Article extrait du Plein droit n° 13, mars 1991
« Des visas aux frontières »

Guyane : le travail clandestin se porte bien

Déjà évoqué dans nos colonnes (cf. Plein Droit n° 8, août 1989), le problème du travail clandestin en Guyane ne fait que s’amplifier, touchant des secteurs entiers de l’économie. Impuissante à contrôler un tel phénomène, qui met en jeu de puissants intérêts, l’inspection du Travail, que le GISTI a interrogée, dresse ici un tableau assez sombre de ses analyses et de ses constats.

Est-ce que l’emploi clandestin de travailleurs étrangers est un phénomène commun à tous les secteurs de l’économie ?

Oui, plus ou moins. Mais c’est dans le secteur du bâtiment que le nombre d’étrangers employés en situation irrégulière est le plus important. Chaque chantier contrôlé pourrait donner lieu à procès verbal, seule varie la proportion de salariés employés régulièrement (0% sur les petits et moyens chantiers ; moins de 50% sur les chantiers occupant plus de 100 personnes ; 10% environ sur ELA 3). Quelle est l’origine géographique de ces travailleurs étrangers ?

On constate depuis peu une diversification de cette origine : traditionnellement, les Haïtiens occupent les créneaux « maçons et manœuvres », alors que les Brésiliens se déplacent dans les autres corps de métiers et plutôt dans le second œuvre (charpentiers, carreleurs, peintres,...).

Et ce sont les entreprises elles-mêmes qui emploient ?

Non, bien sûr. Pour ne pas avoir à gérer les problèmes et les conséquences liées à l’emploi d’étrangers en situation irrégulière, les entreprises du bâtiment ont quasiment toutes adopté une politique de sous-traitance intensive. Cette politique est favorisée par le comportement de certains maîtres d’œuvre (semi-publics) qui attribuent d’importants marchés à des entreprises qui n’ont manifestement pas les moyens en hommes pour y faire face. Par exemple, sur un chantier de quarante-cinq logements à Kourou, l’entreprise retenue compte trois salariés. Sur un autre chantier à Sinnamary de soixante logements, l’entreprise retenue compte cinq salariés dont un seul est présent effectivement sur le chantier.

Pouvez-vous nous décrire ce phénomène de sous-traitance ?

La mécanique est la suivante : un entreprise X sous-traite avec deux ou trois artisans, le plus souvent haïtiens ou brésiliens, qui, eux, emploient en nombre important des étrangers sans titre, et ne les déclarent jamais à la CGSS (Caisse de sécurité sociale). Il est clair que, pénalement, l’entreprise X est bien plus à l’abri que l’artisan étranger, qui accepte souvent des prix bien inférieurs à ceux pratiqués habituellement dans la profession.

En matière de sous-traitance, on rencontre les situations les plus diverses sur les chantiers :

  • soit l’artisan se limite à signer un contrat de sous-traitance pour la forme, la réalité du travail étant effectuée par un ou plusieurs étrangers en situation irrégulière, non artisans (l’artisan vend sa signature pour 10% du montant du marché) ;
  • soit l’artisan fournit de la main d’œuvre à l’entreprise qui sous-traite (délit de marchandage) ;

    Dans ces deux premiers cas, l’artisan ne vient jamais sur le chantier (c’est « l’utilisateur » qui paye directement les ouvriers).

  • soit l’artisan joue son rôle d’encadrement sur le chantier, cas le plus rare et le seul légal.

Lors d’un contrôle, si l’on veut savoir dans quel cas on se trouve, cela demande des enquêtes minutieuses et longues (alors que la répression devrait être rapide) parce que l’on a du mal à contacter ou repérer le maillon intermédiaire de la chaîne, c’est-à-dire l’artisan étranger.

Et l’entreprise qui est en amont, arrivez-vous à la « coincer » ?

Dans quelques procès verbaux récents, on a essayé d’impliquer l’entreprise donneur d’ouvrage, par le biais de textes relatifs au marchandage, mais, une fois de plus, la réalité est difficile à saisir et à qualifier. De plus, il n’est pas certain que le parquet et les tribunaux suivent sur des textes jugés quelquefois compliqués et ésotériques (l’intérêt pour « mal agir » n’est pas bien compris par les juges). D’où la nécessité d’une rencontre prochaine avec le parquet.

D’après vous, s’agit-il d’un phénomène de grande ampleur ?

Oui, on peut dire que les employeurs du bâtiment recourent tous directement ou indirectement à des salariés étrangers en situation irrégulière et se justifient de la façon suivante : la durée du chantier est bien plus courte que le délai d’attribution d’un titre de travail, généralement supérieur à un an. Ceci semble être effectivement l’obstacle majeur. Il ne saurait cependant faire oublier le facteur économique : les étrangers sont payés de 15 à 30 francs de l’heure, alors que le coût d’un salarié déclaré pour une entreprise est d’au moins 60 francs pour un manœuvre. Ce différentiel est une des causes (sinon la première) des difficultés des entreprises moyennes du bâtiment en Guyane, qui ont presque toutes disparu. Seules subsistent Pradie (19 salariés), Hoa-Chuck (25 salariés) et Saec (40 salariés) entre les grands (Maire, Nofrayane... ) et les petites entreprises d’encadrement de deux à cinq salariés.

Nous avons parlé du bâtiment. Mais ailleurs, que se passe-t-il ?

On retrouve le même phénomène. Les infractions en matière de travail clandestin et de main d’œuvre étrangère qui vont toujours de pair en Guyane ne sont pas l’apanage du bâtiment, même si ailleurs cette illégalité est moins systématique.

Des contrôles récents sur Saint-Laurent et à Mana ont démontré que :

  • dans les rizières, sur soixante salariés occupés, dix avaient une carte de travail, quinze un récépissé et les autres, rien. Ces salariés travaillent dans des conditions financières et d’hygiène inacceptables (absence de congés payés ; paiement de 169 heures de travail alors que plus de 400 heures ont été travaillées) ;
  • dans une scierie à Saint-Laurent, sur vingt-six salariés occupés, la moitié (ceux travaillant en forêt et le quart de l’effectif de l’atelier) n’étaient pas déclarés à la CGSS et n’avaient pas de titre de travail, pas même de récépissé.

Autre exemple : dans une entreprise de polyculture de Kourou, qui compte dix-sept salariés ayant entre trois et six ans d’ancienneté, aucun n’avait de titre de travail ni même de récépissé, et tous gagnaient entre 3 000 et 3 500 francs par mois.

Il est clair que, dans ces cas de figure, on ne peut invoquer la brièveté des chantiers, la seule justification étant financière (18 francs de l’heure au lieu de 60).

Quelles sont les conséquences de cette situation ?

Elles sont multiples. La plus grave est que les codes du travail et de la sécurité sociale sont lettre morte dans la majorité des situations que nous rencontrons. Les conditions d’hygiène et de sécurité sur les chantiers sont déplorables, mais les trois-quarts des personnes travaillant dans le secteur n’étant pas immatriculées, les statistiques d’accidents du travail ne signifient rien. Il arrive souvent, par exemple, qu’à l’occasion d’un accident du travail, l’artisan amène son ouvrier à l’hôpital et paye la facture. Ni vu ni connu.

D’autre part, l’utilisation de main d’œuvre en situation irrégulière entraîne aussi un surcroît de litiges portant sur le non paiement de salaires. Les ouvriers n’osent se plaindre ni aux prud’hommes, ni à la gendarmerie, ni au parquet. Leur seul recours est l’inspection du travail. Les employeurs profitent donc de cet état de fait et n’établissent pas de contrats de travail pour des salariés qui risqueraient de devenir un peu trop revendicatifs.

Les dernières affaires traitées par l’inspection du travail parlent d’elles-mêmes :

  • Entreprise X (Cayenne) : elle compte officiellement trois salariés. L’administrateur nommé a découvert qu’il y avait plus de trente personnes (des Brésiliens) qui n’avaient pas été payées depuis de nombreux mois.
  • Entreprise Y (Cayenne) : les trente salariés étrangers travaillant sur le chantier des Deux Lacs de Kourou n’ont pas été payés depuis trois mois.
  • Entreprise Z (ETT) : les 18 salariés (des Surinamiens et des Sud-Américains) n’ont pas été payés pendant trois mois. Il s’agit en fait de deux entreprises métropolitaines (travail temporaire et bâtiment) qui avaient obtenu un chantier (école primaire) à Kourou.



Article extrait du n°13

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Dernier ajout : lundi 24 mars 2014, 22:57
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