Article extrait du Plein droit n° 24, avril 1994
« Familles interdites »

Les fantassins de la loi Pasqua

On nous répète à l’envi que la loi du 24 août 1993, qui a introduit dans l’ordonnance de 1945 le regroupement familial jusqu’alors curieusement régi par des textes non codifiés, a, ce faisant, reconnu et consacré le droit de mener une vie familiale normale pour les étrangers.

A y regarder de plus près, cependant, il n’est guère besoin d’être grand clerc pour se rendre compte que les dispositions déjà ou prochainement applicables, soumettent le droit au regroupement familial à un faisceau de conditions si contraignant que son bénéfice en devient largement hypothétique.

Les pratiques, passées, présentes et probablement à venir, nous portent plutôt à considérer que la loi Pasqua a « reconnu » le droit de vivre en famille pour mieux en faire identifier la rigueur des conditions, et l’a « consacré » peut-être pour mieux en circonscrire le plein accès. Et dans cette chasse aux regroupements de famille, tous les arguments sont bons.

Ainsi, l’OMI et, dans son sillage, la préfecture - du moins à Paris - ont récemment enrichi leur argumentation, bien que les conditions posées soient encore celles de la circulaire du 4 janvier 1985.

Les refus se fondent alors, si la surface est suffisante, sur l’absence de taxe d’habitation, ou sur le fait que le logement ne comporte pas plusieurs pièces, ou encore parce que le demandeur est colocataire en titre de son logement.

Beaucoup plus subtil est l’argument qui considère que « la composition du logement ne permet pas le regroupement d’un enfant d’une ex-concubine avec une épouse ».

La préfecture fait parfois preuve d’une compréhension limitée des situations exposées. Que penser en effet du refus pour surface insuffisante (40,91 m2) pour soi-disant quatre personnes et à cause de la présence en France de l’enfant pour lequel le regroupement est demandé, alors que cet enfant, comme le prouvent les certificats de scolarité et l’attestation de résidence, attend au pays d’origine et que le frère aîné, comptabilité par la préfecture, a quitté le logement de ses parents, comme l’atteste l’adresse mentionnée sur son relevé d’imposition ?

Quant à la la stabilité des ressources, qui doit en principe être prouvée par la production des trois derniers bulletins de salaire, elle fait l’objet d’interprétations tout aussi abusives. Il est ainsi pratiquement systématique qu’un refus soit opposé au motif que « la stabilité des ressources ne peut être établie compte tenu que le demandeur est titulaire d’un titre de séjour d’une validité limitée à un an ». On appréciera au passage la délicatesse qui consiste à « limiter » la validité de la carte, alors que celle-ci, dans bien des cas, a déjà été renouvelée trois fois.

Enfin, le summum de la candeur ou du cynisme est atteint quand l’argument suprême qui sous-tend tous les autres, est enfin exprimé :"Vous faites venir un jeune travailleur".

A ces motifs traditionnels de refus, opposés désormais de manière systématique, s’en ajoutent d’autres certes prévus par la loi du 24 août 1993, mais dont l’entrée en vigueur est soumise à la publication d’un décret en Conseil d’Etat. Celui-ci n’est pas encore paru. Peu importe le calendrier, en l’occurrence. On se souvient des demandes de regroupement familial déposées dans les mois précédant le vote de la loi Pasqua et « gelées » par les préfectures dans l’attente probablement des dispositions restrictives à venir, et l’on observe aujourd’hui, sans grande sus-prise, ces mêmes préfectures s’empresser d’appliquer des dispositions non encore en vigueur, mais qui permettent « utilement » d’éliminer à nouveau quelques dossiers.

On voit ainsi de plus en plus fréquemment invoquer le motif suivant :

« Il s’agit d’un regroupement partiel : un enfant mineur restant au pays »

« L’enquête de l’OMI révèle qu’il s’agit d’un regroupement familial partiel, l’épouse et un autre enfant de 15 ans restent au pays ».

On a vu aussi, dans l’Isère, les gardes-champêtre se présenter au domicile des personnes pour faire l’enquête logement alors que les maires ne sont pas encore juridiquement habilités à donner leur avis sur les conditions de logement de la famille.

On pourrait penser que les heureux élus qui ont réussi à franchir le parcours d’obstacles et obtenu l’autorisation de regrouper leur famille peuvent alors vivre en toute quiétude des retrouvailles tant espérées, d’autant que l’arrivée de la famille est, paraît-il, « une étape déterminante et un moment-clé du processus d’intégration ». Voilà qui est bien parlé et nous aurions mauvaise grâce à ne voir dans ce « moment-clé » qu’un cliché lénifiant destiné à habiller d’ oripaux philantro-piques un plus insidieux verrouillage, dans l’ombre discrète des guichets préfectoraux, de ce fameux processus.

La loi Pasqua, qui donne aux préfets le droit de remettre en cause le titre de séjour après l’arrivée de la famille si les conditions du regroupement ne sont plus réunies, a ouvert une brèche dans laquelle s’engouffrent, en toute bonne conscience, des pratiques déjà antérieurement constatées.

Cette disposition n’est pourtant, pour l’heure, pas encore applicable. Mais ce sont là scrupules décidément trop tatillons pour des esprits pionniers.

Jugez-en plutôt.

M.A. est entré en France avant l’âge de 10 ans. C’est dire s’il est intégré, selon les canons que l’on nous rabâche. Il obtient l’accord pour le regroupement de son épouse en décembre 1993. Hélas, entre-temps, il est licencié pour motif économique. Et lorsqtie, une fois le contrôle médical dûment passé au pays, la redevance OMI régulièrement acquittée, l’épouse enfin arrivée, le couple se présente à la préfecture, c’est un refus de délivrance du titre de séjour qui lui est opposé.

Ce monsieur, parfaitement qualifié dans sa branche d’activité professionnelle, avait pourtant retrouvé du travail, avec un contrat à durée déterminée. Son épouse, quant à elle, une fois le titre obtenu, était également susceptible de trouver un emploi et de satisfaire aux fameuses conditions de ressources stables.

Mais la préfecture ne parie pas sur l’avenir, surtout celui des étrangers. Il est bien plus sûr d’inviter la personne à quitter le territoire français et, pour l’inciter davantage à obéir à cette aimable injonction, l’ OMI lui a même adressé une délicate missive l’encourageant, pour financer son billet d’avion et faciliter sa réinsertion au pays, à trouver un « travail d’utilité collective » (TUC), dispositif d’insertion officiellement abandonné depuis quatre ans par la loi de 1989.

S.B. est arrivé dans le cadre du regroupement en novembre 1993. Il a obtenu un récépissé valable jusqu’en février 1994. Sa jeune femme, demandeur du regroupement, se retrouve licenciée économique en septembre 1993. La réaction de la préfecture de police est rapide : le conjoint rejoignant, qui avait pourtant entre-temps trouvé une embauche à durée indéterminée, reçoit une invitation à quitter le territoire français dès la mi-décembre...

Ces deux situations ont fait l’objet de négociations ou plutôt de « marchandages » bien laborieux pour faire entendre aux personnels de la préfecture, raison, droit(s) et, finalement, respect minimal des termes mêmes de la circulaire interministérielle du 24 septembre 1993 qui rappelle que la délivrance du titre de séjour doit rester la règle générale, sauf exception d’ordre public.

Toutes ces péripéties sont hélas bien connues et nous ne doutons pas qu’elles seront prolongées par d’autres rebondissements à venir, dans l’inépuisable feuilleton du droit des étrangers selon les administrations.

La préfecture et la commission de séjour



La préfecture de police de Paris a bien lu la circulaire d’application de la loi Pasqua. Celle-ci est d’ailleurs très claire : l’avis de la commission de séjour est « désormais consultatif ». « Cette modification est importante, dit-elle en s’adressant aux préfets, car elle restitue intégralement votre pouvoir de décision ».

Donc, à Paris, on consulte et on décide.

La commission de séjour estime-t-elle que « considérant que, eu égard à la date de la demande, la condition de régularité du séjour n’apparaît pas opposable ;
que, en tout état de cause, le refus de délivrance du titre sollicité entraînerait pour l’enfant de nationalité française de celui-ci des conséquences intolérables contraires à ses droits fondamentaux » ;
ou que "considérant que le départ de l’intéressée, qui est au demeurant malade et doit recevoir des soins en France, causerait une atteinte intolérable aux droits de la famille de celle-ci et surtout de son enfant mineur, de nationalité française ;
ou encore que « considérant que le départ de l’intéressée placerait sa famille et notamment ses enfants mineurs, de nationalité française, dans une situation intolérable » elle « émet un avis favorable à l’octroi du titre sollicité » ?

La réponse de la préfecture est immuable : « Compte tenu de votre clandestinité depuis le ..., j’ai décidé de passer outre l’avis de la commission de séjour et de refuser la délivrance de la carte de résident ».

Drôle de consultation. Il paraît que « le législateur... a estimé que cette commission pouvait jouer un rôle utile comme lieu de débat où peut se faire entendre l’étranger ou son conseil, ce qui constitue une garantie nécessaire ». La garantie qu’on maintient un semblant de démocratie.



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Dernier ajout : vendredi 4 avril 2014, 16:39
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