Article extrait du Plein droit n° 24, avril 1994
« Familles interdites »

L’aide sociale à l’enfance un régime à deux vitesses ?

Une des missions premières du dispositif français de protection de l’enfance est de permettre à l’enfant de vivre avec ses parents et d’être élevé par eux. On voit cependant apparaître, depuis quelques années, des pratiques qui, bien qu’encore peu répandues, n’en sont pas moins inadmissibles, et qui consistent, face à des familles étrangères en situation irrégulière et donc souvent très démunies, non seulement à refuser les aides de l’aide sociale à l’enfance, mais, pire encore, à proposer le placement de l’enfant. Et pourtant, c’est une tout autre politique qui est proclamée et appliquée aux familles françaises.

Le droit fondamental qu’a chaque enfant de vivre et de grandir au sein de sa famille, affirmé par le code de la famille et de l’aide sociale, est également rappelé dans l’article 9 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, ratifiée par la France et entrée en vigueur le 6 septembre 1990, qui déclare : « Les Etats parties veillent à ce que l’enfant ne soit pas séparé de ses parents contre leur gré (...) ».

Cette protection est organisée en France autour de deux grands axes : la protection sociale assurée .par le service de l’aide sociale à l’enfance, et la protection judiciaire assurée par le tribunal pour enfants dans le cadre de l’assistance éducative. Ces deux systèmes sont devenus, depuis la loi de décentralisation, de la compétence des départements.

Or, malgré ces fortes déclarations de principe et la mise en place de structures efficaces de protection, il arrive que ce droit soit bafoué lorsqu’il s’agit de familles étrangères, par exemple pour celles qui sont hébergées, sans ressources propres car sans carte de séjour et de travail, souffrant de ne pouvoir assurer le minimum à leur enfant. Car le critère déterminant la protection devient alors non pas l’intérêt de l’enfant et de sa famille, mais leur nationalité et surtout la régularité ou non de leur séjour sur le territoire français.

Et l’on va voir, dans certains départements, le service d’aide sociale à l’enfance, chargé en principe d’attribuer des aides financières pour que la cellule familiale puisse se maintenir, refuser ces aides aux familles en situation irrégulière de séjour.

Aucune disposition légale ne permet pourtant de pratiquer une telle discrimination. Bien au contraire, la loi Pasqua, pourtant si restrictive dans la quasi totalité de ses dispositions, rappelle, dans son article 38, que les prestations d’aide sociale à l’enfance sont versées sans conditions particulières aux familles étrangères. Cette apparente générosité ne vient pas d’un souci d’assurer une protection identique à tous, mais répond en fait à des exigences de santé publique et de prévention des inadaptations sociales importantes. Or, laisser l’attribution de cette prestation au bon vouloir des départements, c’est s’exposer à des pratiques dictées par des considérations de politique locale, c’est, en fin de compte, prendre le risque que ce droit évident de l’enfant de vivre avec ses parents soit nié.

Et c’est effectivement ce que l’on observe dans certains départements où la population étrangère est numériquement importante.

De plus, l’appel de ces décisions est difficile à engager car les refus notifiés aux familles ne font évidemment pas état de l’irrégularité de leur séjour - argument qui serait illégal - mais font plutôt référence à l’absence ou à l’impossibilité d’insertion sociale de la famille L’administration invoque alors un nouveau critère qu’elle a baptisé « projet social », totalement absent du code de la famille et de l’aide sociale, mais qui lui permet désormais d’exclure les familles étrangères en situation irrégulière.

Cette nouvelle politique de réduction drastique des aides aux familles les plus démunies est hélas encouragée par le silence de certains travailleurs sociaux, instructeurs des demandes financières parce que « accompagnateurs » sociaux de la famille. Ce sont pourtant eux qui, connaissant le mieux cette réalité quotidienne, devraient systématiquement aider la famille à faire appel de la décision, justifiant ainsi d’ailleurs leur première demande.

L’éclatement de la famille

Car, une fois les aides refusées et l’espoir de régularisation de séjour bien incertain, comment la famille va-t-elle pouvoir faire face à ses difficultés financières ? Le service départemental de l’aide sociale à l’enfance ne résout rien par une telle attitude ; il se fait au contraire complice, indirect certes, du travail clandestin.

Bien plus grave : il va même, dans certains cas, proposer le placement de l’enfant avec rupture du lien familial, éclatement de la cellule familiale. Cette proposition prend en fait la forme de pressions qui vont s’exercer aussi bien sur la jeune mère sortant de la maternité avec son nourrisson que sur la famille déboutée du droit d’asile qui élève ses enfants depuis des années.

Alors que toute la politique de l’aide sociale à l’enfance depuis sa création s’est toujours fondée sur la nécessité de sauvegarder au maximum le lien parents-enfant, d’éviter que les difficultés rencontrées n’entraînent une séparation de la famille, c’est, quelquefois, un tout autre point de vue qui est adopté quand il s’agit de familles étrangères. C’est faire fi de l’importance de l’unité familiale, de l’attachement mère-enfant, même chez les familles étrangères. Lorsqu’elles existent, quel mépris suggèrent ces propositions de placement !

Le risque que l’on peut entrevoir devant ces pratiques est que les familles étrangères en situation irrégulière ne se présentent plus aux services sociaux de peur d’entendre parler de « placement », donc de séparation - mot insupportable aux oreilles des parents quelles que soient leur nationalité et leur condition sociale - et, ainsi, d’augmenter le nombre d’enfants vivant dans des conditions difficiles et subissant des carences génératrices de bien des maux ultérieurs.

D’ailleurs, l’administration n’évacue pas le problème de la prise en charge financière en se déchargeant sur le tribunal qui ordonnera le placement. Car, si le relais est pris par l’administration judiciaire, chacun sait qu’en enfant placé « coûte » près de 6 000 F par mois, versés à une famille d’accueil, montant qui dépasse de loin celui de l’allocation mensuelle sollicitée par les services sociaux.

L’aberration de la situation saute aux yeux, d’autant que l’on peut se demander si ceux qui osent proposer ce placement ont vérifié que tout a été tenté pour éviter cette séparation, ainsi que le précise l’article 374-2 du code civil ? Car tous connaissent les conséquences du placement vécu comme un abandon par l’enfant.

On voit donc apparaître un dispositif de protection de l’enfant à deux vitesses, l’un tentant de privilégier le maintien du lien familial et la prévention de l’éclatement de la cellule familiale, l’autre s’adressant aux familles étrangères en situation irrégulière, brandissant la menace du placement de l’enfant comme moyen de pression sur les familles, soit pour les dissuader de demander des aides, soit pour les inciter à partir.

On peut craindre que ces pratiques, encore marginales, ne s’étendent étant donné leur effet bénéfique sur le budget social des départements.

Aux professionnels de réagir et d’affirmer que leur rôle est la protection de tous les enfants, de toutes origines, et particulièrement de ceux dont l’avenir est le plus incertain.



Article extrait du n°24

→ Commander la publication papier
S'abonner

[retour en haut de page]

Dernier ajout : vendredi 4 avril 2014, 16:40
URL de cette page : www.gisti.org/article4042