Article extrait du Plein droit n° 28, septembre 1995
« Les nouvelles batailles de Poitiers »

Deux pas en avant, un pas en arrière...

Hélène Gacon

Avocate
Les droits reconnus en matière de protection sociale des étrangers ont, dans certains cas, progressé de manière spectaculaire au cours de ces derniers mois. Ainsi, certaines conventions internationales ont, pour la plupart de nombreuses années après leur signature, enfin été appliquées. Par contre, la situation des handicapés turcs a été nettement fragilisée.

Les conventions internationales contiennent toutes le principe d’égalité de traitement, fondamental en matière de protection sociale, qui permet notamment d’écarter la condition de réciprocité figurant dans la législation française en matière de prestations non contributives (allocation supplémentaire du Fonds national de solidarité, allocation aux adultes handicapés...). La loi française prévoit en effet que les étrangers peuvent toucher ces allocations seulement si le même avantage social est consenti aux Français qui résident dans l’État dont ils sont originaires. Mais au nom du principe de l’égalité de traitement, cette condition de réciprocité peut être anéantie.

La règle du traitement national est posée dans un certain nombre de conventions internationales, de rang supérieur à la loi. En particulier, les accords de coopération conclus par la Communauté européenne avec les États du Maghreb ont donné lieu à une jurisprudence qui a débuté par le fameux arrêt Mazari rendu par la Cour de cassation le 5 mai 1991 et qui est désormais abondante [1]. Cette évolution a été couronnée par l’arrêt Krid que la Cour de justice des communautés européennes (CJCE) a rendu récemment dans le cadre d’un recours préjudiciel porté par le tribunal des affaires de sécurité sociale (TASS) de Nanterre [2]. Après avoir présenté une argumentation rigoureuse et détaillée, les juges de Luxembourg concluent à l’interdiction de la condition de réciprocité posé par la législation française au nom du principe de l’égalité de traitement figurant dans l’accord de coopération CE/Algérie. À l’évidence, cette solution doit être étendue aux ressortissants marocains et tunisiens.

Récemment encore, les juridictions sociales françaises ont marqué une étape importante par la reconnaissance d’autres conventions internationales qui contiennent la même règle de l’égalité de traitement, ce qui permet d’élargir le champ des bénéficiaires de ce principe fondamental en matière de droits sociaux.

La convention n° 118 de l’Organisation internationale du travail, du 6 juin 1962, lie une quarantaine d’États environ, situés dans tous les continents (liste complète dans la brochure précitée). Dans son article 3, les États signataires ont posé le principe de l’égalité de traitement en faveur des ressortissants d’un État signataire résidant habituellement sur le territoire d’un autre État signataire. D’après les informations fournies par le Bureau international du travail en octobre 1993, soit vingt ans après sa signature, cette convention n’avait, à cette date, jamais été appliquée dans aucun des États contractants.

Cette carence a fort heureusement cessé grâce au tribunal des affaires de sécurité sociale de Saint-Étienne qui, dans un jugement rendu le 5 décembre 1994, a reconnu le droit pour un ressortissant mauritanien de recevoir l’allocation supplémentaire du fonds national de solidarité (FNS) [3]. Quelques semaines plus tard, le TASS de Caen l’a suivi et a estimé qu’un ressortissant turc devait bénéficier de l’allocation aux adultes handicapés en vertu de la règle du traitement national contenue dans cette convention [4], de même que le TASS du Mans, toujours en faveur d’un ressortissant turc, mais cette fois à propos de l’allocation supplémentaire du FNS [5].

La convention de Lomé, en date du 15 décembre 1989, a été conclue par la Communauté européenne d’une part, soixante neuf États situés en Afrique, aux Caraïbes et dans le Pacifique d’autre part (liste des États ACP dans la brochure précitée). Aux termes de son article 5, les bénéficiaires de la convention ne doivent faire l’objet d’aucune discrimination sur la base de leurs différences, notamment en ce qui concerne le logement, l’éducation, la santé et les autres services sociaux, le travail. Le TASS de Rennes a estimé que le principe de l’égalité de traitement ainsi posé excluait toute condition de réciprocité, quelle que soit la nature de la prestation litigieuse et qu’en conséquence, une ressortissante camerounaise devait recevoir une prestation non contributive telle que l’allocation spéciale vieillesse [6]. Si l’on suit ce raisonnement, la même solution devrait être retenue pour l’ensemble des prestations non contributives et pour les ressortissants de tous les États ACP résidant sur le territoire de l’un des États membres de la Communauté européenne.

Une décision prise il y a quinze ans

La dernière série de décisions intéressantes concerne uniquement les ressortissants turcs. En effet, la Turquie est l’un des premiers États ayant conclu avec la Communauté européenne un accord d’association (accord d’Ankara du 12 septembre 1963). Cet accord institue un Conseil d’association chargé d’adopter des décisions d’exécution. En matière de protection sociale, il s’agit de la décision n° 3/80 du 19 septembre 1980 [7]. En substance, ce texte transpose, avec quelques adaptations, les dispositions figurant dans le règlement général de coordination en matière de sécurité sociale n° 1408/71 et applicable aux ressortissants communautaires.

Là aussi, curieusement, ce texte n’avait jamais été appliqué dans aucun État membre de la Communauté européenne. Certains tribunaux, néerlandais et allemands notamment, sont sur le point d’en faire usage mais s’interrogent encore quant à son effet direct, et ont préféré s’en remettre préalablement aux juges de Luxembourg.

De son côté, le TASS du Mans n’a manifestement pas estimé utile de s’arrêter sur ces controverses institutionnelles et a tranché directement un litige qui lui était soumis à propos du versement de l’allocation supplémentaire du FNS à un ressortissant turc (jugement Turkem, précité). Selon cette juridiction, le demandeur avait droit à cette allocation sur la base du principe de l’égalité de traitement découlant non seulement de la convention n° 118 de l’OIT mais également de la décision n° 3/80. C’est la première fois qu’une juridiction tranche sur le fondement de cette décision pourtant prise par le Conseil il y a maintenant quinze ans.

Mais le plus surprenant dans cette affaire est que l’administration s’est abstenue de toute contestation et n’a pas interjeté appel. En conséquence, cette décision revêt d’ores et déjà un caractère définitif, ce qui renforce son caractère exemplaire, tant à l’égard des autres juridictions nationales que vis-à-vis des juges des autres États membres de la Communauté européenne.

Toujours à propos de la décision n° 3/80 concernant les Turcs, le TASS de Caen s’est fait remarquer tant par son audace que par son extrême timidité (jugement Tok, précité). Audace, parce qu’il est parmi les premiers à se fonder sur cette convention internationale pour reconnaître des droits sociaux, mais surtout timidité car la décision n° 3/80 est simplement citée dans le dispositif et ne fait l’objet d’aucune motivation...

La reconnaissance remarquable des travailleurs turcs par la CJCE a cependant connu récemment un temps d’arrêt, par la décision qu’elle a rendue dans l’affaire Bozkurt [8]. Il s’agissait d’un chauffeur de poids lourds de nationalité turque qui travaillait pour le compte d’une entreprise néerlandaise. En application de la législation de l’État d’accueil, son statut ne requérait pas de titre de séjour. Atteint d’une incapacité de travail résultant d’un accident du travail et comprise entre 80 % et 100 %, Monsieur Bozkurt était contraint de cesser son activité professionnelle. Il réclamait alors la délivrance d’un titre de séjour sur le fondement de l’article 6 de la décision n° 1/80 du 19 septembre 1980 [9]. La CJCE n’acceptait pas sa requête au motif que cette décision du Conseil d’association ne concernait que les travailleurs en activité ou empêchés provisoirement et qu’elle ne consacrait nullement le droit de demeurer dans un État membre de la Communauté après y avoir occupé un emploi.

Alors que la CJCE avait fermement démontré la nécessité d’étendre le droit au renouvellement du permis de travail à un véritable droit de séjour, il est tout à fait regrettable qu’elle n’ait pas pris l’initiative de renforcer davantage les droits des travailleurs turcs qui ont pourtant travaillé pendant de nombreuses années sur le territoire de la Communauté et sous la protection des décisions du Conseil d’association CE/Turquie.




Notes

[1Voir la brochure « Les engagements internationaux de la France pour les handicapés et les retraités étrangers : vers une égalité de traitement ? », CATRED, FNATH, GISTI, GRAVE, ODTI, juin 1994.

[2CJCE 5 avril 1995, Krid c/CNAVTS, aff. C-103/94, non encore publié.

[3TASS Saint-Étienne, 5 décembre 1994, Kane c/CPAM, inédit.

[4TASS Caen, 27 janvier 1995, Tok c/CAF du Calvados, inédit.

[5TASS du Mans, 18 janvier 1995, Turkem c/CPAM, inédit.

[6TASS Rennes, Thiam c/Caisse des dépôts et consignations, 17 novembre 1994, inédit.

[7JOCE C 110 du 25 avril 1983.

[8CJCE 6 juin 1995, aff. C-434/93, non encore publié.

[9Voir la brochure GISTI « La circulation des étrangers dans l’espace européen », juin 1994.


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Dernier ajout : mercredi 2 juillet 2014, 15:57
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