Article extrait du Plein droit n° 39, juillet 1998
« Une vieillesse illégitime »

La mémoire de l’altérité

Responsable de l’Observatoire gérontologique des migrations et travaillant sur la problématique de la vieillesse, Omar Samaoli a vu la question de la mort des immigrés s’imposer d’elle-même dans ses préoccupations.

« Quelle réflexion vous inspire la mort des immigrés en France ?

Indépendamment de l’âge des gens, la gestion de la mort me paraît une question déficitaire en ce qui concerne les immigrés. L’événementialité de la mort, dans l’immigration, met en évidence des dysfonctionnements à tonalité culturelle, religieuse, sociale, voire éthique, et qui sont vécus comme autant d’agressions que de transgressions.

L’agression c’est celle d’une société d’accueil (française en l’occurrence, à dominante judéo-chrétienne) dépourvue, non pas de sensibilité devant la mort, mais de réponses adaptées prenant en compte d’autres paramètres éthiques ou culturels non courants, non familiers au sein d’elle.

La transgression, c’est ce sentiment de malaise éprouvé par ceux que nous rencontrons à l’idée de devoir s’éteindre hors normes, hors traditions culturelles ou religieuses. La gestion de la mort dans les sociétés industrialisées et dans les civilisations occidentales, de manière générale, change d’une façon vertigineuse et même choquante parfois, à cette raison que la mort comme intimité sociale, familiale, culturelle, est de plus en plus infiltrée par une logique économique et marchande.

On est en droit de se poser deux hypothèses : soit ces sociétés ont besoin d’un écran de protection devant l’intensité de la douleur ou de la souffrance que peut occasionner la perte d’un proche, auquel cas cela se résume à « cachez-moi cette douleur/mort que je ne saurais voir », soit les espaces d’intimité dans la mort relèvent désormais d’une banalité telle qu’on puisse les confier à des tiers et à bas prix civilisationnel.

Quelle conception les immigrés maghrébins ont-ils de la mort ?

Dans la tradition musulmane, la perception globale de la mort se caractérise formidablement par une grande sérénité qui trouve sa source dans des fondements religieux : « Le défunt ne fait que répondre à l’appel de Dieu » citation coranique à l’appui. Il s’ajoute à cela la manière dont les sociétés maghrébines, et musulmanes plus généralement, véhiculent, dans leurs interstices éducatifs, l’imminence de la mort et, en tout cas, celle de la fin proche de tout un chacun des musulmans grand ou petit, riche ou pauvre, etc. En fait, voici l’exemple type d’un standard culturel en œuvre depuis la nuit des temps.

Cette familiarité avec la mort est salutaire parce qu’elle vide la mort de sa charge angoissante, pour n’en faire qu’un prolongement à l’existence de l’humain sur terre. Le texte coranique dans son évocation de la mort (et non pas de la fin du temps), les relais de celui-ci à travers le discours ethno-religieux dans les sociétés musulmanes, valent toutes les psychanalyses du monde. Ce qui fait problème (pour nous autres) dans l’immigration, c’est surtout l’environnement de cette mort, nos pratiques et conduites attachées à celle-ci, la réalisation ou l’exclusion des rituels d’usage dans nos pays d’origine.

On peut illustrer cela à travers quelques exemples saillants. Si l’on excepte le cas de la mort brutale, inattendue, non préparée, cette intimité musulmane avec la mort se heurte aujourd’hui à des carences sur les points suivants :

  1. L’ accompagnement des derniers moments de la vie, la disponibilité et la maîtrise du savoir-faire religieux pour pouvoir accompagner un des nôtres à s’éteindre dans nos traditions.
  2. La toilette mortuaire est un fondement important parce qu’il s’assimile aux ablutions dont doit s’acquitter le musulman pour effectuer ses prières quotidiennes. Il s’agit donc de gestes précis, codifiés et à haute teneur religieuse et par conséquent identitaire. Il est bon de rappeler ici que la tradition musulmane veut que ce geste soit un geste privé, revenant de droit à la famille, aux proches et, à l’extrême et devant l’impossibilité, à un fidèle musulman. Ce qui veut dire que n’importe qui d’entre nous, dans cette sphère religieuse, est en devoir et en capacité de pourvoir à cette charge. Force est d’entendre par là que la tradition musulmane met en avant ici une exigence identitaire religieuse et, surtout, un désintéressement total dans l’acquittement de ce geste.
  3. Par nécessité, et pour tant de raisons non maîtrisables, les gens acceptent aujourd’hui d’avoir une sépulture en France et, par ce geste immensément symbolique, cette terre de France est devenue aussi un petit peu la leur. Cependant, leur appréhension est très grande devant les difficultés notoires au sujet des lieux de sépulture, la précarité des concessions et les pratiques de mise en terre. Il s’ajoute à cela également leur incompréhension devant « la monétarisation » courante en France de ces gestes qui devraient normalement être désintéressés, comme la levée des corps, le transport et la mise en terre.

Je m’attarderai un peu plus sur la question des lieux de sépulture, parce qu’il ne s’agit pas simplement d’une aspiration informelle qui pourrait trouver satifaction ou non dans notre pays, mais d’une volonté identitaire soumise à ses propres règles spécifiques, entre autres l’organisation des nécropoles, l’orientation des sépultures vers l’Orient (la prière du musulman se faisant dans cette direction où se trouvent les lieux saints de l’Islam), ou encore le rassemblement des sépultures dans une nécropole musulmane spécifique.

Je rappellerai ici que, dans certains de nos pays où les communautés juives ou chrétiennes vivent encore, leurs lieux de sépulture sont spécifiques (attenants ou non) aux cimetières musulmans, dans un esprit qui emprunte au respect, à la confraternité et à la tolérance.

J’ai une haute idée et une toute autre perception de la laïcité en France pour refuser de la voir répondre ou cautionner des arguments servis comme le manque d’espace, la désorganisation des nécropoles ou leur inesthétique pour satisfaire les besoins des musulmans en espaces funéraires.

Rares sont encore en France les cimetières musulmans ou mêmes les « carrés » concédés dans les cimetières communaux, sachant du reste que cette réalité prend une proportion importante dans les centres urbains (Région parisienne, PACA, Rhônes-Alpes et Nord-Pas-De-Calais), en somme, tout le long des grands couloirs de concentration des musulmans.

Au travers de ces arguments infondés avancés qui sont aussi d’une banalité affligeante, nous privons les morts comme les vivants de pouvoir déployer un pan identitaire hautement symbolique, ni antagoniste, ni en flagrante opposition à la laïcité. Nous privons notre mémoire collective, désormais mosaïque et multiculturelle, d’éléments d’enrichissement à haute teneur civilisationnelle et historique.

Par ailleurs, d’habitude, dans nos pratiques, au chagrin des endeuillés répondent une solidarité spontanée et une confraternité exemplaire. La gestion de la mort comme nous la percevons aujourd’hui en France ajoute au chagrin, la ruine et les contrariétés.

Les gens ont encore beaucoup de mal à admettre que des pratiques rituelles relevant d’un devoir communautaire se réduisent à des prestations servies et de surcroît facturées. Au risque d’une superposition de l’intime et du scientifique, je garderais toujours en mémoire un de mes copains d’enfance qui s’est acquitté à mon insu de toutes les redevances afférentes à la sépulture de mon père. S’il n’y avait de l’intimité dans cette affaire, cet exemple et cette pratique existent encore dans nos contrées de l’autre côté de la Méditerranée. Il en est de même, et même anonymement, lorsque l’on doit acheter les ingrédients pour la toilette mortuaire ou l’acquisition d’un linceul pour reposer en terre. La réglementation en France et, entre autres, le code des communes, interdit toute mise en terre sans un cercueil ; or, dans la tradition musulmane, l’usage d’un linceul est une pratique courante.

Le rapatriement du corps reste-t-il fréquent ?

Nul aujourd’hui n’est en mesure de donner le volume exact, soit des rapatriements, soit des sépultures acquises en terre de France, l’informatique n’ayant pas encore atteint l’efficacité requise. En revanche, on peut dire bien des choses sur les difficultés que rencontrent les familles lorsqu’elles décident, par choix ou par fidélité à la terre natale, d’y rapatrier une sépulture : le coût du rapatriement, les contraintes administratives labyrinthiques auxquelles elles doivent faire face, et toutes les péripéties afférentes pour pouvoir déplacer une dépouille d’un pays vers un autre.

A la réflexion, le corps de l’immigré, vivant ou mort, reste toujours un corps encombrant.

Dans la série des gadgeteries qu’on a vu apparaître sur le marché du funéraire, l’ingénieuse trouvaille de la lucarne dans les cercueils destinés à des rapatriements mérite mention. A partir du moment où la réglementation sur le transfert à l’étranger, ou le déplacement inter-communal, ou autre, requiert la présence d’un officier de police judiciaire qui atteste du plombage du convoi, il me paraît que la gadgeterie servie, comme la lucarne, ne s’impose pas. A ceux qui seraient tentés de me rétorquer le besoin affectif des familles d’identifier l’un des leurs, je répondrai simplement que la pratique du linceul exigée dans la tradition musulmane est aux antipodes de ces conduites. Les musulmans s’inspirent dans ce sens des faits et gestes du Prophète de l’Islam Sidna Mohamed n’ayant eu droit lui-même qu’à un linceul.

Qu’en pensent les enfants ?

Leur prise de conscience des carences et des contraintes que rencontrent leurs pères, leurs mères vieillissants est remarquable et de plus en plus manifeste. Nous avons besoin, tous, enfants de l’immigration ayant des parents décédés, enterrés ici ou non, de construire notre mémoire, en quelque sorte, une mémoire de l’altérité. Cette mémoire, ce sont ces anciens qui ont accepté d’avoir sépulture en France qui nous l’ont donnée, renforçant au-delà de toute stratégie, de tout calcul, notre enracinement dans ce pays. J’ai toujours fait de l’optimisme une règle dans mes activités ; on en vient aujourd’hui à s’intéresser de plus en plus aux réalités du vieillissement, on en viendra un jour aussi à nous donner raison sur ces sentiers de la mort traités avec insuffisamment de prise en compte des aspirations des gens. »

Propos recueillis par Marie-Ange d’Adler



Article extrait du n°39

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Dernier ajout : vendredi 4 avril 2014, 13:11
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