Article extrait du Plein droit n° 24, avril 1994
« Familles interdites »
Polygamie et loi Pasqua : nouvelles retombées...
Un des objectifs hautement proclamés par la loi Pasqua avait été la lutte contre la polygamie, au nom de l’intégration des familles en France et du droit des femmes.
Les dispositions prévues contiennent cependant un certain nombre d’ambiguïtés et laissent planer suffisamment d’incertitudes pour que l’on craigne que le but poursuivi n’aille pas vraiment dans le sens de l’intérêt des femmes.
L’objectif déclaré de lutte contre la polygamie s’est matérialisé dans plusieurs dispositions particulièrement sévères : articles 15 bis et 30 de l’ordonnance de 45, qui interdisent le regroupement familial polygamique et la délivrance d’une carte de résident à une seconde épouse, même mère d’enfant français. Ces interdictions sont accompagnées d’une sanction particulièrement grave à l’encontre de l’époux ayant fait venir plus d’une épouse en France : le retrait de sa carte, quels que soient ses droits au séjour par ailleurs.
Cette soudaine sollicitude pour le droit des femmes a semblé très suspecte dès l’origine : les femmes étrangères (près de la moitié de la population étrangère) avaient certes été les oubliées de la réglementation et... des associations, mal à l’aise face aux problèmes complexes et douloureux qu’elles posaient. Mais elles auraient souhaité que l’on découvre leur présence, leurs préoccupations et leurs droits dans un contexte moins xénophobe, et surtout, qu’on ne les utilise pas à des fins de basse politique.
Car on peut fortement douter que la protection du droit des femmes ait bien été l’objectif réel du texte. Déjà, la définition elle-même de polygame avait fait l’objet de controverses et de débats très révélateurs : devait-on refuser la carte de ’résident à tout étranger de statut polygame - ce qui excluait d’emblée les ressortissants originaires de pays sous loi musulmane (et l’on peut penser sans trop d’erreur que tel était bien l’objectif du texte...) - ou ne devait-on retenir qu’une définition restrictive : l’étranger vivant en état de polygamie sur le territoire français ?
C’est cette dernière acception qui devait finalement être retenue : les parlementaires n’osèrent pas proclamer trop ouvertement que le but du texte était de refuser le séjour à tout polygame. Or, faut-il rappeler qu’exception faite de la Tunisie et de la Turquie, l’ensemble des pays musulmans reconnaissent le droit à la polygamie pour les hommes, même si, dans les faits, ce sont les pays d’Afrique de l’Ouest qui la pratiquent... ? Il y avait là des risques délicats en matière de politique étrangère : comment la France aurait-elle vérifié l’existence de situations de polygamie dans les pays d’origine sans que se posent de sérieux problèmes d’ingérence dans leur politique intérieure ?
Un second problème se posait : allait-on toucher aux situations créées antérieurement à la loi Pasqua ? Les droits au séjour acquis antérieurement l’avaient été de manière légale, sous l’empire de l’ancienne réglementation, en particulier par la grâce de l’arrêt Montcho du Conseil d’Etat, qui reconnaissait, en 1980, le droit pour les étrangers polygames à vivre en France avec leurs épouses. Tout s’opposait donc à une remise en cause des situations de polygamie créées antérieurement à la loi Pasqua. Les dispositions transitoires (art. 37 de l’ordonnance de 45), indiquent en conséquence que seules les situations créées postérieurement à l’entrée en vigueur du texte peuvent faire l’objet des dispositions de retrait de la carte de résident.
Les ambiguïtés d’un texte, source d’arbitraire
La formulation de l’ensemble des articles laisse place à bien des ambiguïtés ; or, qui dit ambiguïtés en matière de droit des étrangers, dit possibilité pour l’administration de contourner la loi (ou d’en respecter sa finalité cachée ?). On rappellera brièvement la fragilité de toute disposition transitoire : les administrations ont souvent la mémoire courte en matière de réglementation, surtout lorsqu’on leur donne des instructions qui vont dans le sens d’un durcissement ; elles vont donc oublier très vite tout ce qui déroge au texte lui-même, notamment les dispositions transitoires qui, dans la loi Pasqua, ne concernent pas les seules situations de polygamie...
La première ambiguïté concerne le sort de la première épouse présente sur le territoire français : dans la mesure où elle tient ses droits au séjour de son époux, et où elle ne saurait être responsable de la venue d’une ou de plusieurs épouses, que va-t-elle devenir ? Va-t-elle, elle aussi, se voir retirer sa carte ? Or l’article 15 bis vise « les conjoints d’un tel ressortissant polygame ». On peut craindre que le titre de séjour de ces femmes, dont la plupart, soulignons-le, espéraient l’interdiction de la polygamie en France, leur sera aussi retirée ; et, dans ce cas, la justification du texte fondée sur le respect du droit des femmes montrerait ce qu’elle est réellement : un prétexte cachant d’autres préoccupations.
Mais la plus grande ambiguité résulte de la formulation même de l’article 37 : on y cite bien l’interdiction de retirer la carte à un polygame en France ayant acquis ses droits antérieurement à la loi, mais le terme renouvellement n’y figure pas. Or, le renouvellement des cartes de résident est prévu par l’article 16 de l’ordonnance de 45 : « sous réserve des dispositions de l’article 15 bis... elle est renouvelée de plein droit ». Une interprétation possible du texte peut alors être la suivante : lorsqu’un étranger vit en état de polygamie, ainsi que ses conjointes, sa carte ne sera pas renouvelée de plein droit... L’appréciation en est laissée au préfet dans le cadre de sa compétence discrétionnaire - et l’on peut tout craindre de sa décision. Des instructions seraient toutefois données par le ministère de l’Intérieur pour les cas de renouvellements. L’époux se verrait refuser le renouvellement de sa carte de résident et attribuer une carte temporaire d’un an ; la première épouse présente en France verrait sa carte de dix ans renouvelée. Quant aux autres épouses, elles n’auraient, comme le mari, qu’une carte d’un an.
L’ensemble de ces conséquences prévisibles n’a pourtant pas tardé à se manifester dans la pratique. Ainsi, à Pontoise, un Malien polygame vivant avec ses trois épouses, toutes munies d’une carte de résident en qualité de mères d’enfants français, s’est vu refuser le renouvellement de sa carte de résident : il était en France depuis 20 ans. La préfecture a, de plus, retiré les cartes de résident à toutes les épouses. Il semble que ce cas ne soit pas isolé et augure de nombreux et graves problèmes lorsque, peu à peu, les étrangers polygames én France vont se présenter pour renouveler leur carte. D’autres cas commencent aujourd’hui à se faire connaitre ; le pire est sans doute à venir. Les femmes, dont on a ainsi mis la protection en avant et dont la position en situation de polygamie est déjà si difficile, seraient donc elles aussi sanctionnées. Il appa-rait ainsi désormais que les textes pris sur la polygamie avaient bien d’autres buts que de protéger le droit des femmes...
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