Article extrait du Plein droit n° 11, juin 1990
« Travail au noir ? Travail clandestin ? Travail illégal ? »
Au Mexique et dans le tiers-monde : Les flux migratoires du libéralisme
Jean-Pierre Alaux
L’injustice est grande productrice d’immigrés. Elle les fabrique à la chaîne sur la base d’impératifs économiques et financiers à court terme. La logique de la rentabilité fait, de ce point de vue, merveille dans les rapports Nord-Sud. Au point que, dans bien des cas, elle condamne les bonnes intentions politiques à n’être plus que du verbiage. Cette impuissance des pouvoirs publics a récemment conduit François Mitterrand à bafouiller un « seuil de tolérance » qui vaut capitulation. Elle a submergé Michel Rocard qui, désormais, répète à qui veut l’entendre que « la France ne peut accueillir toute la misère du monde ».
Faute de pouvoir maîtriser les forces du marché international, nos responsables politiques s’en font aujourd’hui les complices en entonnant, tout comme leurs homologues occidentaux, et sur des mélodies variées, le grand air de la « préférence nationale », cher à Le Pen. Chemin faisant, ils s’émerveillent des vertus de la division internationale du travail, pierre angulaire du libéralisme, sans toujours — du moins en apparence — mesurer les effets de ces choix stratégiques sur les flux migratoires dans le monde. On pourrait multiplier les exemples de délocalisations industrielles du Nord vers le Sud qui, au lieu de fixer la main-d’œuvre dans le tiers-monde, finissent, au terme de quelques années, par provoquer une attraction des ouvriers formés là-bas vers les pays riches. Autour de l’Europe, la Turquie, la Tunisie, le Maroc, après l’Espagne et le Portugal, montrent comment des politiques sociales injustes, menées par des firmes occidentales sur place, suscitent des mouvements migratoires. Paradoxalement, les conservateurs libéraux, qui exigent aujourd’hui la fermeture des frontières, sont à l’origine des immigrations clandestines qu’ils condamnent.
Une implantation idéale
Le Mexique constitue l’un des plus « beaux » cas de ces paris en faveur de l’injustice planétaire, contre lequel d’ailleurs Le Pen n’a d’évidence rien à redire, puisqu’il consacre ce triomphe de l’Occident dont il se félicite : contre l’immigration, certes ; mais pour l’utilisation à bon compte de la main-d’œuvre des pays en voie de développement. Voyons-en les effets.
A la fin des années 60, sonne l’heure des multinationales. L’Occident reconstruit et modernisé prête au tiers-monde les fonds avec lesquels les pauvres achèteront aux riches tout ce qu’ils surproduisent. Dans les pays industriels, la contestation sociale gronde : la croissance donne à la classe ouvrière des envies de partager le gâteau. Où pourra-t-on produire tranquille et au moindre coût, sinon dans les zones de misère et de chômage qui foisonnent au sud de la planète ?
Aux États-Unis, les grands constructeurs automobiles reculent la crise qui pointe à l’horizon en se tournant notamment vers le Mexique. lis seront rapidement suivis par leurs concurrents internationaux. Dans les années 80, les firmes japonaises Nissan et Toyota, l’allemande Volkswagen, en compagnie de la Régie Renault emboîtent le pas aux pionnières que sont Chrysler, General Motors et Ford. Ces implantations créent des milliers d’emplois : on compte 60 000 postes de travail dans l’automobile au Mexique en 1970 et 133 000 en 1987, année où 411 000 véhicules sont fabriqués, dont 163 000 pour l’exportation (à plus de 90 % vers les États-Unis d’ailleurs, sauf Nissan orientée vers l’Amérique centrale et la Caraïbe).
Beaucoup de privilèges, peu de retombées
Les pouvoirs publics mexicains poussent à la roue. Ils aident les multinationales à s’installer dans le pays. De 1977 à 1982, Mexico leur accordera ainsi 246 millions de dollars et, en 1986, Ford construira une nouvelle unité de production avec 80 % de crédits locaux pour un investissement de 500 millions de dollars. Terrains et infrastructures lui sont offerts. Naturellement, la plupart de ces projets bénéficient de la réglementation fiscale des industries sous douane, exemptes pour l’essentiel d’impôts et de taxes.
Ces privilèges amputent sérieusement les bénéfices attendus par le pays d’accueil de ce considérable renforcement de son tissu productif : la croissance industrielle ne suit pas le rythme de l’investissement, surtout quand la crise mondiale paralyse le marché autour des années 80 (voir le tableau).
Au Mexique, tout particulièrement à proximité de la capitale où ont poussé les premières usines, la classe ouvrière s’organise avec l’aide de centrales syndicales. Elle conquiert des salaires horaires moyens de 1,20 à 1,45 dollar, qui restent inférieurs de 30 % environ aux coûts salariaux américains. Qu’à cela ne tienne, d’un commun accord, en réponse à la contestation et à la détermination syndicales, les multinationales fuient Mexico décidément trop frondeuse. Elles migrent au Nord, le long de la frontière américaine, dans une région sans tradition industrielle et sans pratique de la lutte sociale. Là, entre 1983 et 1987, les chantiers se multiplient. Renault accompagne le mouvement avant de désinvestir en 1986. On embauche de nouveaux ouvriers à 0,62 dollar l’heure (au lieu du double au minimum à Mexico) et, suprême raffinement, on interdit aux organisations syndicales nationales d’entrer dans les nouvelles usines. General Motors pousse le vice jusqu’à exclure tout syndicat par marque : une organisation par unité de production reste tolérée, sans lien avec celles des autres ateliers.
L’ordre occidental règne. Il promeut à l’êvidence d’étranges valeurs anti-démocratiques, tout en faisant pourtant mine d’exiger la démocratie de la part des gouvernements — surtout socialistes — des cinq continents.
Un bilan global montre que la part des coûts salariaux dans le prix de revient des véhicules s’élève à 5 % au Mexique quand on l’évalue à 15 % aux États-Unis. Chez Volkswagen, le prix de la main-d’œuvre dans les coûts de production frise les 20 % au Mexique. 11 est de 48 % en RFA.
Ces exemples valent pour d’autres branches industrielles au Mexique et dans des dizaines de pays du tiers-monde. Dans l’industrie pharmaceutique, également dominée par les multinationales (Abbot, Bayer, Roche, Upjohn, Wyeth-Valles, Ciba-Geigy, Johnson and Johnson), les prix à la production — toujours au Mexique — sont inférieurs, selon les cas, de 13 à 83 % à ceux obtenus dans les pays industriels, en grande partie en raison de la faiblesse des salaires.
Un rideau de fer
Pendant que s’effectuait ce « développement » au Mexique, Ronald Reagan murait la frontière avec son voisin du Sud. Un rideau de fer, doté d’équipements électroniques sophistiqués, parcouru de patrouilles martiales, survolé d’hélicoptères et d’avions d’observation, protège désormais la ligne de démarcation entre les deux pays. La guerre contre l’immigration clandestine des Mexicains et autres Centraméricains se mène à l’aide de fortifications. Les règles internationales du marché du travail ou plutôt leur absence — créent, en effet, l’envie, parmi les salariés du tiers-monde sacrifiés sur l’autel de la rentabilité, de profiter de leur savoir et de leurs qualifications pour en tirer, à leur tour, le meilleur profit. Formés aux technologies les plus modernes dans leur pays, les ouvriers mexicains ne comprennent pas pourquoi ils n’obtiendraient pas, juste au-delà de la frontière, ce qu’ils ne peuvent espérer à domicile.
Ce type d’injustices économiques contribue amplement à enfler les flux migratoires et la clandestinité. Pour les « entrepreneurs », elles sont une arme à double détente : diminution des masses salariales par une délocalisation au sein de sociétés pauvres ; puis utilisation des migrants au Nord quand leurs politiques sociales au Sud ont généré leur dérive vers les pays industriels.
Sur cette responsabilité des secteurs multinationaux, la classe politique se tait. Le Pen serait-il disposé, pour être conséquent avec lui-même, à imposer la justice à l’échelle du monde ? Car on ne peut à la fois se faire les complices d’un ordre mondial générateur de migrations et de clandestinité, et accuser les immigrés de voler leur pain dans l’assiette du Nord. Pour séduire une opinion publique désarçonnée par la crise économique, les hommes d’État de tout bord accusent les effets de leur propre libéralisme sans jamais s’interroger sur les causes. Présentée de manière aussi partiale, l’immigration clandestine paraît irrationnelle ; et l’on finit par n’y comprendre qu’un inexplicable fléau naturel contre lequel il ne resterait plus qu’à lutter avec les armes réservées aux virus, aux parasites ou aux nuisibles. De cette incompréhension soigneusement entretenue au racisme, il y a un tout petit pas, que l’action et les silences des politiques facilitent dangereusement.
La mission interministérielle de lutte contre les trafics de main-d’œuvre
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