Article extrait du Plein droit n° 2, février 1988
« Logement : pourquoi des ghettos ? »

Les rafistolages du Conseil d’État

Dans un arrêt du 25 septembre1987, le Conseil d’État a rejeté une requête du GISTI, qui lui demandait d’annuler certaines dispositions de la circulaire du 4 janvier 1985 relative au nouveau régime de l’immigration familiale. Mais au prix d’une interprétation plutôt acrobatique desdites dispositions… qu’il lui aura fallu plus de deux ans et demi pour mettre au point !

Le décret du 29 avril 1976 sur l’immigration familiale, dans sa rédaction nouvelle, issue du décret du 4 décembre 1984, prévoit que pour être acceptée une demande de regroupement familial doit satisfaire à cinq conditions : séjour régulier d’un an au moins, absence de menace pour l’ordre public, contrôle médical subi dans le pays d’origine (ce qui exclut désormais la régularisation sur place), ressources stables suffisantes pour subvenir aux besoins de la famille, et enfin conditions de logement adaptées.

La circulaire attaquée, sous couvert d’interprétation de ces deux dernières conditions, contenait les dispositions suivantes :

  • Le travailleur salarié « doit occuper un emploi permanent et stable lui procurant des ressources pouvant être considérées comme normales pour la famille d’un salarié de même catégorie vivant dans la même région ; ce qui conduit à écarter les demandes des saisonniers, des étudiants autorisés à travailler, des titulaires d’une autorisation provisoire de travail, des boursiers et stagiaires en formation ou perfectionnement professionnel, et des demandeurs d’emploi. La justification de la stabilité de l’emploi résulte de la production des trois derniers bulletins de paie établissant que l’intéressé travaille à temps complet. L’ONI… s’assure auprès de la DDTE que le travailleur n’a pas fait l’objet d’une demande d’autorisation de licenciement ».
  • En ce qui concerne le logement, le demandeur, dit encore la circulaire, « peut être soit propriétaire d’un logement libre, soit locataire, soit titulaire d’une promesse ferme de location ». Et « il y lieu de se référer, dans l’appréciation des conditions de logement, aux normes minimales fixées pour obtenir le bénéfice de l’allocation-logement » – normes rappelées en annexe et qui sont des normes de confort, d’une part, des normes de superficie de l’autre.

Des conditions restrictives

Manifestement, la circulaire posait donc des conditions plus restrictives que le décret : pour ne prendre que deux exemples, on peut être étudiant salarié ou salarié à temps partiel et disposer de ressources stables et suffisantes pour subvenir aux besoins de sa famille. Elle aurait donc dû normalement être annulée comme comportant des dispositions réglementaires s’ajoutant aux textes en vigueur, que le ministre de l’Intérieur et le ministre des Affaires sociales étaient incompétents pour prendre.

Or le Conseil d’État a rejeté intégralement la requête qui lui était soumise. Mais pour sauver la circulaire de l’annulation, il lui a fallu en proposer une relecture qui, pour être au premier abord plutôt surprenante, mérite de recevoir une large diffusion, car elle est nettement plus favorable aux intéressés que la lecture littérale du texte.

Le Conseil d’État donne en effet des termes de la circulaire une interprétation qui aboutit à transmuer ses dispositions impératives en simples indications non contraignantes pour les services, qui doivent les appliquer souplement en fonction de l’examen individuel des dossiers. Ainsi :

  • Les termes « conduit à écarter », qui semblait, d’un point de vue grammatical, peu équivoques, ne signifient pas, comme on pouvait naïvement le penser (et comme les services l’ont certainement pensé pendant deux ans et demi…) : « vous écarterez ». Par ces termes, dit le Conseil d’État, « les auteurs de la circulaire attaquée n’ont pas entendu édicter une exclusion de principe des personnes entrant dans ces catégories, mais rappeler que leur situation implique le plus souvent qu’elles ne remplissent pas les conditions de ressources requises. » Dont acte.
  • De même, les dispositions qui prescrivent de vérifier que leur demandeur occupe un emploi à temps complet « n’ont ni pour objet ni pour effet de prescrire à l’administration d’écarter la demande d’un travailleur salarié ne travaillant pas à temps complet dès lors que ses ressources présenteraient un caractère stable et suffisant ». Ah bon.
  • En précisant que le demandeur peut être soit propriétaire, soit locataire, soit titulaire d’une promesse ferme de location, « la circulaire n’a eu ni pour objet ni pour effet d’exclure d’autres titres juridiques à disposer d’un logement ». Fort bien. (Soit… soit : conjonction marquant l’alternative, dit pourtant le Petit Robert).
  • Enfin, la mention des normes « n’a la valeur que d’une référence pratique et ne saurait exclure l’utilisation d’autres critères pour permettre à l’administration d’apprécier, sous le contrôle du juge, l’adaptation des conditions de logement ».

Un tour de passe-passe

On le voit : par un véritable tour de passe-passe, le Conseil d’État sauve la circulaire attaquée de l’annulation. Comme on dit dans le jargon des habitués du contentieux administratif, il a « vidé le texte de son venin » en en donnant une interprétation compatible avec les termes du décret, et qui s’impose désormais à l’administration. À cet égard, l’arrêt ainsi rendu est loin d’être entièrement négatif. Le problème, c’est qu’une annulation aurait contraint les ministres concernés à réécrire les dispositions litigieuses, alors qu’il y a fort à parier qu’ils ne s’empresseront pas (et c’est un euphémisme) de faire connaître à leurs services la conduite à tenir à la suite de la décision du Conseil.

C’est donc aux intéressés et à ceux qui les conseillent d’être vigilants et de contester systématiquement les décisions individuelles qui seraient fondées sur une interprétation trop littérale des termes de la circulaire.

Il faut en particulier retenir :

  • qu’un refus motivé uniquement par le fait que l’intéressé est salarié à temps partiel, ou qu’il est sous le coup d’un licenciement économique, ou qu’il est étudiant (etc.) est entaché d’erreur de droit : l’administration doit, pour donner un fondement légal à sa décision, établir que les ressources dont dispose effectivement l’intéressé ne sont pas stables et suffisantes ;
  • qu’est pareillement entaché d’erreur de droit un refus fondé sur le seul fait que l’étranger occupe son logement à titre gratuit et n’entre pas dans l’une des trois catégories prévues par la circulaire, ou encore sur le fait que la superficie du logement est inférieure de quelques m² aux normes de l’allocation-logement.



Article extrait du n°2

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Dernier ajout : mercredi 2 avril 2014, 16:19
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