Article extrait du Plein droit n° 47-48, janvier 2001
« Loi Chevènement : Beaucoup de bruit pour rien »

Papiers d’intérêt général

Antoine Bussy

Attaché parlementaire de Patrick Braouezec, député de Seine-Saint-Denis.
Situations de non droit, complexité et flou entretenus du droit, dysfonctionnements de l’administration... Ceux des élus des quartiers populaires, qui voient dans l’admission au séjour ou la consolidation du statut juridique de chaque habitant une exigence de l’intérêt général, sont de plus en plus conduits à multiplier les interventions sur des dossiers individuels. Le clivage politique partage clairement ceux qui reconnaissent l’ensemble de leurs habitants et ceux qui peuvent se satisfaire d’un développement séparé et aspirent à « choisir » leur population.

« Au guichet on m’a dit de venir voir le maire pour que je puisse déposer mon dossier…  ». Il n’est plus rare de voir les services préfectoraux prescrire l’intervention d’un élu pour la simple application du droit, à l’exemple de leur acceptation du dépôt d’une demande d’admission au séjour ou de passage à la carte de dix ans. Cette pratique comporte un risque supplémentaire de rupture d’égalité pour les usagers, selon l’orientation des élus locaux et leur accessibilité. Elle conduit à multiplier le nombre d’interventions et donc à diminuer leur impact, l’appui d’un élu, comme d’une association, cessant d’être une démarche gracieuse pour devenir un élément dans le faisceau d’indices demandé.

L’intervention sur un dossier individuel pose question dans son principe même et interroge les rapports entre l’administration et l’élu, en particulier lorsqu’il s’agit d’un législateur. Sa légitimité apparaît plus forte lorsqu’elle est en cohérence avec les positions, notamment, d’un parlementaire qui n’est pas parvenu à les faire adopter par la majorité de la représentation nationale. C’est loin d’être toujours le cas. La contradiction est fréquente entre l’appréciation « humanitaire » d’un cas individuel et un engagement public en faveur du maintien en l’état, voire du durcissement de la législation sur l’entrée et le séjour.

Ce phénomène est renforcé, pour certains élus de gauche, par l’application restrictive des dispositions adoptées, en particulier celles introduites par la « loi Chevènement » à l’article 12 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945. Sur cet article, et plus spécialement sur son 7° alinéa consacré au respect de la vie privée et familiale, la circulaire d’application est un cas d’école, avec par exemple le rejet de l’admission au séjour des parents sans-papiers d’enfants nés en France, à moins que l’un d’entre eux ne parvienne à justifier de dix années de résidence habituelle. Ces élus ont eu le tort de sous estimer la culture d’instruction des dossiers par l’administration, induite par plus de vingt années de durcissement de la législation et les effets de la jurisprudence en découlant. Une culture qui appelait une rupture franche, un signal politique fort et non des aménagements ciblés. Résultat contraire à ce qui était attendu par certains, la loi Chevènement ne met pas fin aux situations les plus intolérables comme celles de familles entières durablement installées dans telle ou telle commune, avec enfants scolarisés, et pourtant maintenues dans la clandestinité.

Un des fondements de la politique de la Ville

La question posée aux élus qui font de l’admission au séjour ou de la consolidation du statut juridique de chaque habitant un enjeu d’intérêt général, clairement perceptible au niveau local, est d’une autre nature.

Leur pratique de l’intervention individuelle correspond à une situation de repli suite à l’échec de la non abrogation des lois Pasqua/Debré. Elle n’est pas inspirée par de « belles âmes » angéliques, mais par l’observation des réalités de leur commune.

La rupture avec l’arsenal juridique répressif en matière d’entrée et de séjour est clairement un enjeu majeur de ce qu’il est convenu d’appeler la politique de la Ville, en terme de résorption de l’habitat insalubre, d’accès à l’emploi, à la formation, au logement ou à la santé.

La contradiction est patente entre le maintien de dispositions discriminatoires, notamment pour les habitants immigrés, et la discrimination prétendument positive en faveur de territoires. L’annonce publique et répétée de crédits supplémentaires, utilement augmentés depuis trois ans, accrédite chez beaucoup l’idée que l’on fait beaucoup et charitablement pour des « zones » responsables des maux de la société, alors qu’elles demeurent sous équipées en services publics, tant la répartition de l’effort de l’État est en retard sur l’urbanisation de la population.

Maintien dans la clandestinité ou précarité juridique ont des effets désastreux sur les intéressés et se répercutent sur leurs voisins, enfants, parents, amis ou collègues de travail. Les « lois de l’inhospitalité » sont l’exemple le plus frappant de ce que les fameux « quartiers » et leurs habitants ne sont pas « difficiles », mais mis en difficulté. La législation actuelle est cohérente avec le projet libéral qui, comme l’illustre l’exemple anglo-saxon, a besoin de précarité et s’accommode très bien de quartiers relégués et de replis communautaires.

De même, la multiplication des titres d’un an en lieu et place de la carte de dix ans va à l’encontre de l’ensemble des dispositifs et crédits liés à l’insertion. Cette régularité en CDD, acquise de haute lutte, alourdit inutilement le travail de l’administration et pose des problèmes lors du renouvellement, avec des personnes munies d’une simple convocation pendant plusieurs mois au risque de ne pas accéder à l’emploi ou aux droits sociaux ou, pire, de les perdre.

Les individus ne peuvent, dans ces conditions, concrétiser leurs projets et sont privés de la possibilité d’exercer leurs responsabilités. Ils se voient refuser ici un prêt bancaire pour l’achat d’un logement ou la création d’une entreprise, là un emploi, du fait de l’instabilité de leur statut. Cette insécurité juridique bride leur mobilité. Beaucoup sont ainsi assignés à résidence dans des quartiers ensuite stigmatisés comme des ghettos. C’est notamment le cas des 60 000 sans-papiers déboutés de la circulaire Chevènement. Dérisoire dans un pays de 60 millions d’habitants, ce chiffre recouvre un nombre important de sans droits dans certaines villes. Plus d’un débouté sur cinq réside en Seine-Saint-Denis. Marché captif, leur rejet dans la clandestinité retarde la résorption d’un habitat insalubre par ailleurs très profitable.

L’hypocrite discours sur l’intégration

En substance, « l’État républicain » persiste à prétendre intégrer à coup de cartes d’un an, de maintien dans la clandestinité et d’expulsion. Son message aux immigrés et notamment à la seconde génération, est clair : si ta sœur aînée demeure sans-papiers, si ta mère est sous récépissé, si ton oncle vit dans l’entassement d’un foyer, si ton cousin ou ton ami est expulsé, c’est pour mieux t’intégrer mon enfant.

Les mesures prises au nom de la maîtrise des flux migratoires, de la meilleure « intégration » des immigrés réguliers, voire de l’ordre public sont un trouble manifeste à l’ordre social. Elles sapent l’égalité des droits et de traitement, fondements du contrat social et de la confiance dans les institutions.

Spectaculaires et inopérantes, elles traumatisent des familles entières et peuvent susciter le ressentiment envers l’ensemble de la société et des institutions. Pour ne prendre que le cas le plus criant, une situation de double peine peut détruire toute une cage d’escalier, fut-elle repeinte et réhabilitée à grand renfort de subventions.

Du moins l’alternance a-t-elle permis de sortir du sommet d’hypocrisie et d’amalgame que constituait la justification de ces lois répressives sur le dos des « quartiers en difficulté ». Le paradoxe demeure de l’épouvantail du communautarisme brandi par ceux là mêmes qui, au travers des discriminations inscrites dans la loi, créent les conditions de son épanouissement, encouragent au repli sur soi et à la défiance mutuelle.

Droit de vote et dignité

Dès lors, le clivage politique partage ceux qui, localement, connaissent et reconnaissent l’ensemble de leurs habitants, de ceux qui s’y refusent, se satisfont d’un développement séparé et aspirent à choisir leur population. Dans le climat « salauds de pauvres » de plus en plus prégnant, les collectivités qui assument une politique d’hospitalité connaissent une pression du fait de la politique d’éviction et d’exclusion d’autres communes de la même agglomération, dans des matières aussi variées que la liberté de mariage, de droits sociaux ou de logement.

A ce titre, le consensus actuel sur la notion, que l’on se gardera de critiquer en soi, de « mixité sociale », pose plus de questions qu’elle n’en résout. Dans les quartiers populaires, la question demeure celle de la mobilité sociale, de la conquête de l’égalité de traitement et de conditions de vie dignes des habitants, tels qu’ils sont et quels qu’ils soient.

En outre, cette mixité sociale ne se décrète pas. En parler est le plus sûr moyen de l’empêcher, tant l’expression laisse supposer qu’il y a des voisins décidément trop pauvres, trop précaires, trop étrangers ou trop présumés tels.

Les pratiques d’éviction de certaines collectivités vers un « ailleurs » qui sera toujours le quartier ou la ville d’à côté, se nourrissent de ces préjugés. Elles s’appuient sur la confusion savamment entretenue entre la régularisation d’un habitant, la consolidation de son statut juridique ou son accès aux droits, et une nouvelle immigration. Elles soulignent l’urgence de faire coïncider la population et les mandants pour voir ses représentants mener des politiques soucieuses de la cohésion sociale. Ici encore, la subversion démocratique du droit de vote des citoyens résidents étrangers apparaît seule de nature à garantir le respect de l’égale dignité de l’ensemble des habitants d’un territoire. ;



Article extrait du n°47-48

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Dernier ajout : jeudi 24 avril 2014, 16:10
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