Article extrait du Plein droit n° 67, décembre 2005
« Taxer les étrangers »
Le séjour payant
Serge Slama
Maître de conférences en droit public Université Évry-Val-d’Essonne
« Il est institué, au profit de l’Agence nationale de l’accueil des étrangers et des migrations [ANAEM, ex-Office des migrations internationales], une taxe perçue à l’occasion de la délivrance du premier titre de séjour (…). Le versement de la taxe conditionne la délivrance de ce titre de séjour ».
Cette discrète disposition du code général des impôts, à la numérotation improbable (article 1635-0 bis) se niche dans le chapitre III de ce code intitulé « enregistrement, publicité foncière et timbre » entre une section consacrée au « fonds de garantie contres les accidents de circulation et de chasse » et une autre sur le « fonds national de garantie des calamités agricoles ».
Cette adjonction témoigne du « bricolage » juridique que constitue la taxation du séjour et du travail des étrangers en France : plongeant ses racines dans les débats parlementaires de la fin du XIXe siècle sur la « protection du travail national » [1], la législation actuelle a, pour l’essentiel, été élaborée à la Libération. L’enjeu était alors de procurer des ressources à l’Office national d’immigration (l’ancêtre de l’OMI) pour financer son monopole d’introduction des travailleurs étrangers. Mais, pour ne pas faire peser cette charge sur les seules entreprises, les étrangers étaient aussi mis à contribution.
Dès la fin du XIXe siècle, les propositions de loi visant à instaurer une « taxe sur le séjour » des étrangers travaillant en France sont foison, car on reproche à ces derniers de faire une concurrence déloyale aux Français. L’argument essentiel avancé pour justifier une telle imposition exceptionnelle était que les travailleurs étrangers, contrairement aux ouvriers français, ne supportaient pas la principale charge civique : le service militaire. Et si, finalement, ces propositions furent abandonnées lors de l’adoption de la loi du 8 août 1893 relative au séjour des étrangers en France et à la protection du travail national, car elle aurait mis la France en porte-à-faux avec les puissances étrangères, les traités internationaux en matière fiscale et les principes du droit des gens, l’idée fera tache d’huile [2].
Certes, la solution retenue, dans un premier temps, est, plutôt que de taxer le séjour ou le travail des étrangers, d’imposer… des quotas d’étrangers dans les travaux et concessions publics. C’est la mairie de Paris qui inaugure ce système par l’adoption, le 2 juillet 1886, d’une délibération fixant à 10 % la proportion d’étrangers sur les chantiers du chemin de fer métropolitain. La mesure est alors clairement motivée par le fait qu’« il s’agit de travaux qui seront exécutés par l’État et dans lesquels seront engagés des fonds provenant de l’impôt. Avant de donner notre argent, nous avons le droit de fixer les conditions auxquelles nous le donnerons. L’argent des contribuables doit être employé au profit des contribuables, voilà le principe que nous avons voulu poser » [3]. Peu après, par délibérations des 31 juillet 1886 et 27 avril 1887, le conseil municipal parisien imposa le même type de clauses pour l’ensemble des cahiers des charges de travaux publics communaux. Saisi par des entrepreneurs individuels, le Conseil d’État en confirma la légalité.
Convertis au principe des quotas d’étrangers dans les travaux publics, ce sont des députés socialistes de premier plan (Coutant, Vaillant, Clovis Hugues, René Viviani, etc.) qui furent à l’origine, en novembre 1898, d’une proposition de loi visant à généraliser les mesures adoptées par la ville de Paris à l’ensemble du territoire. Selon l’exposé des motifs, « il appartient aux pouvoirs publics de réserver les ressources de la France républicaine à ceux qui collaborent plus directement à sa fortune (…) en acquittant envers le pays toutes les dettes de citoyens, y compris l’impôt du sang » [4]. Cette pression parlementaire aboutit finalement à ce que le gouvernement limite, par la voie des trois décrets « Millerand » du 10 août 1899, la proportion des ouvriers étrangers dans les travaux publics « selon la nature des travaux et la région où ils seront exécutés ».
Ce sont ensuite les décrets venant réglementer le séjour des étrangers ou modifier les cartes d’identité « à l’usage des étrangers » ou « spécifique du travailleur étranger », créées par les décrets des 2 et 21 avril 1917, qui vont imposer la taxation du séjour ou du travail des étrangers en France. Ainsi, le décret du 9 septembre 1925 concernant les cartes d’identité des étrangers prévoit qu’à l’occasion de la délivrance ou du renouvellement de cette carte, il sera perçu « une taxe de 68 francs (dont 50 francs pour l’État, 6 francs pour le département et 12 francs pour la commune) ». Et, déjà, l’acquittement de cette taxe est « constaté » par l’apposition sur la première page de la carte d’identité d’un « timbre mobile ». De même, comme de nos jours, certaines catégories d’étrangers (père et mère d’un enfant français, étudiants, « savants », écrivains, etc.) bénéficient d’une réduction.
Protéger « la main-d’œuvre nationale » ?
Dans un contexte de crise financière, le montant de la taxe croît de façon exponentielle puisqu’un décret du 30 novembre 1926 porte cette somme à 375 francs. C’est d’ailleurs à la même époque que, afin de procéder à des économies budgétaires, la carte « famille nombreuse » de la SNCF a été réservée, par une loi budgétaire du 22 mars 1924, aux seuls « citoyens français et aux originaires des colonies françaises ou des pays du protectorat » [5]. Quant aux employeurs, s’ils ne respectent pas les prescriptions du code du travail relatives à l’embauche des étrangers, notamment la détention d’une carte d’identité d’étranger portant la mention « travailleur », ils sont passibles d’amendes élevées (de 500 à 1 000 francs par infraction constatée, en vertu de l’article 98 du code du travail issu de la loi du 11 août 1926 visant à assurer « la protection du marché du travail national »).
La loi du 10 août 1932 protégeant « la main-d’œuvre nationale » complète, dans l’entre-deux-guerres, cet échafaudage en imposant des quotas d’étrangers non seulement dans les concessions de travaux ou de services publics mais aussi dans le secteur privé, industriel ou commercial. Le dépassement, par un employeur, des quotas d’étrangers fixés par décret pour chaque profession ou branche est passible d’une amende.
Si, dans l’entre-deux-guerres, le principe d’une taxation du travail et du séjour des étrangers a été posé, c’est à la Libération qu’est élaborée la législation actuelle. Comme le décrit Alexis Spire dans sa thèse [6], dès la création, par l’ordonnance du 2 novembre 1945, de l’Office national d’immigration, son conseil d’administration est divisé entre les représentants des employeurs, qui veulent assouplir le contrôle des flux migratoires, et ceux des syndicats, qui tiennent à maintenir certaines restrictions pour protéger la main-d’œuvre nationale.
La question du financement de cet organisme se pose d’emblée. Le décret du 26 mars 1946 qui en organise la structure le dote d’un statut d’établissement public à caractère industriel et commercial qui n’est pas financé par l’État mais fonctionne grâce aux recettes financières que rapporte l’immigration, soit par le biais de la redevance versée par les employeurs pour l’introduction de chaque travailleur, soit par les contributions payées par les étrangers pour la venue de leurs familles.
Durant les premières années, l’essentiel du financement est assuré par la redevance des entreprises qui passe de 6 000 à 8 000 francs entre 1946 et 1949. En 1950, les tensions sur le marché du travail font chuter le nombre de contrats déposés à l’ONI, ce qui entraîne une diminution des recettes qui place l’Office devant une grave crise financière. Plusieurs solutions sont alors envisagées : demander une subvention de l’État, établir un impôt supplémentaire pour toute entreprise employant des salariés étrangers ou, enfin, instaurer une taxe payée par les étrangers pour la délivrance et le renouvellement de toute carte de travail. C’est bien évidemment cette troisième solution qui s’impose, non sans l’intervention des représentants du patronat et du ministère du commerce et de l’industrie. L’instauration d’une taxe exigée des étrangers pour la délivrance de chaque carte de travail présente l’avantage de réduire le montant de la redevance demandée aux entreprises sans que l’État ait besoin de compenser le manque à gagner. En définitive, seuls les étrangers sont pénalisés, mais comme ils ne sont pas représentés au sein du conseil d’administration de l’Office… cette solution recueille finalement l’unanimité.
Alors que les associations de soutien aux immigrés avaient obtenu, lors de la promulgation des décrets de 1946, que la carte de travail soit délivrée gratuitement aux étrangers, la loi du 24 mai 1951 entérine le principe d’une taxe payée par les travailleurs étrangers et destinée à renflouer les caisses de l’ONI. La somme est exigible à l’occasion de tout renouvellement d’une autorisation de travail accordée à un étranger et son montant varie de 500 francs pour une carte temporaire à 1 500 francs pour une carte permanente (décret du 4 décembre 1951). Dès 1952, les comptes de l’ONI font apparaître un excédent qui permet de réduire progressivement la redevance exigée des employeurs : fixée à 10 000 francs en 1950, elle est ramenée à 7 000 francs en 1955. Ainsi, en l’espace de quelques années, le poids financier de l’introduction de la main-d’œuvre étrangère, mis initialement à la charge des entreprises, est en partie reporté sur les épaules des travailleurs étrangers.
Dans ses grandes lignes, c’est toujours le système mis en place dans ces années d’après-guerre qui est applicable. La législation actuelle régissant la taxation du séjour et du travail des étrangers est caractérisée par une impressionnante accumulation, pour ne pas dire « stratification », de textes. A elle seule, la circulaire interministérielle venue, en 2003, récapituler l’ensemble des « taxes et droits » exigibles lors de l’admission au séjour et au travail des étrangers non communautaires occupe vingt pleines pages du bulletin officiel du ministère des affaires sociales et du travail avec pas moins de six annexes [7].
S’agissant de l’accès au travail, la pierre angulaire du régime de taxation est toujours, près de soixante ans après son adoption, le décret n° 46-550 du 26 mars 1946 qui avait organisé l’ONI. Dans le contexte de la suspension de l’immigration du travail, en 1974, la loi de finances pour 1975 est néanmoins venue mettre à la charge des employeurs aussi bien la contribution que la redevance forfaitaires. Toutes deux bénéficient à l’OMI. Il s’agit de renchérir le coût de l’introduction ou de la « régularisation » de travailleurs permanents étrangers en France afin de le rendre prohibitif. Le montant de la contribution forfaitaire dépend du montant du salaire versé à l’étranger. Depuis septembre 2004, les montants ont été portés à 725 € par travailleur pour les salaires inférieurs à 1 525 €, et 1 444 € pour les salaires supérieurs. Quant à la redevance forfaitaire, elle est perçue à l’occasion de la première délivrance d’un titre de séjour, assorti d’une autorisation de travail. Elle s’élève actuellement à 168 € par travailleur pour les employeurs du commerce, de l’industrie et des autres activités diverses (hors agricole) utilisant de la main-d’œuvre étrangère. Au total, un employeur peut donc être amené à s’acquitter, au bénéfice de l’ANAEM, d’un montant de 1 612 € pour embaucher un travailleur étranger.
Au moment où les responsables politiques évoquent la mise en œuvre de quotas de travailleurs étrangers qui seraient annuellement autorisés à entrer en France, il pourrait être plus judicieux d’envisager la suppression de la contribution et de la redevance forfaitaires, qui entraînent un important surcoût à l’introduction de travailleurs étrangers en France. Et ce d’autant plus que la plupart des employeurs imposent aux étrangers le remboursement de ces sommes en faisant peu de cas des dispositions légales interdisant cette pratique.
En outre, l’existence de la redevance forfaitaire est hautement critiquable. En effet, dès 1997, la Cour des comptes avait relevé que « le niveau de cette redevance s’avère très supérieur au service rendu » et que « cette situation est d’autant plus choquante que l’OMI justifie de ressources excédant largement ses besoins ».
Deux arrêts contraires ?
Saisi par le Gisti, le Conseil d’État avait d’ailleurs entièrement annulé un arrêté interministériel de mars 1997 qui soumettait au paiement d’une telle redevance le contrôle médical auquel sont assujettis les étrangers qui sollicitent la délivrance d’un premier titre de séjour pour d’autres motifs que le travail ou le regroupement familial (c’est-à-dire concrètement les étudiants, les visiteurs, les bénéficiaires d’une carte vie privée et familiale, etc.). Il avait considéré que ce contrôle médical « n’a pas été institué dans le seul intérêt de ces personnes, mais a essentiellement pour objet la protection de la santé publique ; que, dès lors, [il] ne constitue pas un service rendu pouvant donner lieu à la perception d’une redevance » [8].
Mais, dans un autre arrêt, il a entériné la validité de la redevance perçue par l’OMI à l’occasion du contrôle médical des familles bénéficiant d’un regroupement familial en estimant que sa « mission d’introduction en France et d’accueil est exercée principalement et directement au profit des personnes admises au séjour, notamment dès leur arrivée sur le territoire français ; que, par suite, le gouvernement pouvait légalement instituer, pour financer cette mission et en contrepartie des services rendus, une redevance mise à la charge de l’auteur de la demande » et que le montant exigé par famille [9] n’était pas disproportionné au service rendu.
Peu après, à l’occasion de l’adoption d’un projet de loi de finances pour 2003, le parlement a légalisé la « redevance » OMI invalidée par le Conseil d’État en mars 2000 en créant subrepticement le fameux article 1635-0 bis du code général des impôts, et en fixant son montant maximum à 220 €. Le texte précisait que « cette taxe est acquittée au moyen de timbres mobiles d’un modèle spécial à l’Agence nationale de l’accueil des étrangers et des migrations », comme c’était déjà le cas en 1926. A l’occasion du débat, le ministre des affaires sociales, François Fillon, indiqua clairement que cette nouvelle taxe avait pour vocation de financer les structures de la nouvelle ANAEM chargée de mettre en œuvre le contrat d’accueil et d’intégration. Le produit de cette taxe étant évalué à seize millions d’euros en année pleine.
C’est aussi un article 1635 bis du CGI qui impose, lors du renouvellement d’une autorisation de travail (pour les salariés, mais aussi pour les travailleurs temporaires ou les étudiants), la perception d’une autre taxe, au profit de l’OMI, d’un montant de 55 €. Elle est elle-aussi à la charge de l’étranger et non de l’employeur. Cela paraît d’autant plus injuste que les sommes exigées pour la délivrance de documents aux ressortissants français, comme la carte nationale d’identité, ont été supprimées par le gouvernement Jospin.
Seule satisfaction, les ressortissants de certains pays pouvant se prévaloir d’une convention internationale sont exonérés du versement de cette taxe. C’est le cas, depuis le 1er mai 2004, des ressortissants des huit États d’Europe centrale et orientale nouvellement membres de l’Union européenne qui, bien que continuant à être soumis à une obligation d’autorisation de travail pour accéder au marché du travail salarié, n’ont pas à payer ces sommes. Il en va de même des membres de famille d’un ressortissant communautaire qui possèdent la nationalité d’un État tiers ainsi que des ressortissants des États parties à la Charte sociale européenne du Conseil de l’Europe, comme la Turquie, l’Ukraine ou l’Arménie.
Preuve, s’il en fallait, que le principe de consentement à l’impôt par le citoyen (no taxation without representation) peine encore à s’imposer plus de deux cents ans après les révolutions américaine et française. ;
Notes
[1] M-Cl. Laval-Reviglio, « Parlementaires xénophobes et antisémites sous la IIIè République. Débats relatifs à la nationalité et à la protection du travail national », in Le droit antisémite de Vichy, Le Genre humain, 1996, n° 30-31, Le Seuil, pp. 85-114.
[2] V.G. Noiriel, Le creuset français. Histoire de l’immigration XIXe-XXe, Le Seuil Point Histoire, 1992 ; Les origines républicaines de Vichy, Hachette Littératures, 1999.
[3] Rapporté par André Barrier, La police des étrangers en France et la taxe de séjour, Thèse, A. Rousseau, 1898, p. 257.
[4] Cité par G. Noiriel, Les origines républicaines de Vichy, Hachette Littératures, 1999, p. 117 et 306.
[5] Cf. CE 22 octobre 2003, Gisti et LDH, n° 248237.
[6] Alexis Spire, Étrangers à la carte. L’administration de l’immigration en France (1945- 1975), Grasset, 2005, pp. 102-103.
[7] Circulaire interministérielle du 22 mai 2003 relative aux taxes et droits exigibles lors de l’admission au séjour et au travail des étrangers non communautaires. Cette circulaire fait l’objet d’une requête en annulation déposée par le Gisti, actuellement pendante devant le Conseil d’Etat.
[8] Sur ce contentieux voir notre article « Et si on faisait payer les étrangers ? », Plein droit n° 46, sept. 2000 (http://www.gisti.org/doc/ plein-droit/46/payer.html).
[9] Montant porté à 265 € par un arrêté du 24 décembre 2001, sauf pour les familles de réfugiés pour lesquelles le montant est réduit à 160 €.
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