Article extrait du Plein droit n° 39, juillet 1998
« Une vieillesse illégitime »

« Les rites d’ensevelissement des morts doivent se dérouler là où vivent les enfants »

Fethi Benslama

Psychanalyste, directeur de la revue Intersignes (Propos recueillis par Marie-Ange d’Adler)
Psychanalyste, directeur de la revue Intersignes, Fethi Benslama travaille depuis treize ans comme psychologue à l’Aide sociale à l’Enfance, en Seine Saint-Denis. Ses travaux portent notamment sur les effets de l’exil.

Je vois souvent chez les migrants des problèmes de deuil liés à une situation bien particulière : la privation de l’ensevelissement psychique du mort. Les enfants n’ont pas pu participer à un rituel de mise en terre du père ou de la mère, ce rituel qui apaise une part de la souffrance liée à la vue du cadavre et qui amorce le travail du deuil.

Cette privation est parfois due au fait qu’un des deux parents meurt dans le pays d’origine alors que les enfants sont en France ; ou bien que son corps y est rapatrié sans que les enfants puissent le suivre pour participer à la cérémonie d’ensevelissement.

En outre, compte tenu des formalités, ce rapatriement crée une situation très pénible d’attente, car il peut durer plusieurs jours et parfois plusieurs semaines pendant lesquels les personnes concernées sont dans un état de suspense douloureux et insupportable.

La cérémonie d’ensevelissement, si simple soit-elle, est sans doute un des rites fondateurs pour toute l’humanité. En tous cas, elle est un élément essentiel dans nos cultures monothéistes, qui a son équivalent ailleurs, et qui consiste à dérober le corps du mort, par un débordement symboliquement signifiant. Le Coran raconte qu’après le meurtre d’Abel par Caïn, un corbeau lui a montré comment l’enterrer, en recouvrant de terre l’un de ses congénères. Dès que Caïn eut enterré son frère, il fut la proie du remords, comme si son acte n’avait pris sa signification que par l’ensevelissement.

Le mort ne commence sa vie de mort (puisque les morts vivent en nous) que lorsqu’il a été enterré. Le deuil peut alors commencer. Le rituel doit se dérouler, faute de quoi le mort viendra persécuter les vivants : nous connaissons bien ces spectres psychiques – le langage populaire parle de « morts-vivants » – qui hantent les vivants.

Certes, le souhait d’être rapatrié après sa mort correspond à un enjeu très important : accomplir le retour définitif vers l’origine, se réconcilier avec les siens, effacer la culpabilité liée à l’expatriement, régler la dette que l’on a par rapport à la terre natale en donnant son corps à elle.

Les gens croient à la vie au-delà de la mort et ne veulent pas, en quelque sorte, passer leur mort ou leur éternité « en exil ». Ces croyances et ces émotions sont très fortes. Elles font partie de l’expérience de l’exil.

Un acte symbolique déterminant

Mais pour les enfants de la deuxième et de la troisième générations, qui ne sont pas en exil mais qui héritent de l’exil parental, il y a un autre enjeu, tout aussi important, celui de vivre et de se penser vivre là où ils sont.

J’ai montré dans mon travail sur « la clinique de l’exil » que certains d’entre eux peuvent être « ici » sans être « là ». Par leur corps, ils sont physiquement présents en France, mais ils n’ont pas la représentation psychique de leur présence dans ce pays. Or, le rapport aux morts est essentiel dans l’accès à « l’être là ». Les rites d’ensevelissement des morts, ces rites fondateurs, doivent se dérouler là où vivent les enfants.

La psychanalyse nous apprend qu’il y a une transmission des acquisitions de la vie psychique d’une génération à la suivante. Sans cette transmission, particulièrement menacée chez les migrants, il y a des séquences manquantes dans les processus psychiques des descendants.

Or, l’une de ces acquisitions psychiques est liée à l’ensevelissement des morts. Parmi les enfants de migrants qui en sont privés, je constate une souffrance qui se traduit par des ruminations autour de l’effacement des morts, associé au sentiment de ne pas être chez soi, alors qu’ils vivent ici, qu’ils sont destinés à y vivre, et que nous en sommes à la troisième génération.

Quand un père meurt, ce n’est pas simplement la mort d’un père. Il y a transcendance de ce père qui entre dans une sphère d’altérité ayant une portée transgéné-rationnelle ; aussi son ensevelissement prend la valeur d’une mise en demeure qui fixe psychiquement le lieu où les enfants sont, et arrête leur errance subjective.

Dès lors, il y a deux niveaux de responsabilité par rapport aux générations futures. Premier niveau : les parents migrants devraient repenser cette pratique de l’envoi des cadavres au pays d’origine, alors que toute leur vie s’est déroulée dans le pays où leurs enfants sont appelés à vivre.

Deuxième niveau : les pouvoirs publics ont aussi une responsabilité, celle de l’aménagement d’espaces dans les cimetières, afin que les migrants puissent trouver sépulture là où ils ont vécu et là où leur descendance va se poursuivre. C’est une responsabilité politique à l’égard des morts. Tout vivant doit pouvoir compter absolument sur une sépulture pour son corps mort. Cela fait partie de ce qu’on appelle des lois humaines non écrites, supérieures à toutes les lois.

On sait quelle place tiennent en France les monuments aux morts, marques de reconnaissance d’une dette vis-à-vis de ceux qui nous ont précédés. Le besoin de légitimité est encore plus grand pour ceux qui sont arrivés récemment, il y a trente ou quarante ans. Ceux-là ont besoin que soit reconnu plus que le droit à la vie, la légitimité de leur existence dans ce monde-ci.

C’est cette légitimité-là que les enfants de migrants recherchent. Certes, la loi est un élément essentiel qui fonde cette légitimité dans la République. Mais la loi ne suffit pas. Certains actes symboliques, tels que ceux liés à la sépulture, sont importants pour qu’existe cette légitimité.

Propos recueillis par Marie-Ange d’Adler



Article extrait du n°39

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Dernier ajout : vendredi 4 avril 2014, 13:12
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