Article extrait du Plein droit n° 13, mars 1991
« Des visas aux frontières »

Consulat d’Alger : la politique du flair

L’obtention d’un visa est devenue la première barrière pour tout étranger originaire d’un pays traditionnel d’immigration souhaitant se rendre en France. La suspicion étant la règle, des pratiques sélectives et dissuasives se sont instaurées, rendant cette étape infranchissable pour certains. L’Algérie, malgré des réformes récentes, reste un exemple typique de pays où l’appréciation des « intentions réelles du demandeur » est devenue le critère de base pour la délivrance ou le refus de visa.

Globalement, sur le fond, la politique de délivrance des visas par le Consulat de France à Alger n’a guère changé : elle demeure systématiquement restrictive, discriminatoire, et donne lieu à des pratiques humiliantes, souvent bien peu respectueuses des droits de l’homme.

Cette politique est entièrement conditionnée par la hantise du « touriste à risque » (risque d’établissement en France, bien entendu) qui conduit à refuser le visa de manière aveugle, sans tenir aucun compte des situations personnelles des individus et des liens qu’ils peuvent avoir avec la France.

En témoigne la « note de service » datée du 11 septembre 1990 (cf. l’encadré « Note de service »), signée du directeur du service des visas, qui siège à Bal-el-Oued, et destinée aux fonctionnaires de ce service dans lequel elle est affichée.

Si des modifications sont intervenues dans le traitement des demandes, elles sont dues à un réaménagement du service par le nouveau Consul général d’Algérie en poste depuis septembre 1990. Les critiques formulées par des associations en Algérie et largement diffusées en France, n’y sont sans doute pas étrangères. Ces critiques avaient fait l’objet d’un certain nombre d’interventions auprès de l’Ambassade de France à Alger et du consulat général. La procédure de délivrance des visas a été revue, et de nouvelles consignes données au personnel visent à éviter la discrimination et à rendre l’accueil aux guichets moins rébarbatif.

Souplesse d’un côté, rigueur de l’autre

Paradoxalement, cette amélioration des relations entre l’administration et les requérants algériens va de pair avec une plus grande rigueur : les dossiers de demande de visas doivent être complets, les documents exigés sont examinés de très près. Un dossier non conforme est systématiquement refusé. Une certaine souplesse s’est cependant introduite quant aux pièces exigées ; il semble, par exemple, que l’attestation d’accueil nécessaire pour les visites familiales (sur papier libre, mais certifiée par la mairie) d’une validité de trois mois, et dont la date de délivrance était déterminante pour refuser le visa ou limiter la durée du séjour, doive être désormais simplement en cours de validité.

D’autres modifications sont prévues ou déjà en chantier, en particulier l’informatisation du service des visas, opérationnelle à partir du 4 décembre 1990.

Les critères de délivrance faisant partie des données introduites dans l’ordinateur à partir des programmes élaborés à Paris, l’attribution ou le refus du visa va devenir automatique et anonyme. En principe, ceci devrait conduire à éviter des discriminations arbitraires. Mais, de l’avis même des responsables, la décision de délivrance des visas restera de leur ressort dans la mesure où les cas particuliers resteront soumis à l’appréciation du directeur, ce qui risque de conduire à une ségrégation des requérants. Il est en effet d’ores et déjà prévu, dans le cadre du réaménagement des locaux, qu’un fonctionnaire du service (déjà désigné) siégera dans un bureau où il aura à examiner les cas faisant l’objet de « recommandations particulières » avec, s’il y a lieu, possibilité de recours auprès de l’Ambassade ou du Consul général.

Une tendance se confirme donc : celle de réintroduire une discrimination défavorable aux citoyens de base, aux Algériens modestes qui, ne pouvant introduire de recours, se verront refuser leur visa par l’ordinateur.

À signaler enfin que de fréquentes « anomalies » se manifestent dans ce domaine : de nombreux cas de délivrance de visa continuent de se produire par « arrangements particuliers » avec certains fonctionnaires du service pour le moins peu scrupuleux. On s’aperçoit alors que le visa, parfois, n’est pas gratuit...

Conditions, délais, accueil

En dehors des documents spécifiques à chaque catégorie (voir ci-dessous), il est exigé :

  • au niveau des ressources : 6000 F. par mois de visa. Cependant, comme il n’est pas délivré de visa d’une durée inférieure à 1 mois, les personnes désirant faire un séjour bref en France sont obligées de justifier quand même de cette somme.
  • au niveau de l’hébergement : une attestation d’accueil, d’une validité de 3 mois, ou un certificat d’hébergement.

En principe, si le dépôt du dossier de demande est effectué le matin avant midi, le retrait du visa se fait en milieu d’après-midi. À certaines périodes, cela signifie faire la queue à partir de 23 h. la veille. Quand on sait que des personnes font parfois plusieurs centaines de kilomètres pour venir à Alger faire une demande de visa, on imagine le problème que peut poser une si longue attente. On voit donc se développer un « petit boulot » parmi les jeunes : vendeur de place, celle-ci pouvant atteindre 500 dinars (environ 200 F.).

Avant la signature des visas par les responsables, s’effectue la « chasse aux passeports » ayant pour but de vérifier si, au cours du ou des séjours précédents, il n’y a pas eu de dépassement de la durée de validité, auquel cas la délivrance du visa est retardée, quand elle n’est pas purement et simplement refusée.

Voir aussi l’encadré « Quelques exemples »

Les dossiers ne passent à la signature qu’après consultation de la « liste des indésirables » (sur laquelle certaines personnes figurent depuis la fin de la guerre d’Algérie). Il existerait également une « liste maison » sur laquelle figureraient les requérants ayant eu des démêlés avec le personnel des guichets, lors de demandes précédentes, et qui, de ce fait, se verraient opposer un refus de visa s’ils sont à nouveau demandeurs. Des efforts semblent avoir été faits récemment pour éviter ces rejets « à la tête du client ».

Tour d’horizon

Malgré cela, les conditions sont loin d’être les mêmes pour tous et, comme on va le voir, certaines catégories n’ont réellement aucune chance que leur demande soit satisfaite.

Les étudiants : les visas touristiques ne leur sont accordés que pendant les périodes de congés (attestation à fournir). Un doute systématique plane sur les intentions du demandeur.

Les binationaux et les membres de famille d’un Français : un assouplissement s’est produit qui leur permet d’obtenir un visa de trois ans (valable pour des voyages multiples).

Les travailleurs : les visas ne leur sont accordés que pour la période des congés (attestation à fournir) et pour une durée d’un mois. Ils doivent justifier d’une profession réellement exercée et présenter une attestation de travail, trois fiches de paye, et souvent la carte de sécurité sociale. Eux aussi sont l’objet d’une suspicion systématique concernant leurs motivations et la validité des documents produits qui sont examinés attentivement.

Les femmes : elles doivent se présenter elles-mêmes au service des visas. Leur mari ne peut pas faire la demande à leur place : elles pourraient être enceintes ce qui entraîne un refus systématique (par crainte d’un accouchement en France).

D’autre part, si une femme fait une demande de visa pour rejoindre son mari en France pour un mois de congé, par exemple, elle a toutes les chances d’essuyer un refus. Le visa n’est accordé que si le travailleur immigré en France a fait une demande de regroupement familial et a obtenu l’autorisation de la DASS de faire venir sa femme.

Les retraités : ils ont beaucoup de mal à obtenir un visa. Il s’agit par exemple d’anciens fonctionnaires algériens habitués à entretenir des relations en France et à voyager, mais rencontrant des difficultés pour solliciter une attestation d’hébergement en France. Les retraités qui disposent d’une retraite française avec, pour certains, un compte en France, sont tenus de satisfaire aux conditions générales (cf. plus loin).

Les anciens combattants, les veuves de guerre, les anciens militaires français : c’est le régime commun qui s’applique d’autant plus sévèrement que certains d’entre eux n’ont pas de pension du fait qu’on leur demande 15 ans de service, une fois déduites les années de prison. Beaucoup d’entre eux n’ont donc aucune ressource.

Les handicapés : ils ne bénéficient d’aucune dérogation au régime commun et sont donc soumis aux conditions générales.

Les personnalités, industriels, commerçants, professions libérales : ils peuvent obtenir un visa d’affaire valable entre 3 mois et un an suivant les catégories et donnant droit à des voyages multiples.

Les personnes sans travail ou sans profession : le visa est systématiquement refusé, surtout s’il s’agit d’enfants ou de petits-enfants d’immigrés installés en France.

Cette méfiance systématique à l’égard de tout demandeur de visa, cette multiplication des conditions et des documents exigés, dans le but de décourager les candidats au voyage, n’est pas l’apanage de la France. Parmi les autres pays européens, le plus dur actuellement est sans doute la Grande-Bretagne. Le consulat de Grande-Bretagne fait payer toute demande de visa (pour une entrée : 350 DA, pour deux entrées : 525 DA, pour des entrées multiples : 771 DA) avant même l’examen du dossier, et même si le visa est ensuite refusé ! L’octroi du visa n’intervient qu’après un entretien très fouillé avec le requérant, concernant notamment ses motivations de voyage.

Les pratiques de ce consulat sont telles que des fonctionnaires se sont récemment fait agresser par des demandeurs refoulés.

L’Allemagne semble avoir, pour le moment du moins, une politique plus souple (elle n’exige pas, par exemple, un montant minimum de ressources). Il faut dire que les demandes de visa pour ce pays sont nettement moins importantes que pour la France. Elles ont cependant tendance à augmenter sensiblement.

Note de service



Je rappelle quelques règles générales relatives à la délivrance des visas qu’il y a lieu d’appliquer avec la plus grande rigueur.

A. Les visas de court séjour et de transit ne doivent être délivrés qu’à des personnes dont on a tout lieu de penser qu’en raison de leur fonction et de leur situation elles ne sont pas susceptibles de chercher un établissement en France.

B. La production des documents requis pour la demande de visa par le règlement pour justifier des moyens d’existence et d’hébergement, ainsi que du rapatriement, n’implique pas la délivrance automatique du visa sollicité. Nous conservons en effet une large faculté d’appréciation en matière d’octroi de visa et nous devons en faire usage, même lorsqu’un dossier complet est présenté.

Il n’y a pas de compétence liée : la délivrance des visas doit être refusée même si tous les justificatifs requis par la réglementation en vigueur sont produits par le requérant, dès lors qu’il existe un doute raisonnable sur les intentions réelles du demandeur.

C. Outre les justificatifs requis, il convient, en effet, de vérifier la stabilité de la situation socio-économique du requérant en Algérie. À cet égard, je souligne que les visas doivent être refusés d’office aux chômeurs, aux travailleurs précaires, etc.

Vous pouvez donc exiger en cas de doute sur les intentions réelles du demandeur tous documents relatifs à sa situation personnelle ou professionnelle... et à la régularité de celui-ci ou du chef de famille dont il dépend et concourant à démontrer cette stabilité.

Il s’agit en effet de rassembler dans la mesure du possible les informations permettant d’acquérir la conviction que le requérant est de bonne foi et quittera la France à l’issue de son séjour.

Il appartient donc aux agents affectés aux guichets de se montrer particulièrement vigilants et, dans la mesure du possible, d’interroger les requérants sur les motifs réels de leurs déplacements en France, tout particulièrement lorsque le motif de tourisme est avancé.

Vous voudrez bien me faire part des difficultés que vous pourrez rencontrer dans l’application de ces directives.

11 septembre 1990

Monsieur Pequeux
Directeur du service des visas

Quelques exemples...



Un chef-infirmier de l’hôpital Mustapha à Alger désirant faire un stage de formation de 15 jours à l’hôpital Henri Mondor de Créteil fournit donc, pour obtenir son visa, un document officiel d’inscription signé par le Directeur de l’administration de l’hôpital de Créteil.

Le visa est refusé. Motif : ne justifie pas des 6000 F. de ressources.

Le Consulat exige qu’il produise un document émanant de l’hôpital de Créteil spécifiant la gratuité du stage et assurant la prise en charge de l’hébergement.

Compte tenu des délais postaux rendant impossible l’obtention de ce document par courrier, il a fallu un intervention auprès de l’ambassade de France pour que le visa soit en fin de compte accordé. Au total, deux jours de démarches pour l’intéressé.

Une Algérienne devait se marier en juillet 1990 en France (dans l’Yonne) avec un conseiller municipal. Le visa a été refusé sous prétexte qu’elle avait déjà effectué plusieurs voyages en France (pour venir voir son fiancé) et que lors de son dernier séjour, elle avait dépassé la date limite de validité de son visa. Délit impardonnable !

À Tunis, la pratique semble être à peu près la même qu’à Alger.



Sur certains points, cependant, elle semble encore plus arbitraire et discriminatoire. En voici quelques exemples :

Les bureaux sont ouverts de 8h30 à 11h30 seulement, si bien que les personnes font souvent la queue pendant des heures pour rien, à moins d’arriver la veille à minuit... ou d’acheter sa place.

Les catégories « suspectes » et qui avaient déjà beaucoup de mal à obtenir un visa, ont vu leur situation s’aggraver depuis le début de l’année 1990. Ainsi, pour les 18-30 ans, les visas déjà délivrés au compte-gouttes, sont désormais très difficiles à obtenir ; les étudiants, malgré une inscription universitaire en bonne et due forme pour l’année 1990-91, se sont vus opposer un refus de visa (sauf les boursiers de l’État français et les personnes inscrites en 3ème cycle, en particulier dans les disciplines scientifiques) ; très grande méfiance à l’égard des conjoints de Français hors procédure de regroupement familial ; enfin, refus systématique pour les personnes qui n’ont pas respecté la durée de leur visa au cours de leur séjour précédent.

Il est très rare qu’un refus soit justifié.

Dans les consulats des autres pays européens, les pratiques sont identiques, que ce soit l’Italie (où sont particulièrement visés les 20-35 ans), le Bénélux, la Grande-Bretagne ou la Suisse (où, en prévision de l’instauration du visa pour les Maghrébins à partir du 1er janvier 1991, les autorités ont commencé, il y a déjà plusieurs mois, à refouler certains Tunisiens).



Article extrait du n°13

→ Commander la publication papier
S'abonner

[retour en haut de page]

Dernier ajout : lundi 24 mars 2014, 22:58
URL de cette page : www.gisti.org/article3793