Article extrait du Plein droit n° 41-42, avril 1999
« ... inégaux en dignité et en droits »
Différence et discrimination aux États-Unis : L’autre américain
Patrice Maniglier
Normalien, agrégé de philosophie, ancien lecteur à l’Université de Stanford (Californie)
Dans le débat public français qui tourne autour des questions d’« immigration », d’« intégration », de racisme, de discrimination, et de leurs apparentées, la référence aux États-Unis est quasiment obligée. Cependant, la comparaison se fait en général dans des termes complètement abstraits : d’un côté, nos intellectuels républicains ne manquent pas une occasion de stigmatiser bruyamment le multiculturalisme « balkanisant » et ethnicisant de l’Amérique, et nous promettent des apocalypses de ghettos en flammes si nous cédons à la tentation américaine ; de l’autre quelques rares voix tentent de suggérer que l’« universalisme abstrait » peut favoriser plus ou moins malgré lui la légitimation du racisme institutionnalisé(1). Ce débat me semble tourner en rond, chaque camp renvoyant à l’autre les mêmes valeurs pour un usage inverse.
Cessons ces querelles et admettons-le enfin : autant poser la question du racisme risque de justifier et même d’institutionnaliser l’appartenance à une « race » (car on se demande si ce n’est pas du fait de sa supposée « race » qu’un individu a été traité d’une certaine manière), autant le refus de toute prise en compte de cette construction certes raciste qu’est la race risque de contribuer à nous aveugler sur la réalité du racisme.
Il faut donc essayer de faire un pas de côté, et cela ne peut se faire qu’en replaçant les idées opposées dans leur contexte réel, celui des luttes historiques.
Certes, la France et les Etats-Unis ont des traditions républicaines comparables et sont de grands pays d’immigration mais, contrairement à ce que disent Noiriel et Horowitz dans leur livre, au demeurant remarquable, Immigrants in two democracies (NY UP, 1995), ils ne peuvent pas s’opposer comme deux réponses différentes à des questions semblables, mais doivent, au contraire, être confrontés comme deux manières historiques très différentes d’aborder des problèmes apparemment similaires.
On peut alors se demander si, dans ces conditions, la comparaison a encore un sens. Je pense, pour ma part, que c’est précisément dans ces conditions qu’elle prend tout son intérêt car d’analyser à quelles conditions historiques et sous quelles formes ont pu se poser aux États-Unis les problèmes de l’immigration et de la discrimination pourrait nous permettre, en retour, de mieux comprendre en fonction de quels « choix » ou présupposés fondamentaux le débat français en est arrivé à faire de l’intégration l’objectif prioritaire.
Je voudrais donc essayer de suggérer pourquoi la mise en place d’une législation particulièrement audacieuse dans le domaine de la lutte contre les discriminations a été possible aux États-Unis, alors qu’elle semblait contredire si violemment les présupposés fondateurs de la société américaine (l’autonomie individuelle, l’égalité des chances, etc.), en espérant que cela permettra de mieux comprendre en retour pourquoi, en France, nous avons tant de difficulté à aborder cette question de la discrimination au niveau politique. Pour cela, je rappellerai brièvement les différents aspects de la politique antidiscriminatoire aux Etats-Unis, puis je proposerai quelques hypothèses pour expliquer qu’elle ait pu prendre une telle ampleur.
Une lutte de grande ampleur
Un Français ne peut qu’être impressionné par l’appareil légal et « idéologique » de lutte contre la discrimination raciale qui a été mis en place aux Etats-Unis depuis les années soixante. On peut isoler trois niveaux.
Le premier, celui de la lutte légale contre la discrimination, s’est mis en place à travers la jurisprudence extraordinairement audacieuse de la Cour suprême qui a fait des « droits civiques » réclamés par Martin Luther King, un véritable appareil de guerre contre le racisme dans la représentation politique, le logement et l’emploi, sans équivalent dans aucun des grands pays industrialisés.
Les deux piliers de ce mouvement ont été, d’une part, l’inversion de la charge de la preuve, d’autre part le recours à des méthodes statistiques pour établir des « discriminations inintentionnelles ». En manifestant ainsi une volonté politique forte, ce dont le législateur n’a jamais vraiment fait preuve, la plus haute magistrature a réussi à imposer aux esprits une profonde condamnation symbolique de la discrimination.
Il faut avouer qu’une certaine « culture de la loi » propre aux Etats-Unis, qui fait du recours aux tribunaux un mode fréquent de règlement de tous les conflits, a contribué à enraciner ces mesures dans la vie du pays. Aux Etats-Unis, on sait, sans doute aucun, que la discrimination raciale est hors-la-loi.
Deuxième grand volet de la lutte contre les discriminations, l’affirmative action désigne des politiques volontaristes de déségrégation, qui passent par le soutien aux membres de groupes défavorisés et sous-représentés que l’on suppose mis à l’écart du fait de préjugés attachés au groupe (minorités ethniques, femmes, handicapés).
Bien qu’il s’agisse au départ d’un décret présidentiel demandant aux administrations et aux entreprises engagées par l’État de « prendre les mesures concrètes [take affirmative action] pour s’assurer que les candidats à un emploi et les employés sont traités sans considération de leur race, couleur, religion, sexe ou origine nationale », ici encore le rôle de la Cour suprême a été décisif.
Ce fut elle qui imposa le premier acte de déségrégation volontaire à travers le fameux épisode du busing (où des élèves noirs furent conduits autoritairement dans des écoles blanches), mais ce fut elle aussi qui spécifia que l’on pouvait utiliser des « critères ethniques » dans une procédure de recrutement ou d’admission pour corriger une « discrimination sociétale » de fait, et à condition que cela ne revienne pas à installer des quotas fixes.
La Cour a ainsi brisé l’argument réactionnaire de l’égalité de principe de tous les individus, pour reconnaître le caractère dissymétrique du préjugé discriminatoire dans nos sociétés.
A côté de ces mesures très visibles s’étend un vaste domaine difficilement mesurable de lutte idéologique à différents niveaux. Il s’agit d’une part de la mouvance du « multiculturalisme », stigmatisé parfois sous le nom de « politically correct », mais qui n’a rien d’un mouvement politique et rassemble, pour les besoins de la polémique, des discours hétérogènes relevant, pour une part, de l’évolution de la morale des « bonnes mœurs » de la bourgeoisie américaine, largement relayée par les médias et les institutions culturelles, et pour une autre les relatifs succès politiques obtenus par les « multiculturalistes » dans les Universités sur la question du canon des grandes œuvres et des codes de langage(2). La problématique multiculturelle reprend aussi le débat séculaire sur les fondements culturels de la citoyenneté américaine comprise comme une « nation d’immigrants » (Kennedy), au moment où, du fait des flux migratoires, la majorité « anglo » se sent menacée par les dynamiques démographiques.
Le racisme semble être le grand problème de société américain, et l’on a parfois l’impression d’assister à un grand prêche anti-raciste de la part des détenteurs du pouvoir symbolique, dont le message est : « nous sommes racistes, nous devons extirper le mal raciste de nous-mêmes, nous sommes paresseux face à ce mal, etc… »
Résultats mitigés
On voit que l’Amérique a posé le problème du racisme sous toutes ses formes. On peut dès lors se poser deux séries de questions : quels furent les résultats de ces actions ? mais aussi comment furent-elles possibles ?
En ce qui concerne les résultats, on peut dire, très brièvement et sans même vouloir esquisser un bilan de cette histoire, qu’ils sont pour le moins mitigés. D’une part, une classe moyenne noire s’est constituée grâce à ces mesures, ceux qui s’appellent eux-mêmes les affirmative action babies (titre d’une autobiographie du célèbre juriste, Stephen Carter), et le racisme, de grille de lecture imposée du monde social qu’il était il y a seulement trente ans, est devenu un véritable tabou.
La « question raciale » est néanmoins plus vive que jamais. Du fait même de l’ampleur des efforts que chaque groupe a l’impression d’avoir consentis, les ressentiments et les tensions se sont peut-être accrus, et les opposants à cette politique ont beau jeu de dénoncer les effets paradoxaux de toute politique volontariste de lutte contre la discrimination.
De fait, le relatif succès de discours d’extrême-droite, tel celui de David Duke, ancien responsable du KKK, qui recueillit 44 % des suffrages lors de l’élection sénatoriale en Louisiane, a de quoi inquiéter les bonnes consciences anti-racistes. Mais c’est surtout la persistance évidente de l’inégalité raciale qui pèse le plus lourd sur le bilan de ces politiques, aussi bien face à la grande pauvreté que devant la justice elle-même.
Incompréhensions et crispations
En effet, conformément à une tendance de plus en plus profonde qui fait de la justice le lieu où se jouent les luttes politiques, c’est dans la différence de perception de sa neutralité (ainsi, alors que 13 % des consommateurs de drogue sont des Noirs, ce qui est égal à leur proportion dans la population totale, ils représentent 55 % des personnes condamnées pour possession de drogue) que se cristallisent des incompréhensions et crispations attestant, indépendamment même des clivages « de classe », de la profondeur des clivages « de race », comme en témoigne notamment la célèbre affaire O.J. Simpson très bien analysée dans un article essentiel d’E. Fassin(3).
Au niveau politique, la conjonction de l’offensive ultraconservatrice et de la dénonciation, au sein même de la gauche, des politiques d’intégration des années soixante qui joueraient plus désormais dans le sens de la reproduction d’une classe moyenne déjà constituée que de son élargissement, ont amené à des votes comme la proposition 209 en Californie, qui interdit les politiques d’affirmative action dans les administrations. Cette décision doit cependant être nuancée car elle ne s’applique qu’à un État et, surtout, ne touche que les administrations ; les grandes universités privées comme Stanford ne sont donc pas concernées.
De plus, tout un management de la diversité s’est mis en place dans les entreprises, au point que le président Reagan s’était heurté à l’opposition des patrons des plus grandes entreprises américaines lorsqu’il avait voulu supprimer autoritairement l’affirmative action(4).
Les défenseurs de ces politiques tentent désormais de les redéfinir sur une base plus socialement orientée, soulignant néanmoins que « dans une société où la protection sociale est si fragile et le recours judiciaire si central, le statut de victime garantit une sécurité minimale »(5), mettant ainsi en garde contre le démantèlement sans contrepartie de tout système de protection sociale au nom d’une éthique douteuse de la « responsabilité », qui est manifestement l’objectif de l’offensive ultra-conservatrice animant aussi les diatribes contre la prétendue « political correctness », et qui se montre pour l’instant victorieuse.
Que ces remarques nous garantissent donc du soupçon de présenter les Etats-Unis comme un modèle. Notre souci est plutôt de comprendre comment un tel mouvement a été possible, alors qu’il contredisait bien des postulats fondateurs de la morale publique américaine, ainsi que les détracteurs de l’affirmative action ne cessent de le dire, l’accusant d’introduire des préférences précisément raciales, de déroger au principe de l’égalité des chances au profit de l’égalité des résultats, de saper les fondements culturels de la vie américaine, etc.
On pourrait évidemment commencer par dire que cette contradiction n’est qu’apparente, et que si le problème du racisme a une telle faveur aux Etats-Unis, c’est qu’il permet de poser la question de la justice sociale, ou plutôt d’expliquer l’injustice sociale, sans remettre en cause les fondements d’une société libérale et le principe du mérite individuel.
Et il est vrai que l’affirmative action fonctionne comme une sorte de paradigme d’une politique de justice sociale, peut-être parce que c’est là qu’il était le plus facile de faire admettre que le grand jeu social dans lequel se rêve la société américaine était conditionné par de sévères distorsions, les caractéristiques raciales, sexuelles, etc., étant ce dont il faudrait faire abstraction pour retrouver un pur joueur individuel avec toutes ses chances… Et cela expliquerait sans doute un peu ce paradoxe d’une société qui a développé un arsenal juridique de protection des individus sans équivalent dans aucun pays industrialisé, mais dont les programmes sociaux sont toujours aussi inexistants.
On sent bien cependant que c’est là une explication encore trop abstraite qui ne dit pas pourquoi cette argumentation par l’égalité des chances n’a pas les mêmes effets en France.
Une nation d’immigrants
Un complément d’analyse peut cependant venir à l’idée assez immédiatement : c’est que l’Amérique se pose avant tout comme une nation d’immigrants, de sorte que le « point de départ » dans le jeu social est toujours déterminé par une certaine « appartenance » : culturelle, nationale, ou ethnique.
Cela n’est certainement pas faux, et l’on peut ajouter avec Gérard Noiriel que le « mythe fondateur » de la nation américaine s’est élaboré autour de la frontière, et donc d’un territoire en expansion, d’une nation à construire, alors que celui de la nation française (la Révolution) s’est au contraire constitué dans un territoire aux frontières déjà plus ou moins établies, avec une population alors plutôt surabondante (mais dont les tendances démographiques ne tarderont pas à s’inverser).
Cela a certes une importance considérable, et est peut-être une condition nécessaire mais non suffisante de la lutte radicale contre les discriminations, puisque, si l’idéologie « multiculturelle » a une longue histoire aux Etats-Unis, les politiques de lutte contre les discriminations n’ont véritablement commencé que dans les années soixante.
Racisme et immigration
On devine, bien entendu, quel facteur nous semble avoir été décisif : c’est le mouvement des Civil Rights des Noirs américains qui a fait du racisme le symbole de l’hypocrisie et de l’injustice de la société américaine, et en a exposé de la manière la plus radicale les contradictions.
Si le problème du racisme se pose aux Etats-Unis pour lui-même, alors qu’il est en France recouvert par la problématique de l’immigration qui, à certains égards, « camoufle » sous une différence juridique (étrangers/nationaux) une distinction raciale, c’est, comme l’écrit Donald L. Horowitz, que le « problème racial » a précédé et en un sens préparé les grands flux d’immigration que l’Amérique connaît depuis le célèbre amendement de 1965 à l’Immigration and Naturalization Act, qui a mis fin à la politique des quotas (au nom de la non-discrimination raciale) et qui, du fait d’une interprétation large du regroupement familial (ce pour quoi elle fut stigmatisée sous le nom de « loi des frères et sœurs »), a ouvert ainsi la voie à la troisième plus grande vague d’immigration de toute l’histoire américaine.
On peut dire très généralement que les problèmes liés à l’immigration ont été posés dans le cadre des solutions développées comme réponse à la contestation venue des ghettos, ce qui explique à la fois l’absence de toute politique spécifique d’intégration des immigrés aux Etats-Unis, et les contradictions que ce déplacement a entraînées ainsi que les contestations d’aujourd’hui, puisque des mesures adoptées pour régler des problèmes internes à la société américaine ont été utilisées pour organiser son ouverture à des flux internationaux.
Mais cela signifie donc que, du fait du caractère directement raciste de la société américaine, l’ensemble des mesures anti-racistes que nous avons décrites a pu se mettre en place et cela d’une manière relativement dépolitisée grâce au rôle joué par la Cour suprême dès les premières opérations de déségrégation. Rien ne sert donc de dénoncer les postulats racistes de toute politique anti-raciste : c’est soit une évidence, soit un sophisme.
Posons plutôt la question en retour que nous annoncions en introduction : si la France n’a pas posé cette question du racisme, est-ce parce qu’elle n’était pas directement raciste ? Et pourtant, la France aurait eu au moins deux occasions de faire face à ce problème, l’une étant la conclusion donnée par le régime de Vichy à la légitimation progressive de la xénophobie pendant l’entre-deux-guerres, l’autre étant bien sûr la décolonisation. Mais c’est ici qu’il faut prendre en compte l’héritage de l’histoire coloniale, de ses dénégations continues et de ses équivoques mortelles.
La guerre d’Algérie est à nouveau caractéristique, car au moment où l’État français commençait à poser le problème de la « discrimination positive », l’indépendance est venue donner à la République l’illusion qu’elle n’aurait pas à penser l’intégration à partir de la réalité du racisme(6). L’État français n’a donc jamais été forcé d’assumer l’histoire de son propre racisme à travers une politique de déségrégation volontaire comme l’Amérique l’a été.
C’est donc parce que le problème du racisme ne pouvait pas recouvrir celui de l’immigration aux Etats-Unis, du fait de la présence à la fois de populations importées de force (esclaves noirs) et de populations indigènes massacrées, qu’il a pu se poser dans les termes que nous avons essayé de décrire.
Ces quelques réflexions, trop sommaires bien entendu, sur la manière dont le problème du racisme a été posé aux États-Unis doivent pouvoir éclairer les raisons pour lesquelles en France, précisément, ce problème ne semble pas pouvoir se poser de la même manière. Et ce n’est qu’en retournant à l’histoire française elle-même, en nous imposant les clarifications et les débats nécessaires, que nous pourrons peut-être espérer situer les lieux stratégiques où l’action est possible, et faire bouger un peu les problématiques étouffantes (« universalisme » versus « communautarisme ») dans lesquelles on cherche à enfermer le combat contre le racisme.
Notes
(1 ) Parmi les rares livres français consacrés à cette approche voir Michel Wieviorka ed., Une société fragmentée ? Le multiculturalisme en débat, La Découverte/Poche, 1997.
(2) Il faut savoir que les Universités américaines imposent à leurs étudiants un programme d’« humanités » dans lequel ils doivent lire les textes supposés fondateurs de la civilisation : la contestation a porté sur la liste de ces textes, évidemment tous extraits du corpus occidental, auquel on n’a ajouté que quelques rares livres plus récents et d’aires géographiques différentes. En ce qui concerne les « speech codes », il faut simplement savoir qu’ils interdisaient moins que ce que les lois françaises répriment, la liberté de parole étant, comme le port d’armes, un droit constitutionnel américain particulièrement équivoque.
(3) « Permanence de la question raciale », Esprit, n° 219, 1996.
(4) Episode relaté par P. Noblet dans son livre très éclairant, L’Amérique des minorités, CIEMI, L’Harmattan, 1993.
(5) « Permanence de la question raciale », op. cit.
(6) Ainsi, il semble qu’il y ait eu la tentation d’appliquer en Algérie un régime dit de « discrimination positive », qui fut oublié dès 1962. Sur cet événement méconnu et capital pour notre problème, voir la thèse en préparation de Todd Shepard, sous la direction de B. Smith et J. Scott, Rutgers University.
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