Article extrait du Plein droit n° 47-48, janvier 2001
« Loi Chevènement : Beaucoup de bruit pour rien »

Tapis rouge pour les élites

Serge Slama

Enseignant-chercheur à l’Université Paris X-Nanterre.
La création d’une carte de séjour temporaire « scientifique » délivrée aux chercheurs et enseignants étrangers du supérieur a été présentée par les pouvoirs publics comme une innovation majeure de la loi du 11 mai 1998. Pour ses promoteurs, cette carte devrait freiner le mouvement de fuite des élites scientifiques et universitaires de haut niveau vers les laboratoires et universités anglo-saxones. Pourtant, sa mise en place ne s’est pas traduite par l’abandon de toute suspicion à l’égard de cette population.

Depuis le début des années quatre-vingt dix, les universitaires ont, de façon récurrente, alerté les pouvoirs publics sur le développement d’un phénomène de « fuite » des élites scientifiques et universitaires des pays du tiers monde ou émergents économiquement, qui jusque-là étaient principalement formées en France, vers les pays anglo-saxons [1]. Cet exode s’explique essentiellement par des conditions d’entrée et de séjour en France trop contraignantes et souvent vexatoires alors que les autres pays occidentaux favorisent davantage leur venue.

En effet, la multiplication des contraintes et contrôles restrictifs auxquels sont soumis les étudiants étrangers, a fait de l’entrée et du séjour en France de cette population un véritable parcours du combattant. De même, à l’issue de ses études en France, il est quasiment impossible à un étudiant étranger, même titulaire de diplômes de troisième cycle, de se maintenir sur le territoire français en accédant à une activité salariée.

De ce fait, les laboratoires de recherche et universités français se sont souvent trouvés empêchés d’accueillir leurs collègues étrangers ou des scientifiques de haut niveau car ils éprouvaient les pires difficultés pour obtenir un simple visa pour des séjours ponctuels (participation à un séminaire, un colloque, animation d’un cours, etc.). De même, ils parvenaient rarement à garder un doctorant formé en leur sein en raison de la quasi-impossibilité de changer de statut (opposition de la situation de l’emploi). Enfin, même lorsqu’un étudiant étranger décidait de retourner dans son pays d’origine à l’issue de ses études, il avait, par la suite, de grandes difficultés à obtenir un visa même pour un séjour de courte durée en France.

Face à ces contraintes, bon nombre de chercheurs et d’enseignants étrangers ont préféré mettre leurs compétences au service de pays plus accueillants (tels que États-Unis, Allemagne, Japon ou Canada).

On sait que les laboratoires et universités français ont pourtant une tradition très ancienne d’accueil des enseignants et chercheurs étrangers. Dès 1968, la fonction publique de l’enseignement supérieur a été ouverte aux étrangers avec la création, par la loi d’orientation de l’enseignement supérieur du 12 novembre 1968, d’un statut de professeur associé au sein des universités, étendu à l’ensemble des organismes de recherche en 1984 (CNRS, etc.).

Au cours des débats parlementaires précédant l’adoption de la loi de 1968, le ministre de l’éducation nationale avait notamment évoqué le regret de la communauté universitaire française de ne pas avoir pu accueillir Albert Einstein alors qu’il fuyait l’Allemagne nazie dans les années 30.

La mission Weil

Pour remédier à cette déperdition, plusieurs circulaires étaient déjà intervenues au milieu des années 90 afin de simplifier les formalités de délivrance de titres de séjour et autorisations de travail aux chercheurs étrangers (guichets spécifiques, correspondants dans les préfectures, etc.) [2]. Mais, face à l’inertie voire à la mauvaise volonté des préfectures, ces instructions n’ont pas réellement été suivies d’effets.

Dirigée par un universitaire, la Mission d’étude des législations de la nationalité et de l’immigration, dite mission Weil, qui a remis, en août 1997, un rapport [3] à la demande du premier ministre afin de préparer une réforme de l’ordonnance de 1945, s’est évidemment montrée sensible à ces récriminations en provenance du milieu universitaire.

Dans un constat sans concession des dérives du système alors en vigueur, la mission Weil soulignait notamment que « invités par leurs collègues français, les enseignants du supérieur, les chercheurs étrangers […] sont trop souvent découragés de venir en France en raison des obstacles administratifs qu’ils doivent franchir : autorisation de l’OMI, visa de long séjour pour eux-mêmes et leur famille, carte de séjour. Ils choisissent donc souvent de répondre à d’autres invitations de collègues étrangers et leur savoir-faire est perdu pour la recherche française  ».

Elle décrivait ce parcours difficile en relevant notamment que, pour obtenir un visa, « le premier obstacle est la difficulté d’obtenir des informations fiables auprès des services consulaires, mais surtout que « l’obstacle principal, qui retarde la délivrance du visa (un délai de trois mois est fréquent), est la procédure OMI d’introduction des travailleurs  ». Et que, « une fois arrivés en France, s’ils n’ont pas été découragés, les chercheurs et universitaires se plaignent alors des délais d’obtention du titre de séjour par les préfectures, ce qui leur pose des problèmes s’ils doivent quitter momentanément la France avant son obtention  ».

Mais, refusant d’assouplir les contrôles auxquels sont soumis l’ensemble des étudiants en séjour temporaire ou les conditions d’accès à une carte de travail ou de résident pour les chercheurs et universitaires étrangers, la mission Weil a donc préconisé de créer un statut propre pour ces scientifiques, c’est-à-dire de « sortir » cette population d’élites scientifiques du statut appliqué aux étrangers « de droit commun », étudiants ou salariés.

Une nouvelle carte de séjour réservée aux « scientifiques  » (enseignants et chercheurs) étrangers a donc été créée par la loi du 11 mai 1998, respectant dans le détail très fidèlement les recommandations de la mission Weil et présentant d’indiscutables avantages.

La circulaire d’application de la loi du 11 mai 1998 rappelle à ce propos les raisons pour lesquelles le gouvernement a souhaité la création de cette nouvelle carte de séjour : « L’entrée en France de personnalités susceptibles d’enrichir notre potentiel scientifique et technique est devenue, au fil des réglementations successives, une véritable course d’obstacles qui contribue à donner de notre pays une image peu avantageuse. […] Dans un contexte de concurrence internationale accrue, de nombreux chercheurs de haut niveau évitent la France et offrent leur savoir et leurs compétences à d’autres pays que le nôtre  ».

D’incontestables avantages

Sans que cette proposition ne suscite d’abondants débats, la loi Chevènement a donc ajouté la disposition suivante : « La carte de séjour temporaire délivrée à l’étranger sous réserve d’une entrée régulière pour lui permettre de mener des travaux de recherches ou de dispenser un enseignement de niveau universitaire porte la mention « scientifique  » [4].

Pour la mise en œuvre de ce statut, les conditions d’accès au territoire français, de séjour et de rapprochement de la famille ont été considérablement simplifiées.

Pour entrer en France, les « scientifiques » sont dispensés de la procédure OMI d’introduction des travailleurs étrangers. L’organisme d’accueil, agréé à cet effet [5], délivre simplement à l’étranger un protocole d’accueil que celui-ci dépose au consulat français de son pays. Ensuite, selon la procédure simplifiée d’admission [6], ce protocole d’accueil « sera l’unique justificatif requis. […] Dès lors qu’il sera produit, un visa devra être accordé. Seules des raisons d’ordre public pourront justifier un refus  ».

Mais si les conditions d’obtention d’un visa sont considérablement assouplies par le ministère des affaires étrangères, les vieilles habitudes restrictives du ministère de l’intérieur ne sont pas encore totalement abandonnées. La circulaire du 12 mai 1998 prévoit ainsi que le service consulaire doit opérer, pour délivrer le visa, un « contrôle relatif […], au niveau des ressources, à la qualification universitaire et/ou professionnelle du demandeur  ».

Pourtant, la seule lecture de la loi du 11 mai 1998 aurait dû suffire au ministre de l’intérieur à se rendre compte que ces conditions n’ont pas été prévues par le législateur. Saisi sur ce point par le Gisti, le Conseil d’État, dans sa décision du 30 juin 2000, n’a cependant pas jugé nécessaire d’annuler ce passage de la circulaire. Ainsi, même si la circulaire décrit une procédure juridiquement inexacte, elle n’a, selon le commissaire du gouvernement, « malgré les apparences, aucune valeur interprétative et encore moins réglementaire  » puisqu’elle ne s’adresse pas aux services chargés de procéder à ces contrôles.

Traitement privilégié

Dès son entrée, l’étranger titulaire de ce visa obtient la délivrance d’un titre de séjour temporaire « scientifique », à la seule condition supplémentaire qu’il produise, avec le protocole d’accueil, le certificat médical délivré par l’OMI [7]. Il n’a donc pas à obtenir d’autorisation de travail ni de contrat de travail. Il n’a pas non plus été prévu de le soumettre, comme les étudiants, à une condition de ressources suffisantes. On peut cependant faire remarquer ici que cette bienveillance ne coûte pas cher dans la mesure où un contrôle des ressources a déjà été fait lors de l’examen de la demande de visa.

Comme l’avait déjà prévu une circulaire du 30 mars 1994, un guichet préfectoral spécifique ou un correspondant pour les chercheurs étrangers de la préfecture reçoit la demande de titre de séjour. Cette demande peut être faite directement par l’étranger lui-même ou par son organisme d’accueil.

Contrairement aux autres étrangers, le « scientifique » devrait alors recevoir « immédiatement  » (c’est-à-dire dès le premier rendez-vous) un récépissé de demande. Les vérifications d’ordre public sont effectuées après. Il devrait alors être convoqué « rapidement  » pour recevoir son titre de séjour. La carte de séjour « scientifique » est, selon les instructions du ministre de l’intérieur, « toujours éditée pour une durée égale à un an  » (alors que pour les étudiants elle est égale à la durée de la formation et au maximum d’une durée d’un an).

Cette carte de séjour temporaire, comme toute autre carte de séjour, permet à son titulaire de circuler entre son pays d’origine et la France et est renouvelée tant que l’organisme d’accueil souhaite prolonger sa collaboration avec l’étranger.

La mission Weil préconisait également que soit délivré aux « scientifiques », en même temps que leur visa de long séjour, un visa « Schengen » de court séjour qui leur aurait permis de circuler librement dans l’Europe « Schengen » en attendant la délivrance de leur carte de séjour. Cette proposition ne semble pas avoir été reprise par le gouvernement.

Le titulaire de la carte « scientifique » peut également faire venir son conjoint et ses enfants « selon une procédure spécifique leur évitant les contraintes du regroupement familial  ». Dès son arrivée en France, le conjoint obtient « de plein droit  » (mais sous réserve de non polygamie), sur présentation de la carte de séjour « scientifique », une carte de séjour « vie privée et familiale » (article 12 bis 5° de l’ordonnance de 1945) d’une durée égale à celle accordée au « scientifique » et qui l’autorise à travailler en France. Le mariage peut être postérieur à l’obtention de la carte « scientifique ». Pour le renouvellement, la « communauté de vie  » ne doit pas avoir cessé.

Le statut des enfants d’un « scientifique » n’est précisé dans aucun texte. Certes, jusqu’à leur majorité, ils ne sont pas soumis à un titre de séjour. Mais on ignore s’ils ont droit à un maintien sur le territoire français lorsqu’ils atteignent leur majorité pendant le séjour de leur parent « scientifique » en France. Et si oui, sous quel statut ? De même, ont-ils accès aux droits sociaux (notamment aux allocations familiales) et à une activité salariée ?

On constate, au vu de ces conditions d’entrée et de séjour, que les « scientifiques » bénéficient indiscutablement d’un traitement privilégié. Pourtant, toute suspicion n’a pas été abandonnée à leur égard.

La persistance de la logique du soupçon

En effet, la situation de l’emploi (c’est-à-dire le niveau de chômage) reste opposable au « scientifique » s’il souhaite accéder à un statut de « salarié » (par exemple en travaillant pour une entreprise privée comme une start-up). S’il veut accéder à une carte de « visiteur », il devra aussi remplir les conditions habituelles (revenus suffisants, engagement à ne pas travailler).

Mais surtout, la circulaire d’application de la loi du 11 mai 1998 préconisait de retirer la carte de séjour « scientifique » à son titulaire, dès que pouvait être constaté « l’exercice de toute autre activité professionnelle, ou l’exercice, à titre principal, de l’activité de chercheur et enseignant-chercheur au profit d’une autre institution que celle qui a délivré le protocole d’accueil  », car ce « serait constitutif d’un détournement de procédure  ».

Sur ce point, le ministre de l’intérieur se montrait à l’égard des « scientifiques  » plus restrictif qu’à l’égard des étudiants. En effet, lorsqu’il constate qu’un étudiant ne se consacre pas à ses études, le préfet peut ne pas lui renouveler son titre de séjour l’année suivante mais, en aucun cas, lui retirer – en cours d’année universitaire – un titre déjà délivré. Dans le cas du « scientifique  », dès lors que le préfet avait connaissance d’une activité complémentaire ou parallèle, il devait lui retirer sa carte.

Relevant l’illégalité manifeste de ces dispositions, le Gisti les a déférées au Conseil d’État qui, dans son arrêt du 30 juin 2000, lui a donné raison. Si elles respectent l’autorité de la chose jugée, les préfectures ne devraient donc plus procéder à ces retraits.

On notera que les Algériens ne peuvent bénéficier de cette nouvelle carte de séjour temporaire « scientifique » tant que les accords franco-algériens ne seront pas révisés sur ce point [8].

Enfin, le ministre de l’intérieur demande également aux préfets de ne pas s’opposer à l’accès à la carte « scientifique » d’un étranger séjournant en France en tant qu’étudiant, uniquement s’il « est diplômé d’un doctorat universitaire  » (et qu’un organisme lui délivre un protocole d’accueil). On voit donc que si le passage du statut d’étudiant à celui de « scientifique  » est possible, la porte est étroitement ouverte.

En définitive, on distingue clairement – avec la mise en œuvre de ce statut « scientifique » – l’orientation de la politique préconisée par le rapport Weil et mise en œuvre par le gouvernement Jospin. Il s’agit de favoriser l’accueil en France des élites étrangères de haut niveau en leur évitant les contraintes imposées aux autres catégories. Il s’agit donc, « dans un contexte de concurrence internationale accrue », de l’application d’une logique libérale consistant à garder ou à gagner des parts de marché sur le marché international de la formation.

En revanche, la situation de l’étudiant étranger lambda issu d’un pays en voie de développement et venu par ses propres moyens étudier en France – ce qui représente pourtant l’essentiel de la migration étudiante – est très peu prise en compte et ne bénéficie que d’améliorations secondaires de ses conditions d’entrée et de séjour (motivation des refus de visa, développement des conventions entre universités et préfectures pour les demandes de titre de séjour).

La logique à l’œuvre est donc bien de dérouler un tapis rouge pour les élites scientifiques étrangères et de maintenir le chemin de cendres brûlantes pour les autres étudiants. ;




Notes

[1Voir par exemple : Michel Broué, « Coopération scientifique internationale : arrêtons le saccage ! », Le Monde, 4 mars 1998 ; Jacques Malherbe, « Les jeunes des pays francophones se tournent de plus en plus vers des pays anglo-saxons », 8décembre1998 ; « Studentsfall victim to French law », Times, 25 octobre 1996.

[2Circulaire interministérielle NOR/INT/D/94/ 00112/C et MASSV/DPM/94-06 des ministères de l’intérieur (DLPAJ) et des affaires sociales (DPM) du 30 mars 1994 relative au régime des scientifiques de haut niveau : chercheurs et enseignants-chercheurs et la circulaire complémentaire DPM/n° 95-15 du ministère de l’intégration et de la lutte contre l’exclusion du 11 juillet 1995.

[3« Mission d’étude des législations de la nationalité et de l’immigration  », dirigée par Patrick Weil, rapports au premier ministre, La documentation française, collection des rapports officiels, août 997, p. 133 et s.

[4Article 12, 2° alinéa de l’ordonnance du 2 novembre 1945 modifiée.

[5La liste des établissements agréés est fournie par une circulaire n°98-210 du 27 octobre 1998 du ministre de l’éducation nationale. Cette condition d’agrément posée, dans un premier temps, par la circulaire du 12 mai 1998, a été annulée par le Conseil d’Etat le 30 juin 2000 sur recours du Gisti dans la mesure où il s’agissait d’une règle nouvelle dont l’institution ne relève pas de la compétence d’un ministre. Mais elle avait été précédemment reprise, et donc « légalisée », dans l’article 15 du décret du 5 mai 1999.

[6Télégramme diplomatique du ministère des affaire étrangères du 29 mai 1998 relatif aux nouvelles modalités de délivrance des visas aux scientifiques. Voir Herzberg N., « Le gouvernement allège les procédures d’attribution de visas pour les scientifiques étrangers », Le Monde, 6 juin 1998.

[7La visite médicale permettant d’obtenir ce certificat est gratuite suite à la décision du Conseil d’Etat du 20 mars 2000.

[8Réponse datée du 23 juillet 1998 du directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au Gisti publiée dans Les notes pratiques du Gisti, Qui peut être régularisé par la « loi Chevènement ?, août 1998, p.31.


Article extrait du n°47-48

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Dernier ajout : jeudi 24 avril 2014, 16:12
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