Article extrait du Plein droit n° 64, avril 2005
« Étrangers devant l’école »

Enfants à la rue en Guyane

Nicole Launey et Françoise Millot

Collectif pour la scolarisation des enfants de Guyane. ; Collectif pour la scolarisation des enfants de Guyane.
Dans le département de la Guyane soumis à une pression démographique et migratoire très forte et où 44 % de la population a moins de vingt ans, le problème de la scolarisation est devenu une question majeure. Du fait d’un nombre très insuffisant de constructions scolaires, des multiples difficultés d’ordre administratif – qui sont davantage des pratiques illégales systématiques que des dysfonctionnements – et à d’énormes carences au niveau des équipements, des milliers d’enfants ne sont pas scolarisés.

La Guyane est le plus grand des départements français, 90 000 km2, mais il ne compte que vingt-deux communes et 157 000 habitants d’après le recensement de 1999. Selon les projections de l’INSEE, cette population approcherait les 200 000 habitants, voire plus, au 1er janvier 2005. A la rentrée scolaire 2004, le rectorat a estimé à 61 000 le nombre d’enfants scolarisés ; avec un indice de fécondité de 3,9 enfants par femme, ce nombre a ainsi doublé en dix ans. L’ouest du département, le long du fleuve Maroni qui fait la frontière avec le Surinam, et où l’accroissement démographique est le plus fort, se caractérise par un retard de développement important y compris en ce qui concerne l’équipement en eau potable et en électricité. Pour accéder aux villages et aux petites villes comme Apatou ou le pays amérindien en amont de Maripasoula, il n’y a pas d’autres voies de communication que le fleuve Maroni.

Les populations qui y vivent sont des Amérindiens, dont les villages accusent le plus fort retard de développement, et les « Bushinengués » dits aussi « Noirs marrons », descendants d’esclaves qui ont fui les plantations dès leur arrivée d’Afrique. Pour eux, la frontière n’a pas de sens. La guerre civile qui a suivi l’indépendance du Surinam, dans les années quatre-vingt, a entraîné un déplacement important de ces populations vers le côté français où elles se sont fixées, rejoignant ceux qui, dans leurs communautés, étaient déjà français. Les droits de ces nouveaux venus n’ont cependant pas été reconnus avec le temps et beaucoup d’entre eux, présents sur le territoire depuis près de vingt ans, n’ont toujours pas de papiers français bien qu’ils y aient droit. Enfin, un tiers de la population de Guyane est de nationalité étrangère. Elle vient essentiellement des pays voisins : Brésil, Surinam et Haïti.

La Guyane subit donc une pression démographique et migratoire très forte, sans comparaison possible avec ce qui se passe dans les autres départements ou territoires d’outre-mer, ou en métropole. Dans ce département où 44 % de la population a moins de vingt ans (60 % dans l’ouest de la Guyane), la question de la scolarisation se pose avec acuité. A Saint-Laurent du Maroni, par exemple, ce ne sont pas des classes qui sont construites mais carrément des groupes scolaires : ainsi, trois groupes scolaires ont été construits en quatre ans. Malgré cela, de très nombreux enfants de trois à seize ans, Amérindiens, Bushinengués, qu’ils soient ou non français ou enfants de migrants, ne sont pas scolarisés. S’il est difficile d’estimer avec exactitude le nombre de ces enfants – les chiffres avancés vont de 3000, selon le rectorat, à plus de 8 000 d’après des projections de l’INSEE – il est fréquent d’en rencontrer dans certains quartiers de Cayenne ou même de Kourou, tout comme dans les villages qui bordent le Maroni ou sur les routes dans l’ouest guyanais.

Selon les éléments fournis par le rectorat, plus de 500 enfants étrangers de plus de douze ans seraient inscrits chaque année mais le chiffre de ceux qui rejoignent effectivement un collège n’est pas connu. Inconnu aussi le chiffre de ceux qui ne sont pas inscrits du tout. En 2002, le rectorat a reconnu n’avoir pu scolariser 150 enfants étrangers de quinze ans. Trois ans après, ces jeunes sont toujours présents, sans aucune formation. Les associations d’insertion en repèrent entre 60 et 80 par an. Quant aux enfants de trois à douze ans, les mairies ont communiqué, pour la première fois cette année, le chiffre officiel de ceux qui sont inscrits mais n’ont pas trouvé de place : environ 900 enfants sur l’ensemble du territoire sont sur liste d’attente dans les grandes villes du littoral de la Guyane. Là encore, le nombre de ceux qui n’ont pas été inscrits est inconnu mais il est estimé à plusieurs milliers par le rectorat.

Pourquoi de tels chiffres ? La première des difficultés auxquelles doivent faire face les familles est d’ordre purement administratif. Les documents exigés vont souvent bien au-delà de ce qui est prévu par la loi et il faut parfois plus d’un an pour se les procurer : demande du passeport pour les vaccins, de deux papiers dont le passeport pour justifier de l’identité de l’enfant, du jugement du tribunal pour prouver la responsabilité de l’adulte tiers, de justificatif de domicile des parents directs, etc. Les familles sont souvent très mal reçues et se voient demander oralement des papiers qui viennent s’ajouter à ceux qui sont inscrits sur les formulaires, la carte de séjour par exemple… Certains bureaux d’inscription en mairie téléphonent à la préfecture pour savoir si la personne qui se présente est en situation régulière ou non. La mairie d’une ville proche de Cayenne rajoute à la main « carte de séjour » sur la liste des justificatifs demandés. Pour que le dossier soit accepté, il faut alors accompagner les personnes. Il est vrai qu’une « légalisation » de ces demandes a été entreprise par le recteur, mais les pratiques sont ancrées depuis des années.

A ces obstacles administratifs s’ajoutent d’énormes carences au niveau des équipements nécessaires. Dans l’ouest de la Guyane par exemple, certains villages de 200 à 400 habitants n’ont pas d’école parce que le rectorat estime que les conditions de vie sont inacceptables par les enseignants : pas de logement, pas d’eau potable, pas d’électricité. L’absence d’école est due parfois aussi à la crainte de certains maires de voir se créer des écoles « ethniques » ; ils préfèrent alors qu’il n’y ait pas d’école du tout… Les moyens de transport pour conduire les enfants à l’école sont très insuffisants et parfois même inexistants : le bus ou la pirogue laissent parfois les enfants au bord de la route faute de place, bien qu’ils aient payé chacun 100 € leur carte de transport ; pour certaines familles où plusieurs enfants sont scolarisés, ce tarif est trop élevé et les enfants se rendent à l’école à tour de rôle ; quant au transport sur le Maroni, le Conseil général envisage de le suspendre tant que ce fleuve n’est pas reconnu navigable. Pour les enfants qui vivent à plus d’une heure de transport d’un collège, il n’existe pas de structure d’hébergement de proximité convenable : de nombreux jeunes de douze à seize ans, amérindiens Wayanas et Emérillons et des jeunes Bushinengués sont alors placés dans des familles d’accueil qui ne jouent pas leur rôle éducatif et les laissent livrés à eux-mêmes ; le taux de suicide de ces jeunes qui abandonnent alors le collège est 30 à 50 fois plus élevé qu’en France métropolitaine. Quant aux enfants handicapés, très peu de structures sont capables de les accueillir, et quand une inscription peut se faire, il n’existe aucun moyen de transport pour s’y rendre : comme l’a constaté Madame Brisset, la Défenseure des enfants en 2002, « l’immense majorité des enfants handicapés du département demeurent dans leur famille, sans assistance d’aucune sorte  ». S’ajoutant à toutes ces carences, les engagements pris par l’État en matière de créations d’écoles n’ont pas été tenus : sur les 400 classes qui devaient être construites entre 2000 et 2006, seules 200 l’ont été réellement.

Jusqu’en janvier 2005, la majorité des jeunes de quinze ans primo-arrivants n’étaient pas affectés en collège, quel que soit leur niveau scolaire. Depuis, la situation a quelque peu évolué. Quant à ceux de seize ans et plus, ils n’avaient aucune chance d’être scolarisés puisqu’ils ont été refusés quand ils avaient quinze ans. Ils rejoignent alors les 10 000 jeunes de seize à vingt-cinq ans, sans formation, que compte le département.

Depuis sa création, en avril 2002, le collectif pour la scolarisation des enfants de Guyane, qui regroupe associations, syndicats et personnes de la société civile, n’a cessé de se battre contre cette situation qu’il considérait comme incroyable – des centaines voire des milliers d’enfants français ou d’origine étrangère non scolarisés –, qui durait depuis presque vingt ans et qui ne suscitait, au sein des familles ou des associations, que peu de réactions. Mais ce ne sont pas les familles en situation irrégulière qui pouvaient protester contre les refus de scolarisation de leurs enfants. Il faut savoir qu’en Guyane, la situation des étrangers est très difficile et le respect du droit une notion totalement relative : sur les 5 000 expulsions pratiquées en 2004 en Guyane, pratiquement aucune n’a fait l’objet d’un recours administratif.

Dénonçant tous ces freins à la scolarisation, le collectif a obtenu quelques résultats. Dès 2003, le dossier d’inscription établi par le rectorat pour les plus de douze ans a été modifié et ne demandait plus qu’une seule preuve de l’identité de l’enfant ; c’était malheureusement le passeport… Depuis le début du mois de janvier 2005, c’est enfin un dossier légal qui est diffusé et qui devrait permettre de scolariser des jeunes sans passeport ni extrait de naissance. Il reste à faire la même chose pour les inscriptions en mairie. Une modification de l’accueil des familles doit se faire dans le sens d’une plus grande humanisation : la structure prévue doit ouvrir ses portes prochainement. Dans le cadre de la mission générale d’insertion (MGI) mise en place en décembre 2004 avec l’autorisation spécifique du ministère, une inscription de 16 jeunes de plus de seize ans dans un atelier spécifique de remise à niveau en français a été organisée. La MGI reconnaît que 150 jeunes auraient pu bénéficier d’un tel dispositif.

Affiche réalisée par une classe dans le cadre de la journée des droits de l’enfant.

Le 13 janvier dernier, le recteur a mis en place l’observatoire sur la non-scolarisation promis par le ministre délégué à l’enseignement scolaire, M. Darcos, lors de sa visite en décembre 2003. Cet observatoire regroupe tous les partenaires concernés : rectorat, mairies, préfecture, conseil général et conseil régional, services sociaux, syndicats et associations. Le travail reste à faire, mais la volonté de tout mettre en œuvre pour en finir avec une situation de non-droit est engagée et l’objectif de scolariser tous les enfants doit être atteint au plus tôt. Le collectif sera membre du bureau de l’observatoire au titre de la société civile.

Ces initiatives méritent d’être saluées mais ne doivent pas faire oublier que des enfants déjà « recensés » depuis des mois ne vont toujours pas à l’école ; que les dossiers d’inscription des mairies pour la rentrée 2005 contiennent toujours des demandes illégales ; qu’un meilleur accueil des familles promis depuis un an n’est toujours pas mis en place et que des pratiques discriminatoires ont toujours lieu dans les mairies ; que des suppressions de classes sont à l’ordre du jour (dix classes d’accueil sur trente ont été supprimées sans que les établissements aient prévu le moindre dispositif censé les remplacer) ; que la création de quarante-cinq postes supplémentaires prévue pour la rentrée 2005 par le ministère pour le primaire ne permettra même pas d’accueillir les 3 % d’enfants supplémentaires qui se présentent chaque année. Comment dans ces conditions rattraper le retard, éponger les listes d’attente et scolariser tous ceux qui, actuellement, ne vont pas à l’école ? ;

Associations et syndicats composant le collectif pour la scolarisation des enfants de Guyane :



ADAPD (association de défense et d’aide aux personnes en difficulté) – AIDE (association pour l’insertion, le développement et l’éducation) – Association CHAC (centre des Haïtiens pour les actions culturelles) – FOAG (fédération des Amérindiens de Guyane) – SUD – SNUIPP – SNES – Médecins du Monde – MAMA BOBI – BALATA ABRIBA.



Article extrait du n°64

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
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