Édito extrait du Plein droit n° 39, juillet 1998
« Une vieillesse illégitime »

Vieillissement et immigration...

ÉDITO

A envisager cette thématique, on est d’abord frappé de voir à quel point les réalités humaines qu’elle convoque se sont déployées dans l’ombre et le silence. Celui des pouvoirs publics, celui des immigrés eux-mêmes, celui aussi de la recherche, à peine rompu ça et là par quelques publications ponctuelles, au gré de la logique des appels d’offre ou de la ténacité de quelques uns.

Faut-il voir dans ce silence organisé des acteurs publics, ce silence consenti des principaux intéressés, la figure d’une exclusion bien plus radicale encore, celle d’un espace de l’immigration clôturé sur lui-même, définitivement vidé de l’espoir d’être seulement vu ou entendu et inapte donc à se manifester en tant que tel ? Comment le pourrait-il d’ailleurs ? Continent noir de l’immigration, cette vieillesse semble se dérouler en accord profond avec les représentations sociales dominantes : un monde d’hommes sans qualités ou, plutôt, à peine dotés de ces qualités alors recherchées par les patrons recruteurs, toujours silencieux et dociles mais la force de l’âge et de travail en moins. Mais pourquoi alors s’obstinent-ils à rester, pourquoi ne sont-ils pas rentrés au pays ? Telle est la désagréable question qui pèse sur cette encombrante présence, à peine retenue mais combien transparente dans le (feint) étonnement de la puissance publique à constater que ces travailleurs sont devenus vieux et qui, ressassée par beaucoup de ceux-ci, résume le désordre des choses.

Il est clair que cette vieillesse n’a pas été prise en compte dans ses dimensions sociale, urbaine et humaine, tout simplement parce que la présence concédée à l’immigré, son existence, ont été entièrement assujetties aux seules nécessités du travail et acceptées, selon le principe-clé de la pensée bureaucratique, « en tant que de besoin ».

Comment, dès lors, concevoir l’inconcevable, appréhender ce qui est proprement étrange, un immigré retraité ? Incongruité totale, pour reprendre la saisissante formule d’Abdelmalek Sayad ? L’intérêt social bien tardif témoigné à ceux qui ont eu l’impudence de vieillir ici et qui, certainement, y mourront, est d’ailleurs suspect, empruntant les formes d’une vague et ponctuelle sollicitude, plutôt que celles d’une démarche véritablement compréhensive qui s’obligerait, moralement, intellectuellement, à analyser les dimensions statutaire et symbolique de la condition faite aux immigrés âgés.

Car vieillir en immigration est, à coup sûr, vivre très profondément une expérience des limites. Celle, déjà, de n’avoir pas su ou pas pu mettre terme soi-même à un projet initial, par essence provisoire, et de ne voir, qu’après coup en quelque sorte, cette clôture imposée par le fait du chômage, de l’invalidité ou de la retraite. Celle, aussi, d’une mise à nu plus ou moins brutale de cette fiction patiemment entretenue d’un retour qui, le plus souvent, ne se réalisera pas. Celle, enfin, d’une avancée en âge marquée, pour certains, au sceau de l’isolement, des tracasseries administratives, des problèmes de santé et du dénuement.

Mais vieillir en exil ne désigne pas, loin s’en faut, une situation uniforme. Fait social déjà ancien, le vieillissement en France concerne bien des populations, principalement des pays de l’Union européenne et du Maghreb. Les données socio-démographiques dessinent un ensemble de réalités et de stratégies singulières nettement différenciées. La « préférence communautaire », forme libérale de la préférence nationale, détermine fortement le caractère évolutif de ces trajectoires, en termes de droits accordés à certains dans un contexte d’acceptation sociale nettement plus ouvert que pour les Maghrébins, pour des raisons historiques, politiques et idéologiques évidentes.

Pour autant, une vieillesse ici ne doit pas nécessairement, pour beaucoup, se vivre sans ambivalence. Le déracinement, en soi douloureux, peut confiner à l’insupportable lorsqu’il est vécu dans une société qui refuse le droit le plus fondamental, le droit d’avoir des droits, qui dénie finalement toute légitimité à cette présence. Combien de cyniques astuces et de sordides calculs pour économiser sur le dos des vieux étrangers les prestations et pensions auxquelles ils pouvaient prétendre ? Des pensions d’anciens combattants opportunément gelées aux refus, parfaitement illégaux, du minimum vieillesse et de l’allocation adulte handicapé, des entraves mises au droit au logement, prélude obligé au droit au regroupement familial, à l’insécurité des allers-retours pour cause de péremption de titre de séjour, combien de discriminations faites à ceux qui disent, à juste titre, « se tenir sur les bords de la société d’accueil ». Sans trop réclamer, d’ailleurs, le solde de cette dette de sang et de sueur dont est comptable l’État. On nous rétorquera que la loi Chevènement met un terme à certains de ces abus. Bien insuffisamment, à notre sens, car cette avancée en trompe-l’oeil pourrait bien se révéler un ultime avatar de ce marché de dupes que constituent les politiques d’immigration.

Comptable envers les immigrés maghrébins, justement ceux qui vieillissent dans des conditions indignes, pères sans famille, faute d’avoir pu bénéficier du regroupement familial et demeurés immobiles dans des foyers de travailleurs, l’Etat l’est tout particulièrement. Car c’est bien cette politique ou plutôt cette non-politique de l’habitat, abondamment financée par le FAS, qui a fabriqué le cadre institutionnel de cette vieillesse spécifique et reléguée. Transitoirement — disait-on — hébergés dans des foyers de travailleurs, nombreux sont les Maghrébins âgés qui y ont passé leur vie, y meurent et y mourront, sans émouvoir pour autant des gestionnaires et des politiques, tout entiers obsédés par la maîtrise des flux et occupés à domestiquer les manifestations trop visibles de l’altérité, afin de les rendre socialement acceptables.

Pour les femmes, vieillir ici ne participe guère du même déracinement. Avec cette clairvoyance propre aux dominés, elles pressentent à quel point l’immigration ne peut être un épisode anodin de leur trajectoire de vie, et la vivent très justement comme une rupture sans retour. Comme telle, leur présence, même désenchantée, est alors plus sereine, chevillée à l’avenir de leurs enfants — qui, lui, se joue ici —, figure de l’attachement et non de la césure, libérée alors de la faute et de la honte qui ont pesé si lourd sur l’immigration des pères.

Mais il y a aussi ceux qui trouvent dans les « voyages cathartiques » au Maghreb, dans des allers-retours parfois très industrieux, le moyen plus ou moins abouti, plus ou moins heureux, de « concilier des fidélités contradictoires ». Ces déplacements répétés pourraient bien être la seule façon vivable d’articuler un rapport à ce qui est désormais leur double altérité.

Aller et venir, faute de rentrer, c’est encore la lancinante question du retour qui resurgit à la mort des vieux immigrés, et que pose le rapatriement des corps. La mort dans l’exil met définitivement à jour ce paradoxe de la présence-absence, révèle l’exiguïté de l’espace social et symbolique concédé par la France aux immigrés musulmans, et affiche son insolente, son ostensible ignorance de toute altérité.

Un seul cimetière musulman à Bobigny, quelques rares carrés musulmans montrent à quel point l’immigré, jusque dans sa dépouille mortelle, est jugé encombrant et inopportun. « Les étrangers sont-ils vraiment des hommes ? » C’est à se demander, en effet. Et c’est une belle leçon que donnent, à cette société de non-accueil, tous ceux qui trouvent ici leur dernière demeure et leur seule victoire — posthume — en achevant leur parcours migratoire auprès des enfants nés ici. Droit de cité, enfin...



Article extrait du n°39

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Dernier ajout : vendredi 4 avril 2014, 11:05
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