Article extrait du Plein droit n° 4, juillet 1988
« L’emploi immigré dans la crise »
Emploi précaire, travail clandestin
La notion même d’emploi s’est aujourd’hui complètement transformée et n’a plus grand-chose à voir avec celle qui prévalait dans les années de forte croissance. Autour du noyau dur que forment les 80 % d’emplois à durée indéterminée et à temps plein, existe un nombre important de situations de travail aux statuts divers : contrats à durée déterminée, intérim, TUC (travaux d’utilité collective), SIVP (stages d’initiation à la vie professionnelle), SRA (stages de réinsertion en alternance), travail à temps partiel, « petits boulots », etc. Toutes ces formules, toutes ces « situations intermédiaires » entre le chômage et l’activité, touchent, lorsqu’on les met bout à bout, un nombre important et croissant de salariés : 1,4 million de personnes, en mars 1986, occupaient un « emploi intermédiaire », soit 227 000 de plus qu’un an auparavant.
Parallèlement, la demande d’emploi ne cesse de croître. Le nombre des demandeurs d’emploi augmente d’au moins 100 000 personnes par an, et surtout, les durées d’inscription au chômage s’allongent : un demandeur d’emploi sur quatre, en 1986, l’était depuis plus de deux ans, ce qui équivaut pratiquement à une exclusion définitive du marché du travail.
Vulnérabilité, précarité, mobilité : ces nouvelles caractéristiques de l’emploi ne pouvaient manquer d’a voir des répercussions sur le sort des travailleurs étrangers. Pour comprendre la situation de ces travailleurs, il faut remonter un peu plus haut dans le passé et rappeler comment à évolué le rôle tenu par les étrangers sur le marché de l’emploi au cours des différentes périodes.
De la précarité…
La moindre résistance des immigrés avait déjà permis d’introduire très tôt, dans le B.T.P. (bâtiment travaux publics) par exemple, des pratiques favorisant la précarisation de l’emploi. De façon plus générale, entre 1956 et 1974, la main-d’œuvre étrangère, composée pour l’essentiel de travailleurs venus temporairement, est une main-d’œuvre facilement mobilisable, abondante et peu qualifiée. La fluidité de cette main-d’œuvre permettra de résorber les tensions qui se manifestent sur le marché de l’emploi dans cette période de croissance.
La rupture de 1974 met fin aux migrations « alternantes ». L’installation des travailleurs devient durable. Le rôle des immigrés dans l’économie se rapproche de celui des nationaux. Sans doute, dans un premier temps, le chômage les touche-t-il moins que les Français, en raison d’une plus grande mobilité. Très vite, cependant, surtout à partir de 1979, l’emploi étranger est gravement atteint par le chômage qui touche les secteurs où ces travailleurs sont fortement implantés : le B.T.P. et l’automobile notamment. Entre 1973 et 1985, près de la moitié du total de la baisse des effectifs dans ce dernier secteur frappe des travailleurs étrangers.
Par ailleurs, les méthodes de production changent, entraînant une précarisation de l’emploi par les entreprises : développement des contrats à durée déterminée, du travail intérimaire ou à temps partiel, multiplication des contrats d’emploi dérogeant au droit du travail destinés à encourager l’embauche des jeunes, etc. L’aide au retour pour les immigrés apparaît alors aux yeux de certains comme une « planche de salut » pour assurer en douceur ce « dégraissage » des effectifs. Mais on sait combien les effets en seront vite épuisés (voir article p. 18).
Le travail immigré change encore une fois de fonction : alors qu’ils tenaient – à peu de frais – une place structurante dans le marché de l’emploi, les étrangers sont désormais considérés, en ces temps de flexibilité généralisée, comme une main-d’œuvre essentiellement malléable et mobile.
L’aide au retour des immigrés apparaît aux yeux de certains comme une « planche de salut » pour assurer en douceur un « dégraissage » des effectifs.
…à la clandestinité
C’est en fonction de ce changement de rôle que doivent être également analysées les évolutions qui se sont opérées dans la situation des clandestins.
Avant 1974, l’entrée en France des travailleurs étrangers avait fini par échapper à peu près totalement au contrôle de l’ONT (Office national de l’immigration), en dépit du monopole théorique dont celui-ci disposait pour l’introduction en France de la main-d’œuvre étrangère. Les régularisations étaient alors monnaie courante pour une main-d’œuvre que les entreprises pouvaient ainsi appeler au gré de leurs besoins.
La fermeture des frontières met fin à ce processus et conduit à considérer comme irréguliers et illégaux ceux qui hier étaient simplement considérés comme une « immigration spontanée ». Les flux d’entrée ne se tarissent pas pour autant (25 000 par an jusqu’en 1979, 15 000 en 1981), et entre 1975 et 1981, ce sont encore 50 000 travailleurs étrangers qui sont régularisés. Mais on voit surtout le travail intérimaire s’installer et la clandestinité se développer dans des secteurs comme la confection ou le forestage, touchant notamment les Turcs et les ressortissants du sud-est asiatique.
La grande opération de régularisation menée à partir d’août 1981 touche 140 000 travailleurs en situation illégale (sur 150 000 demandes déposées). Ces régularisations représentent 10 % de la population active étrangère résidant en France à la même date.
Qu’a-t-on appris par là sur la dynamique même de l’immigration clandestine ? [1] D’abord, que ces étrangers qui, au début des années 80, travaillent en situation irrégulière, viennent des zones traditionnelles d’immigration (Espagne, Portugal, Maghreb, Afrique Noire), mais aussi de beaucoup plus loin (Pakistan, Sri-Lanka, Amérique Latine, Caraïbes) ; qu’ils sont jeunes, en général immigrés de fraîche date (80 % d’entre eux sont entrés en France dans la période 1976-1980, avec un visa touristique ou par d’autre filières).
Archaïsme ou modernité ?
Au-delà, il apparaît surtout que l’immigration clandestine des années 80 a bien un caractère structurel, et qu’elle se situe à cet égard dans le prolongement des dynamiques migratoires qui fonctionnaient avant le coup d’arrêt de 1974. Elle permet de compenser le manque de main-d’œuvre peu qualifiée sur le marché national de l’emploi, les emplois de très basse qualification ne pouvant plus convenir à des immigrés de longue date dont les exigences se sont peu à peu ajustées sur celles des travailleurs français.
Dès lors, le recours au travail clandestin des étrangers ne doit pas être considéré comme une simple persistance de formes archaïques d’utilisation de la force de travail dans des secteurs en déclin. Son développement, à partir des années 1976-77, est au contraire l’indice de l’extension de nouvelles formes d’organisation du travail et de gestion de la main-d’œuvre pour contourner les rigidités du système d’emploi.
L’appel aux clandestins montre tout simplement que c’est la disponibilité à accepter un travail précaire qui est privilégié par les employeurs.
Dans un tel contexte, le recours à la main-d’œuvre étrangère récemment arrivée (qu’elle soit régulière ou irrégulière) a permis d’accroître la flexibilité du système productif. L’appel aux clandestins montre tout simplement que c’est la disponibilité à accepter un travail précaire qui est privilégiée par les employeurs. De ce fait, il n’est plus possible de considérer que ce type d’emploi est lié automatiquement au statut de travailleur « illégal ». Il est, dans une bien plus grande mesure, suscité par les offres que font des employeurs bien intégrés, eux, dans le système économique régulier ! La raison d’être de ces emplois est tout à fait comparable à celle du travail intérimaire ou du travail à durée déterminée par exemple. Toutes ces formes d’emploi se rejoignent aujourd’hui, dès lors que s’impose une réduction du coût de la main-d’œuvre. Simplement, on constate que les grandes entreprises recourent davantage à l’intérim et aux contrats à durée déterminée, alors que les petites entreprises recourent plus volontiers à l’emploi d’étrangers « sans papiers ».
Ainsi l’emploi des étrangers « clandestins » se trouve-t-il parfaitement intégré dans le système économique. Il y joue un rôle non négligeable en permettant de compenser les inadéquations entre la demande et l’offre de travail. Et la décision de fermer les frontières, qui avait pour objectif de protéger le marché du travail national, a eu en définitive pour effet d’entraver la fluidité de celui-ci, en réduisant la possibilité pour les entreprises de recourir au marché légal du travail, et en les incitant par conséquent à recourir au travail clandestin.
On ne saurait s’étonner, dans ces conditions, que la politique de lutte contre le travail clandestin n’ait pas les résultats escomptés. Si, en dépit du renforcement de la répression et des moyens mis en œuvre, on ne parvient pas à endiguer le phénomène, n’est-ce pas, comme le suggérait récemment un rapport très officiel, parce qu’il manque en réalité la volonté d’agir, et qu’a il semble flotter sur cette action comme une sorte de scepticisme, comme si les principaux acteurs concernés en étaient encore à se demander pourquoi il faut lutter contre le travail clandestin et si la répression est bien le moyen le plus adapté pour cela » [2].
Notes
[1] Voir sur ce point l’ouvrage de Y. Moulier-Boutang, J.P. Garson et R. Silberman, Économie politique des migrations clandestines de main-d’œuvre, Publisud, 1986. Voir aussi l’article de Claude Valentin Marie, De la clandestinité à l’insertion professionnelle, Hommes et Migrations n° 1080, 15 avril 1985.
[2] Exposé de Mme Gervaise Hue, chef de la Mission de Liaison Interministérielle de Lutte contre les trafics de main-d’œuvre, présenté lors des journées d’études organisées en octobre 1987 sur la répression du travail clandestin (Reproduit dans Echange et travail n° 35, 4’ trim. 1987, Voir aussi Actualité-Migrations n° 220, mars 1988).
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