Article extrait du Plein droit n° 28, septembre 1995
« Les nouvelles batailles de Poitiers »

Listes électorales : une exploitation contestable

Christophe Daadouch

Assistant à l’Université Paris X Nanterre
En juin 1994, sous le titre « Électoralisme et immigration », Plein droit (n° 24) s’est fait l’écho des plaintes déposées par une association de Colombes, Actions citoyennes, contre une pratique qui avait, aux dernières élections cantonales, permis à l’association France Plus* d’adresser, sur Colombes et Bagneux, des courriers ciblés à destination de jeunes d’origine maghrébine les invitant à voter pour deux candidats du RPR. Si ces plaintes n’ont pas abouti, elles ont révélé une faille importante dans notre système légal de protection des données nominatives.

La question qui était posée à la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) était somme toute simple : un candidat à une élection peut-il, à partir de la liste électorale, trier les électeurs et adresser des courriers ciblés à certaines catégories de la population ?

De manière constante, et s’appuyant sur l’article 31 de la loi de 1978, la CNIL interdit l’élaboration de fichiers faisant référence aux origines ethniques, philosophiques ou politiques. Un candidat ne peut donc constituer de fichiers de ce type à partir de la liste électorale. Peut-il alors trier directement, sans faire de fichier intermédiaire, les noms sur une liste électorale qu’il aura pu librement obtenir, et envoyer des courriers propres à chaque communauté ?

Dans sa recommandation n° 91-115 du 3 décembre 1991 relative à l’utilisation des fichiers à des fins politiques, la CNIL a marqué son souci d’éviter tout tri sur les consonances des noms. Cependant, et c’est là l’essentiel, cette déclaration d’intention de la CNIL n’a aucun effet juridique et ne prévaut aucunement sur deux principes fondamentaux du droit électoral : ceux du libre accès et de la libre exploitation des listes électorales.

Seul tempérament à cette libre exploitation : en vertu de l’article R. 16 du code électoral, un candidat ne peut faire de la liste électorale une utilisation purement commerciale. A contrario, le tri par consonance des noms n’est aucunement interdit lorsqu’il s’inscrit dans une opération de propagande politique.

D’ailleurs, dans une affaire similaire, le TGI de Paris, le 17 octobre 1994, a considéré que la recommandation de la CNIL n’avait aucune portée, et admis que le Front national pouvait adresser, par le biais d’un responsable du prétendu Cercle national des juifs du Front national, un courrier adressé à ses « chers coreligionnaires » les invitant à voter pour son parti !

Un tri ethnique déguisé

Interrogé sur ce type de pratiques, le ministre de l’Intérieur a confirmé cette possibilité signalant que « rien ne saurait interdire à un candidat de moduler ses actions de propagande en fonction des origines géographiques présumées des électeurs auxquels il souhaite s’adresser » [1]. Véritable Midas, le ministre transforme donc la question du tri ethnique en une question sur le tri géographique qui est tout autre. L’origine géographique relevant du lieu de naissance, elle ne se présume d’ailleurs pas mais est formalisée. La question du tri par consonance de noms n’est aucunement réductible à un problème géographique : les courriers du FN ou du RPR ont probablement été adressés à des Lévy ou Ben Abdallah nés en France, et c’est plus leur présumée appartenance à une communauté ethnique ou religieuse que leur prétendue localisation géographique, qui en a fait des destinataires de ces courriers.

Comme un serpent de mer, ce type de courrier ciblé réapparaît à chaque échéance électorale de manière variée. À l’occasion de la Pessah (Pâque) et avant les élections présidentielles, M. Gaubert, chargé de mission du ministre de l’intérieur a ainsi, par lettre, souhaité « une très heureuse fête à l’ensemble de la communauté juive de France », rappelant les initiatives du ministre en faveur d’une étroite concertation avec cette communauté [2].

Ces opérations de séduction visant à récupérer un vote communautaire pourtant fictif portent certes atteinte au caractère égalitaire et universel du scrutin mais sont finalement largement admises. Lors des dernières élections municipales, dans la même logique, de nombreuses listes ont ainsi fait place à quelques candidats d’origine étrangère pour capter ce qu’ils pensaient être un électorat en quête d’un simple clin d’œil.

À l’inverse, ces pratiques deviennent dangereuses et attentatoires au respect de la vie privée lorsque un document nominatif comme la liste électorale (comprenant noms, lieux de naissance et adresses) est mis en pâture aux adeptes d’un communautarisme de circonstance.

Ainsi a donc été rédigée une proposition de loi relayée par le groupe communiste [3], visant à modifier le code électoral et à interdire ce type d’exploitation des listes électorales. Elle s’inscrit dans l’esprit de la loi de 1978, mais aussi dans celui des textes internationaux ratifiées par la France prévoyant une protection stricte des données nominatives et vise en fait à adapter l’article R. 16 du code électoral datant de 1969 à la logique dégagée depuis lors par le législateur.

* Signalons en passant que les dernières élections municipales ont porté un démenti formel aux responsables de France Plus qui avaient, à l’époque, prétendu ne soutenir que des personnes et aucunement un parti. Les délégués départementaux de l’Essonne et des Hauts-de-Seine figurant tous deux sur des listes RPR.




Notes

[1Réponse écrite n° 23740 en date du 6 mars 1995.

[2Le Monde, 15 avril 1994.

[3Proposition de loi interdisant l’utilisation des listes électorales à partir de l’origine géographique, ethnique ou religieuse présumée des électeurs : « Le deuxième alinéa de l’article L. 28 du code électoral est ainsi rédigé : “Tout électeur, tout candidat et tout parti ou groupement politique peut prendre communication et copie de la liste électorale, à la condition de s’engager à ne pas en faire un usage purement commercial, ou un usage discriminatoire à partir de l’origine géographique, ethnique ou religieuse présumée des électeurs” ».


Article extrait du n°28

→ Commander la publication papier
S'abonner

[retour en haut de page]

Dernier ajout : mercredi 2 juillet 2014, 18:54
URL de cette page : www.gisti.org/article3628