Article extrait du Plein droit n° 11, juin 1990
« Travail au noir ? Travail clandestin ? Travail illégal ? »
Le ministre, le juge et l’expulsé
Monsieur Abdelhatif D. est né au Maroc en 1963. Il est arrivé en France bien avant l’âge de 10 ans, et y réside depuis plus de quine ans lorsqu’il se rend coupable, entre 1981 et 1984, de divers délits, pour lesquels il est condamné à des peines de prison ferme. On remarque qu’à l’époque où il commet ces délits, l’article 25 de l’ordonnance du 2 novembre 1945, dans sa rédaction issue de la loi du 27 octobre 1981, le met à l’abri d’une expulsion.
Mais entre ce moment et celui où il sort de prison, la législation a changé : la loi Pasqua du 9 septembre 1986 permet désormais d’expulser les étrangers entrés en France avant l’âge de dix ans ou résidant en France depuis plus de dix ans, dès lors qu’ils ont été condamnés à une peine de prison de plus de six mois ferme. La législation nouvelle peut-elle s’appliquer à des situations nées avant son adoption, et peut-on expulser des personnes qui, au moment où elles ont été condamnées, n’étaient pas expulsables ? On sait que sur ce point les juridictions ont adopté des positions divergentes (voir les nombreuses décisions publiées dans Plein Droit, n° 1 à 8) : les tribunaux correctionnels, appuyés par la chambre criminelle de la Cour de cassation (arrêt Bouchareb, du 7 février 1989), ont estimé que les arrêtés d’expulsion pris dans ces conditions étaient illégaux et ont donc relaxé les étrangers poursuivis pour infraction à un arrêté. d’expulsion ; les tribunaux administratifs, eux, se sont divisés sur cette question, jusqu’à ce que le Conseil d’État tranche dans le sens exactement inverse de celui de la Cour de cassation.
Acharnement
L’administration, bien entendu, a toujours estimé que la loi du 9 septembre 1986 était immédiatement applicable : aussi M. D. fait-il l’objet, le 15 septembre 1987, d’une mesure d’expulsion qui lui est notifiée le 9 octobre à la maison d’arrêt de Rouen, en vue de prendre effet le 19 novembre 1987, soit 8 jours après sa sortie de prison. Poursuivi pour s’être soustrait à l’exécution de cet arrêté, il est relaxé par le tribunal de grande instance de Dieppe par un jugement en date du 7 juin 1988. Le tribunal constate en effet l’illégalité de l’arrêté d’expulsion, en se référant à la décision désormais célèbre du Conseil constitutionnel du 11 octobre 1984 (sur la liberté de la presse), selon laquelle « le législateur ne peut, s’agissant de situations existantes intéressant une liberté publique, les remettre en cause que dans deux hypothèses : celle où ces situations auraient été illégalement acquises ; celle où leur remise en cause serait réellement nécessaire pour assurer la réalisation de l’objectif constitutionnel poursuivi » ; or, poursuit le tribunal, il ne résulte ni de la loi ni de ses travaux préparatoires que le législateur ait entendu remettre ici en cause des situations existantes, c’est-à-dire la garantie contre l’expulsion conférée par la loi du 29 octobre 1981 en vigueur au moment des faits.
L’administration ayant fait appel, cette décision est confirmée par un arrêt de la Cour d’appel de Rouen en date du 26 avril 1989, qui constate que l’administration ne pouvait faire état, à l’appui de l’arrêté d’expulsion, des condamnations subies par l’intéressé, qui toutes avaient été prononcées antérieurement à la loi du 9 septembre 1986, dès lors que cette loi n’avait pas été déclarée applicable aux situations déjà existantes.
Mais par la suite, M. D. commet une nouvelle infraction, et est condamné par le tribunal correctionnel de Dieppe à deux peines d’emprisonnement de dix mois et trois mois respectivement. Comme la législation a à nouveau changé entre-temps et que la loi Joxe du 2 août 1989 est désormais en vigueur, il se trouve normalement à l’abri de l’expulsion.
L’administration, apparemment décidée à se débarrasser de M. D. coûte que coûte, mais consciente qu’elle ne peut prendre à son encontre un nouvel arrêté d’expulsion, imagine alors… de faire revivre l’ancien arrêté et de le mettre à exécution à sa sortie de prison : procédure contestable et même choquante, puisqu’il s’agit là manifestement d’une manœuvre destinée à tourner la loi et qui fait de surcroît bon marché de l’autorité de la chose jugée.
Comme il y a quand même une morale, l’affaire se terminera bien, cette fois encore, pour l’intéressé : tandis qu’il est déjà, sous escorte, sur la route de Sète, où il doit être embarqué de force pour le Maroc, son avocat obtient dans l’après midi du 12 avril 1990, à 18 h 45, une décision de la Cour de Rouen statuant en appel de la décision du juge des référés, constatant que l’exécution de l’arrêté d’expulsion déclaré illégal par le juge constitue une voie de fait et ordonnant en conséquence le sursis à l’exécution de la mesure (cf. jurisprudence dans ce même numéro).
Plusieurs interventions auprès du ministère seront encore nécessaires pour que l’on accepte que M. D. soit débarqué in extremis, à 19 h 30, du bateau sur lequel il se trouvait déjà.
Mais pour une affaire qui se termine bien, grâce à la ténacité d’un avocat et la détermination d’une Cour d’appel, combien se sont terminées tragiquement, parfois dans l’ignorance, voire l’indifférence générale ?
Il faut dénoncer avec force le comportement abusif de l’administration dans ce genre d’affaires, qui non seulement refuse d’appliquer les décisions rendues par les juridictions de l’ordre judiciaire, mais va de surcroît à l’encontre de l’esprit des textes votés par le Parlement. Il y a en effet quelque illogisme, on l’admettra, dans cet acharnement à faire exécuter une mesure d’expulsion prise par le gouvernement précédent dont on récuse la politique et alors qu’on vient de faire voter une loi accordant à ceux qui sont dans la même situation que l’intéressé une immunité contre toute mesure d’éloignement du territoire !
Il est vrai que l’administration ne pourrait pas biaiser ainsi avec les textes et les décisions de justice si l’arrêté d’expulsion avait été annulé : mais le Conseil d’État, on l’a dit, refuse de considérer les arrêtés comme illégaux du seul fait qu’ils se fondent sur des condamnations antérieures à l’entrée en vigueur de la loi du 9 septembre 1986. Et les étrangers font les frais des incohérences de notre système juridictionnel.
« J’y suis, j’y vote »
Paris, le 29 mai (Siège de la Ligue des Droits de l’Homme) |
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