande partie de l’humanité, l’idée d’« immigration choisie » l’aggrave. Car il s’agit, en réalité, d’une immigration « élue » par l’État français en raison de son utilité pour lui. Dans l’un et l’autre cas, les migrants ne bénéficient d’aucun droit inhérent à leur appartenance à l’espèce humaine.

Que la conception utilitariste qui sous-tend cette pensée soit aussi vieille que le monde n’exonère en rien son auteur d’une lourde responsabilité. Certes la France a, entre autres, une histoire chargée en matière d’instrumentalisation de territoires et de ressortissants étrangers. Certes elle a, plus que d’autres, surexploité la force de travail étrangère pour se refaire une santé et une modernité au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Certes elle continue aujourd’hui à tirer économiquement parti de sans-papiers tout en les privant du droit au séjour. Tout cela sans vergogne.

Mais, jusqu’à M. Sarkozy, cette boulimie prospérait à l’ombre de la sacralisation des droits de l’homme solennellement réaffirmée dans le préambule de 1946 de la Constitution française et, en 1948, par les Nations unies. Quelle que soit l’ampleur des entorses aux principes, tous les êtres humains étaient officiellement égaux. Tel n’est plus aujourd’hui tout à fait le cas.

L’irruption de l’« identité nationale » dans la dénomination d’un ministère en apporte la preuve. On ne peut explicitement définir comme servile une partie de l’humanité sans doter ipso facto l’autre partie de privilèges. Ils ne sont plus, comme par le passé, seulement « de fait ». Ils deviennent « de droit » puisque l’État y veille. Telle est la production de sens qui naît de la juxtaposition de l’« immigration » et de l’« identité nationale » dans la nouvelle appellation du ministère chargé de la politique des étrangers. La France vient de se doter d’une administration vouée au maintien de chaque partie de l’humanité à la place qui lui a été unilatéralement assignée, la « servile » au service de l’« humanité de plein droit ». Qu’à l’avenir ce ministère ne conduise éventuellement pas une politique fondamentalement différente de celle de ses prédécesseurs n’y changera rien. En termes de valeurs, le mal est fait.

On aurait tort de voir dans cette régression la seule marque des convictions personnelles de M. Sarkozy. Pour s’en tenir à la seule période de l’après-guerre, trois décennies d’utilisation éhontée des migrants suivies de la fermeture déclarée des frontières à toute immigration de travail au début des années 70 ont lentement ruiné l’édifice politique et juridique qui, après la Libération, avait tenté d’interdire toute hiérarchisation entre les êtres humains. A cette entreprise de neutralisation des droits fondamentaux, tout le monde a prêté la main, jusques et y compris une gauche qui, avec la réforme de 1997 signée par le gouvernement Jospin, s’était la première, mais sans le dire franchement, donné les moyens de mettre en œuvre l’« immigration choisie ».

Hors de l’Hexagone, l’idéologie dominante est à l’unisson. Avec son Livre vert sur une approche communautaire de la gestion des migrations économiques de 2005, la Commission européenne a franchi le pas de l’instrumentalisation institutionnelle des migrants en invitant à une réflexion sur les « implications que la stratégie de migration économique aurait sur la compétitivité », au moment même où elle ne voyait aucun inconvénient au démembrement d’une immigration par excellence « subie » – l’asile.

La même régression frappe partout. En Grande-Bretagne, le gouvernement réfléchit à l’institution d’un « British Day » parmi d’autres mesures de consolidation de la « cohésion nationale », ironiquement qualifiées de « magiques » par le quoditien the Independent [1]. Aux États-Unis, germe actuellement l’idée d’un dispositif conférant un quota variable de points selon l’origine des candidats à l’émigration [2], lequel renvoie aux élucubrations « racialistes » qui, dans les années 30 et 40 en France, avaient proposé que les naturalisations reposent sur un tri ethnique [3].

Depuis que les pays les plus industrialisés ont redécouvert leurs besoins de main-d’oeuvre étrangère, leurs gouvernants renouent avec des valeurs nationalistes éculées dans le but opportuniste de disqualifier la légitimité, garantie par le droit, de l’émigration spontanée – celle des étrangers qui, pour des raisons personnelles parfois vitales, doivent s’exiler. Un dévoiement de la fonction impartie à l’État que constatait Hannah Arendt dans les Origines du totalitarisme : pour elle, « l’État avait hérité comme sa fonction suprême la protection de tous les habitants de son territoire sans considération de nationalité » ; mais, « au nom de la volonté du peuple, l’État fut contraint […] de ne garantir la pleine jouissance des droits civiques et politiques qu’à ceux qui appartenaient à la communauté nationale par droit d’origine et fait de naissance » [4].




Notes

[1« Shared purpose and national cohesion », the Independent, 6 juin 2007.

[2« A Point System for Immigrants Incites Passions », New York Times, 5 juin 2007.

[3Patrick Weil, « Naturalisations : le bon grain plutôt que l’ivraie », Plein droit n° 29-30, novembre 1995.

[4L’impérialisme (deuxième partie des Origines du totalitarisme), Fayard, 1982, p. 182-183. Lire aussi Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècle) : Discours publics, humiliations privées, Fayard 2007.


Article extrait du n°73

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Dernier ajout : lundi 7 avril 2014, 16:40
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