Il n’aura pas fallu beaucoup de temps pour que le ministre de l’intérieur fasse l’amalgame entre immigration et révolte de certains jeunes des banlieues. Mais pour qui veut à toute force éviter d’assumer l’écrasante responsabilité de dizaines d’années de politiques désastreuses sur l’embrasement récent des quartiers défavorisés, tous les moyens sont bons. Une fois de plus, les étrangers sont donc désignés comme les premiers acteurs des troubles, en dépit de chiffres officiels selon lesquels 6 à 8% seulement des personnes interpellées n’étaient pas françaises. Comme il sied à Nicolas Sarkozy qui aime à vendre l’idée qu’il a tiré un trait sur la double peine, l’un des premiers emplâtres trouvé par son ministère contre ces violences est d’éloigner et d’interdire du territoire français ceux qui, parmi les personnes interpellées, se révèlent ne pas avoir la nationalité française.
La pertinence, la réalité et la légalité de cette annonce interrogent. Elle permet en tous cas de vérifier que la double peine n’a pas été abrogée, comme M. Sarkozy ne cesse de le crier sur les toits. Le dispositif légal ne prohibe pas tout départ forcé, expulsion et interdiction du territoire français, pour des jeunes ayant leurs attaches en France. La protection concerne les mineurs et les seuls jeunes arrivés en France avant l’âge de treize ans, à condition qu’ils soient en mesure de justifier qu’ils y résident depuis. Par ailleurs, l’expulsion reste possible face à certains comportements. Il suffit donc au ministère de l’intérieur, s’il persiste dans sa volonté de bannir du territoire les jeunes étrangers impliqués dans les émeutes, de s’engouffrer dans les exceptions prévues par le texte par une interprétation contestable des faits et sur la base d’une conception restrictive des catégories dites « protégées ». Le ministre de l’intérieur risque effectivement d’user de son pouvoir en expulsant certains jeunes normalement protégés, et il y a fort à parier que, dans la plupart des hypothèses, la mesure sera censurée par le juge administratif. Exécutée ou non, la décision ministérielle était théâtrale et l’effet psychologique réussi. Une partie importante de l’opinion, convaincue que les violences faites aux biens sont l’œuvre d’une immigration mal maîtrisée, retiendra que les fauteurs de troubles ont été chassés.
Comme on le craignait, la situation actuelle est largement instrumentalisée et va à terme légitimer de nouvelles restrictions aux droits des étrangers. En effet, au-delà de cette seule question de la double peine, dont la réactivation (ou le simple spectre) accentuera encore le sentiment d’exclusion et de discrimination, il est évident que la course entamée par certains candidats à la candidature présidentielle va conduire à une surenchère et à la désignation de boucs émissaires. Le ministre de l’intérieur, salué par l’extrême droite, a déjà les siens : les étrangers. Il ne manquera pas de profiter des derniers événements pour asseoir son nouveau projet de loi relatif à l’immigration qui se préparait depuis plusieurs semaines. Il y est question une nouvelle fois de mieux maîtriser une immigration familiale, sous-entendu actuellement trop permissive, en durcissant encore conditions de ressources, contrôle du logement et précarisation du séjour des membres de famille. Comme, décidément, l’Europe est à l’unisson du gouvernement français, il pourrait à cette occasion tirer parti d’une directive européenne du 22 septembre 2003 de façon à limiter le nombre des bénéficiaires, en excluant ou en soumettant à condition la venue des enfants âgés de plus de douze ans. On connaît et on entend d’ores et déjà la chanson : l’âge d’arrivée en France est un facteur d’intégration, et donc plus on arrive tard, moins on a des chances d’y trouver sa place.
Le gouvernement ne va pas s’arrêter là. Sous couvert du mot d’ordre, devenu le paradigme de la politique d’immigration et d’asile, à savoir « immigration choisie, et non subie », l’avant-projet prévoit notamment de s’attaquer aux demandeurs d’asile et aux étrangers malades. A la place de ces catégories dont on ne veut pas ou plus, il est préconisé de choisir les « bons » étudiants étrangers et de mettre en place des quotas d’immigration en fonction des besoins économiques du pays. Alors même que l’on croyait avoir traversé le pire avec la mise en œuvre de la loi Sarkozy de novembre 2003, accompagnée de pratiques répressives jamais observées jusqu’alors, la démolition du droit des étrangers va perdurer. Elle se précise encore davantage à la lumière d’un projet de loi qui, sous couvert de « lutter contre l’immigration irrégulière outre-mer », vise à étendre les situations dérogatoires dans les collectivités concernées. Si le texte devait être adopté en l’état, il ne serait plus délivré de carte de séjour « vie privée et familiale » en Guyane aux étrangers qui pourtant résident habituellement en France depuis dix ans ; en Guadeloupe, comme c’est déjà le cas en Guyane et à Saint-Martin, une décision de reconduite à la frontière pourrait être exécutée en moins d’un jour et sans accès à un recours suspensif. C’est à Mayotte, dans les feux de l’actualité depuis quelques mois, que l’abandon du principe d’égalité serait le plus caricatural : contestation des reconnaissances de paternité et remise en cause pour partie de l’acquisition automatique de la nationalité française à la majorité pour ceux et celles qui sont nés sur le territoire de la République.
Ces réformes successives contribuent encore un peu plus que les précédentes à faire de l’étranger un intrus que l’opinion est invitée à préjuger tricheur, menteur, usurpateur. Dans la foulée, le Français d’origine étrangère se voit suspecté de ne jamais pouvoir s’intégrer. Et puis, tant qu’on y est, le Français d’origine non étrangère subit le même sort pour peu qu’à la faveur des relégations sociales, il ait été à son tour condamné à survivre dans des marges où il ressemble comme un frère à ses homologues d’infortune et fraternise naturellement avec. C’est ainsi qu’une politique peut fabriquer à la pelle des étrangers de fait et finir par se moquer des situations de droit ; que la pauvreté et la précarité deviennent suffisantes pour susciter des pertes symboliques de nationalité ; qu’on peut ensuite frapper commodément dans le tas de tous ceux qui protestent contre le sort auquel on les a solidairement condamnés. C’est ainsi aussi que se creusent les inégalités sociales qui feront naître les inévitables révoltes de demain.
Dans ce contexte, il ne suffit pas d’entonner des refrains républicains pour s’exonérer de ses responsabilités. Les politiques, en jouant de ce double registre, non seulement aggravent la « fracture sociale », mais aussi renforcent la xénophobie et les discriminations.
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