Article extrait du Plein droit n° 47-48, janvier 2001
« Loi Chevènement : Beaucoup de bruit pour rien »

L’illusion d’une régularisation

Violaine Lacroix

Etudiante en DEA de droit international privé.
La loi du 11 mai 1998 a instauré une procédure de régularisation permanente au profit des étrangers ayant séjourné de façon continue plus de dix ans en France, plus de quinze ans pour les étudiants. Or, ce dispositif ne fonctionne pas, les préfectures exigeant des preuves que des étrangers en situation irrégulière ne peuvent pas produire. Les sans-papiers restent donc sans papiers. Se trouve ainsi confirmée l’aberration de la législation en droit des étrangers.

Il y a un plus de deux ans, la loi Chevènement a inséré au milieu des quarante articles de l’ordonnance du 2 novembre 1945 – le texte qui régit l’entrée et le séjour des étrangers – un nouvel article 12 bis 3°, composé de trois courtes lignes. La concision de l’article ne préjuge en rien de son importance. Bien au contraire, ces trois lignes organisent une procédure de régularisation permanente en prévoyant la délivrance d’un titre de séjour temporaire à l’étranger « qui justifie par tout moyen séjourner en France de façon continue depuis plus de dix ans ou depuis plus de quinze ans si, au cours de cette période, il a séjourné en qualité d’étudiant  ». En d’autres termes, chaque année, des étrangers doivent pouvoir obtenir un titre de séjour s’ils ont atteint dix ans de séjour en France (ou quinze ans s’ils ont été étudiants). L’article 12 bis 3° permet donc une régularisation échelonnée des sans-papiers, le gouvernement évitant ainsi des régularisations de plus grande ampleur.

On peut aujourd’hui critiquer l’application, par les préfectures, de cette disposition. Mais, en définitive, les pratiques administratives s’inscrivent dans la droite ligne de la lettre et de l’esprit d’un texte réticent à reconnaître les droits des étrangers en France. La fixation d’un délai à compter duquel un étranger est admis à faire valoir l’ancienneté de son séjour en France trahit cette réticence. En effet, à la lecture de l’article 12 bis 3°, une question surgit inévitablement, aussi simple que révélatrice : pourquoi dix ans ?

Dans sa version antérieure, l’ordonnance de 1945 avait fixé une durée de séjour d’au moins quinze ans pour obtenir un titre de séjour. Le projet de loi Chevènement n’avait pas modifié ce délai. C’est l’intervention d’un amendement parlementaire qui l’a ramené à dix ans, délai conservé dans la version définitive de la loi du 11 mai 1998. A l’appui de cet amendement, les députés faisaient valoir que dix ans de séjour étaient suffisants pour la délivrance d’une carte de séjour, sous-entendant qu’une personne étrangère présente en France depuis une décennie s’opposerait à tout retour dans son pays. Sur quels critères les députés ont-ils pu fixer cette durée, pour quelles obscures raisons dix ans et non pas cinq ou sept ?

La question n’est pas saugrenue si l’on se rappelle que la circulaire de régularisation de juin 1997 – dite circulaire Chevènement – indiquait que les étrangers célibataires présents en France depuis sept années pouvaient obtenir une carte de séjour. Ils étaient considérés comme « ayant tissé des liens personnels nombreux avec notre pays ». Moins d’un an après la circulaire de régularisation, en mai 1998 – date d’entrée en vigueur de la loi dite Chevènement et du nouvel article 12 bis 3° – les étrangers doivent donc justifier de dix ans de séjour, et non plus sept, pour prétendre à un titre de séjour. A tout le moins, on aurait pu espérer que la loi ne se révélât pas plus sévère que la circulaire.

Étudier et repartir

La situation s’aggrave encore pour les étrangers qui ont été titulaires d’une carte de séjour étudiant avant leur demande : ils doivent justifier de quinze ans de séjour. Cette discrimination envers les anciens titulaires d’une carte de séjour étudiant s’inscrit dans le mouvement, déjà ancien, de précarisation du séjour des étudiants étrangers en France.

La circulaire d’application de l’article 12 bis 3° rappelle le prétexte prétendant légitimer cette restriction : « […] il s’agit d’éviter que des ressortissants étrangers venus en France pour y suivre un enseignement, n’y demeurent définitivement alors qu’ils ont vocation à retourner dans leur pays pour l’enrichir des connaissances acquises en France ». Les étudiants n’ont donc pas le droit de tisser des liens personnels en France pour la bonne et simple raison qu’ils ne sont pas venus pour ça : les études accomplies par un étudiant étranger en France visent à enrichir son pays d’origine des lumières qu’il a acquises à l’Université française.

Cette explication n’est bien sûr pas convaincante pour expliquer la discrimination faite à l’encontre des étudiants. Mais elle perd définitivement tout crédit quand on remarque que la restriction a vocation à s’appliquer à tout étranger qui a possédé ne serait-ce qu’une année une carte de séjour mention « étudiant ».

Dans certaines préfectures, la restriction appliquée aux étudiants s’est étendue aux étrangers qui ont possédé une carte de travailleur temporaire, ces préfectures estimant que les deux cartes étaient équivalentes. Cette interprétation n’est fondée sur aucun texte et mérite à coup sûr d’être annulée par les tribunaux. Elle illustre cependant la manière dont la politique de fermeture des frontières, fondée notamment sur la suspicion généralisée à l’égard des étudiants, affecte d’autres catégories d’étrangers.

De la multiplicité des délais – sept, dix, quinze ans – ressort une impression de confusion. L’impression devient malaise lorsque l’on fait un détour par l’article 25 de l’ordonnance de 1945. Cet article protège de l’éloignement les personnes étrangères séjournant en France depuis plus de quinze ans. La mise en parallèle de l’article 25 et de l’article 12 bis 3°, selon lequel dix ans de séjour ouvrent droit à la délivrance d’un titre de séjour, conduit à une situation inédite dont l’absurdité n’est pas sans rappeler la loi Pasqua de 1993.

La loi Pasqua avait eu pour conséquence que des étrangers se trouvaient être

ni

régularisables ni éloignables ; la loi Chevènement, quant à elle, crée une nouvelle catégorie d’étrangers qui sont et régularisables

et

éloignables. Ce sont tous les étrangers, non titulaires d’un titre de séjour, qui résident en France depuis plus de dix ans mais moins de quinze ans.

Des textes incohérents

En définitive, l’incohérence des textes est bien le reflet du mépris des pouvoirs publics à l’égard des droits des étrangers. Pourtant, même dans un système dominé par l’obsession de la fermeture des frontières, le droit à une vie privée et familiale s’impose à l’État. Il est difficilement concevable de réduire la prise en compte de la vie privée en France à l’équation simpliste dix ans de séjour = existence d’attaches fortes en France ouvrant droit à la délivrance d’un titre de séjour. La fixation arbitraire, et erratique, d’un délai ne doit pas pouvoir exonérer l’administration de l’obligation de vérifier si l’étranger n’a pas des liens personnels en France, quelle que soit l’ancienneté de sa présence en France.

D’ailleurs, l’ordonnance du 2 novembre 1945 contient une disposition qui aurait du inciter l’administration à apprécier les liens personnels en France sans considération de la durée du séjour. L’article 12 bis 7° de l’ordonnance [1] prévoit la délivrance d’un titre de séjour à l’étranger ayant en France une vie privée et familiale. Certes, les circulaires d’application de cette disposition ont posé certaines conditions de délai de séjour en France : cinq ans pour les concubins de Français ou d’étrangers en situation régulière, trois ans dans le cadre du Pacs.

Ici aussi, les délais paraissent contestables mais ils ne sont, théoriquement, qu’indicatifs et ne devraient pas être appliqués à la lettre par les préfectures.

Quoi qu’il en soit, l’article 12 bis 7° n’a vocation à s’appliquer, aux yeux de l’administration, qu’aux seules relations de couple. Cette différence de traitement entre les célibataires et les personnes justifiant d’attaches familiales ne ressort absolument pas de la lettre de l’article 12 bis 7° qui vise, sans distinction, la vie privée et familiale. Il serait intéressant de faire valoir devant les juridictions administratives la notion de vie privée pour des étrangers célibataires ou des couples d’étrangers en situation irrégulière ayant des liens personnels en France, quand bien même ils résideraient en France depuis moins de dix ans [2].

Entraver le droit au séjour des étrangers

En définitive, l’article 12 bis 3° prêtait déjà le flanc à de sérieuses critiques avant même qu’il n’ait été interprété par le ministre de l’intérieur puis mis en œuvre par les préfectures. L’application, par l’administration, de cet article fait naître la sensation étrange qu’il a été créé pour ne pas servir. Alors qu’il semblait avoir pour but d’instaurer une régularisation échelonnée des sans-papiers, il ne fait que confirmer, une fois de plus, la volonté d’entraver le droit au séjour des étrangers.

Les étrangers présentant une demande sur le fondement de cet article sont, bien souvent, passés par la régularisation de 1997. A cette date, ils faisaient déjà valoir au moins sept ans de séjour, conformément aux exigences que la circulaire posait alors. En 2000, ils ont donc atteint mécaniquement dix ans de séjour continu en France. Ils sont donc amenés à présenter les mêmes pièces que celles présentées trois ans auparavant. Or, d’une part, il arrive que leurs demandes soient écartées a priori sur le fondement du précédent rejet de leur dossier, alors que l’administration est tenue de réexaminer le dossier dans son intégralité, le fondement de la demande ayant changé.

Il est donc surprenant – et, bien sûr, totalement illégal – de trouver certaines formules préfectorales identiques à celle dont la teneur suit : « Je note, par ailleurs, que vous avez déjà fait l’objet, le 8 juin 1998, d’une décision de refus de séjour dans le cadre de la circulaire ministérielle n° 27/104 du 24 juin 1997, faute d’avoir pu justifier d’une durée de séjour continue en France d’au moins sept ans ».

Mais surtout, l’appréciation des preuves du séjour en France préconisée par la circulaire d’application de l’article 12 bis 3° est plus souple que celle que faisait la circulaire de régularisation de 1997. Un étranger n’ayant pu parvenir à prouver, à l’époque, sa présence en France, devrait donc pouvoir le faire plus facilement aujourd’hui. La circulaire d’application précise, en effet, aux préfectures que deux preuves par année de présence suffisent et précise que le demandeur n’a pas à apporter « la démonstration de sa présence en France mois par mois  » ( !). Elle précise également que les préfets ne doivent « pas faire montre d’une trop grande exigence  » et doivent accepter tout moyen de preuve : documents administratifs ou privés (quittances de loyer, fiches de paie…), attestations, témoignages, etc..

Pourtant, certaines préfectures, comme par effet de cliquet ou d’habitude, n’appliquent pas les nouvelles recommandations et ne retiennent, comme moyen de preuve, que les documents mentionnés dans la circulaire de régularisation de 1997, selon la hiérarchie que celle-ci instaurait. A l’époque, la circulaire indiquait : « Si le principe de liberté de preuve permet au demandeur d’apporter tous les éléments de preuve qu’il juge utiles et interdit de récuser a priori tel ou tel élément, la valeur probante des différents éléments de preuve est évidemment inégale » et poursuivait « […] en ce qui concerne plus précisément les témoignages – et sans qu’il y ait lieu de récuser a priori les témoignages de proches – une valeur probante particulière sera attachée aux témoignages de présence émanant de personnes dépourvues de liens personnels avec les demandeurs (voisins, commerçants…) »

.

Derrière les précautions du langage administratif, la hiérarchie établie était claire : les témoignages des proches sont dénués de toute valeur pour l’administration. Seuls trouvent gré à ses yeux les documents administratifs, les fiches de paie, les attestations de travail établies par les employeurs.

Aveuglement ou mauvaise foi ?

Appliquant ces instructions caduques, des préfectures n’hésitent pas à rejeter certaines demandes alors que la présence de l’étranger, au regard du nouveau système de preuve, est manifestement établie. Quand la sévérité des préfectures confine à l’aveuglement ou à la mauvaise foi, il est possible de trouver des réponses du type : « […] vous n’êtes pas parvenu à réunir suffisamment de preuves de la réalité de votre présence en France durant les dix dernières années et ce, notamment, de 1993 à 1996 : en effet, la simple présentation d’enveloppes cachetées à votre nom, assorties de factures manuscrites, de versements bancaires en espèces auprès de la “BIAO MALI”, de deux certificats médicaux et d’un duplicata de feuilles de soins ne constitue pas un caractère suffisant de nature à corroborer vos allégations ».

Ce genre de décisions ne relevant pas du cas isolé, le Gisti a demandé à la préfecture de Seine-et-Marne quels documents étaient susceptibles de justifier la présence en France d’un étranger. Il lui a été répondu : « Je vous communique […] une liste (non exhaustive) des pièces éventuelles que vous pouvez produire : bulletins de salaire, attestations de travail d’employeurs, avis d’imposition fiscale, […] carte de sécurité sociale […], certificat de prise en charge par un organisme à caractère social […], attestations de stages, de formation […]  »

.

L’étranger sans papiers désirant obtenir sa régularisation est donc invité à produire des preuves que seuls peuvent apporter des étrangers en situation irrégulière... ou alors à faire des faux.

Signe supplémentaire – s’il en fallait – de la mauvaise volonté des pouvoirs publics, certaines préfectures refusent systématiquement d’enregistrer les témoignages de proches. Ce refus d’enregistrement a lieu au guichet de la préfecture avant même qu’une personne compétente ait pu examiner le dossier. Le climat de suspicion permanente créé par un dispositif législatif enlisé dans le dogme de la fermeture des frontières fait naître une présomption de mauvaise foi de la part de tout étranger tentant de faire valoir un droit qu’il tient de la loi.

Mais, plus généralement, la suspicion entourant toute demande de la part des étrangers a pour conséquence un renversement de la charge de la preuve qui ne saurait se justifier. En effet, l’étranger sans-papiers qui peut prouver son entrée sur le territoire, notamment par un visa ou un tampon d’entrée apposé sur son passeport, devrait être considéré comme n’ayant jamais quitté le territoire français, la législation actuelle ne consacrant pas de liberté de circulation pour les étrangers sans titre de séjour. Il ne devrait donc pas avoir à prouver de résidence continue en France. Bien au contraire, c’est à l’administration qui entend contester la durée du séjour en France de rapporter la preuve du départ de l’étranger (mesure d’éloignement exécutée, démarches au consulat dans le pays d’origine…), si l’étranger peut prouver son entrée en France.

Un concentré de contradictions

Finalement, l’article 12 bis 3° n’est qu’une illustration flagrante d’une politique migratoire fondée sur la fermeture des frontières.

La première conséquence, trop connue, en est le déni de droit. Le droit à une vie privée est réduit en miettes par un délai arbitraire et par des exigences de preuves bien trop strictes. Une politique un tant soit peu respectueuse de ce droit aurait du, au minimum, conduire, hors de toute considération de délais, à un examen approfondi des dossiers et non à un simulacre de vérification de pièces impossibles à produire.

Le second enseignement que l’on peut tirer de cet article est l’irréductibilité de la présence d’étrangers séjournant en France de manière dite illégale. Cette disposition légale apparaît comme un concentré de contradictions. Pour l’obtention d’un titre de séjour, l’État exige des étrangers qu’ils demeurent dix ans dans la clandestinité, qu’ils en conservent les preuves, tout en étant exposés en permanence à un éloignement ou à des poursuites pénales. Lors des débats parlementaires précédant l’adoption de la loi Chevènement, l’opposition tirait argument de cette contradiction, non pour dénoncer la fermeture des frontières, mais au contraire pour réclamer un durcissement de la législation et empêcher toute possibilité de régularisation fondée sur la durée du séjour. Étrange logique que celle qui proclame à grands cris que la volonté étatique de nier les droits fondamentaux doit conduire à une perpétuation de la situation illégale. Ce détour par l’argumentation populiste de l’opposition contribue à démontrer, par l’inverse, que le droit de s’installer doit être reconnu a priori et non a posteriori.

Finalement, l’article 12 bis 3° ne fait que confirmer l’aberration de notre législation en droit des étrangers. Ce nouvel article ne pouvait que mener à la pratique arbitraire, illogique et inhumaine constatée. Des sans-papiers toujours sans-papiers, soumis à l’exploitation au travail, aux reconduites à la frontière et aux contrôles au faciès. La démonstration une fois de plus que toute législation venant réglementer le droit au séjour en posant des restrictions à l’accès à ce droit est nécessairement vouée à l’échec. ;




Notes

[1Voir, dans ce numéro, article p. 12.

[2Sur ce sujet, voir le commentaire de l’arrêt Maroussitch p. 18.


Article extrait du n°47-48

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Dernier ajout : jeudi 24 avril 2014, 16:10
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