Article extrait du Plein droit n° 24, avril 1994
« Familles interdites »
Électoralisme et immigration : un courrier controversé
L’association « France Plus », à la veille du second tour des élections cantonales, dans le canton nord-est de Colombes, a adressé un courrier à un certain nombre d’électeurs dont le nom a une consonance maghrébine et qui sont, pour l’essentiel, âgés de moins de 30 ans. Saïd Zamoun, le délégué départemental de cette association qui se définit comme étant un mouvement national des droits civiques, passe le trait quand, après les avoir félicités de participer à la vie civique, il les appelle ouvertement à voter pour Nicole Goueta. Sans faire état de l’appartenance politique de cette candidate, M. Zamoun justifie son appel par : « Elle comprend nos problèmes d’autant plus que par son mariage, elle est imprégnée de nos coutumes et nos civilisations ».
Il semble bien loin le temps où cette association condamnait la « surenchère électorale et politicienne pour aller à la pêche aux voix » (Le Monde du 21 juin 1991).
De nombreux jeunes ayant reçu ce courrier se sont montrés scandalisés par son contenu.
Pour sa part, Christophe Daadouch, assistant en droit à l’Université Paris X Nanterre, lui aussi destinataire du courrier, a décidé de saisir la Commission nationale Informatique et liberté (CNIL) sur ce dossier, de même que la Commission consultative des droits de l’homme.
Un autre problème pourrait être relevé, par la justice cette fois, c’est l’utilisation de fonds publics. En effet, France Plus est subventionnée par le Fonds d’action sociale (FAS) pour son action notamment en faveur de l’inscription sur les listes électorales des jeunes issus de l’immigration. Une utilisation de ces subventions d’Etat à des fins de propagande électorale pourrait alors être assimilée à un détournement de fonds publics.
Les partis politiques ont « trop joué avec l’immigration dans une logique politicienne et démagogique » observait M. Dahmani, président de France Plus, dans un entretien au journal Le Monde (7 avril 1990). Le propos est bien évidemment toujours d’actualité, avec toutefois une donnée nouvelle, le spectateur du jeu est devenu acteur à part entière.
Aux dernières élections cantonales dans le canton nord-est de Colombes, un courrier signé par le responsable départemental de France Plus, M. Zamoun, invitait les électeurs d’origine maghrébine à voter pour la candidate locale du RPR. La logique politicienne est grossièrement masquée puisque l’appartenance politique de Mme Goueta, la candidate, n’apparaît pas dans le tract. En fait, ce n’est pas le RPR que prétend soutenir France Plus, mais « une femme de terrain et d’actions ». Belle unanimité puisque, par ailleurs, M. Pasqua dit d’elle (tract officiel de la candidate), qu’elle est « une femme efficace et dévouée ». Finalement, ce n’est même pas la candidate elle-même que soutient France Plus mais... son mari. En effet, le texte du tract précise que « par son mariage, elle est imprégnée de nos coutumes et nos civilisations ». Surprise, s’il en est, France Plus défend avec vigueur le multiculturalisme, la personne d’origine maghrébine est irréductiblement différente, son vote est communautaire et ne reflète aucunement une quelconque intégration. Au contraire même, cette double catégorisation, jeune et d’origine immigrée, ce « travail social de désignation », serait, selon Gérard Noiriel, « un obstacle à l’intégration » (1).
Non seulement cette conception particulière de la politique communautariste voire clientéliste est contestable, mais elle est surprenante de la part d’une association dont l’objet social est de faire inscrire sur les listes électorales et de faire voter, mais aucunement de donner des consignes de vote.
Le type même de l’opération ratée
Cette démarche fut, de surcroît, inutile et provocante.
Inutile, car non seulement la candidate soutenue n’a pas été élue, mais il semble que, par réaction, de nombreux destinataires de ce courrier aient voté contre cette pratique. Soyons fair-play et reconnaissons au moins à cette association le mérite d’avoir contribué (involontairement, sans doute) à la lutte contre l’abstentionnisme.
Provocante, car la consigne de vote en faveur de la candidate soutenue par le ministre de l’Intérieur fut vécue comme telle dans les cités marquées par l’actualité de l’expulsion brutale des deux jeunes Algériens manifestant contre le CIP.
L’aspect politique n’est pas essentiel, car pour reprendre l’expression de M. Zamoun contacté par téléphone, « personne n’est de toute façon obligé de voter pour la candidate du RPR ».
C’est surtout sur le terrain juridique que cette démarche pose problème. En effet, ce courrier nominatif n’a été adressé qu’ à des électeurs dont le nom est d’origine maghrébine. Au sein d’un même foyer, la discrimination par la consonance de nom frappait. Le contenu du texte matérialise le ciblage : il est fait référence à « nos coutumes et nos civilisations » dont Mme Goueta serait imprégnée de par son mariage. Si l’on peut admettre sans difficulté que ces traditions communes entre la candidate, M. Zemoun et les destinataires de la lettre ne sont pas liées à la ville de Colombes, il faut comprendre que, là encore, sont visées les personnes d’ origine maghrébine.
Un procédé discriminatoire
Ainsi est posée une équation curieuse : consonances de noms = coutumes = consigne de vote. Le nom, devenu le « marqueur d’identité » suprême (2) primerait donc sur la réalité individuelle. Un jeune d’origine maghrébine, né en France, aurait forcément plus de lien avec un pays lointain, peu connu, qu’avec le pays de résidence et ses coutumes. A l’inverse, l’importante communauté française qui a, à différentes époques, vécu au Maghreb, ne pourrait, par nature, partager coutumes et traditions ’ maghrébines.
A la lettre, ce procédé est discriminatoire au sens que donne de la discrimination la loi du 22 juillet 1992 : « Constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques en raison de leur origine, de leur appartenance ou de leur non appartenance vraie ou supposée à une ethnie, une nation, une race ou religion déterminée ». Si cette discrimination n’a pas pour effet d’inciter à la haine raciale ou de porter directement atteinte à des droits, elle n’a pas non plus pour objectif de compenser des inégalités sociales. En définitive, cette discrimination, sans être forcément illégale, est inutile et donc potentiellement dangereuse.
La CNIL, saisie de cette affaire, devra se prononcer sur la légalité de ce procédé au regard de la loi du 6 janvier 1978 dite loi informatique et libertés. En vertu de l’article 16 de cette loi, est soumis à un système de déclaration tout traitement automatisé d’informations nominatives.
Par ailleurs,l’article 31 interdit toute conservation en mémoire informatisée de données nominatives qui, directement ou indirectement, feraient apparaître les origines raciales, les opinions politiques ou religieuses des personnes. Une seule exception est prévue à ce dispositif, une association ou un parti peut collecter des informations nominatives faisant référence aux opinions des personnes, à condition que celles-ci soient membres ou correspondantes de cette organisation.
Signalons que, selon la CNIL, n’est pas correspondant le simple destinataire de courriers (sous peine de quoi l’exception deviendrait la règle !) ; seule la personne qui aurait fait une démarche positive auprès de l’organisation (envoi de dons, demande de brochures d’informations) est considérée comme un correspondant.
En l’espèce, puisque aucun des destinataires n’était correspondant et qu’aucune déclaration n’a été déposée auprès de la CNIL, si l’association France Plus a élaboré un fichier des électeurs d’origine maghrébine, elle encourt les lourdes peines prévues à l’article 42 de la loi de 1978.
Un code très libéral
Ceci étant, et bien que France Plus ait fait preuve, avec cette démarche, d’une grande naïveté, nous ne lui ferons pas l’affront de supposer qu’elle ait pu créer un tel fichier. En avait-elle d’ailleurs besoin puisque le code électoral lui offrait de larges possibilités d’accès à des données nominatives sans entrer sous le régime de la loi de 1978. L’article L. 28 du code électoral prévoit en effet que « tout électeur, tout candidat, tout parti ou groupement politique peut prendre communication et copie de la liste électorale ». Seule est prohibée une exploitation purement commerciale de cette liste. A contrario, toute exploitation « spontanée » (sans création de fichiers) de la liste électorale à des fins politiques, quelles que soient les méthodes utilisées, faute d’être interdite est autorisée.
Deux régimes s’opposent donc : celui, précis et rigoureux de la loi de 1978, applicable à la condition de l’existence d’un fichier, et celui, plus libéral, du code électoral. Si la CNIL a parfois alerté le législateur sur l’incompatibilité des deux textes, elle s’est toujours évertuée, dans son activité de contrôle, à se limiter à la présence d’un fichier. Est ainsi symptomatique de sa position l’interdiction de la création d’un fichier des abstentionnistes à partir de la liste électorale (délibération du 3 décembre 1991), alors que, dans le même temps, elle autorise la relance des mêmes abstentionnistes entre les deux tours(3)
Dans une hypothèse proche de celle qui nous intéresse, la CNIL avait condamné un tri par consonances de noms, mais ce tri avait été effectué à partir d’un fichier soumis à déclaration et dûment déclaré. Si la commission a pu considérer que le tri conduisait à un détournement de finalité du fichier, il n’y a, selon la loi électorale, de détournement de finalité de la liste électorale qu’en cas d’utilisation commerciale de celle-ci. Si la CNIL reconnaît que la méthode utilisée est dangereuse (Libération 8 avril 1994), sans fichier point de salut, semble-t-elle nous dire. Quid alors des cas de figure intermédiaires du type annotation de la liste électorale ou cerclage des noms ? Peut-on assimiler ces pratiques à des fichiers ?
La commission devra donc se prononcer sur le tri effectué directement à partir de la liste électorale. L’enjeu est d’importance, les principes de non discrimination posés à l’article 31 de la loi de 1978 perdraient de leur portée si une brèche s’ouvrait sur le terrain du code électoral. Les élections légitimeraient ponctuellement le ciblage et son corollaire, la démagogie, la liste électorale devenant, pour le moins, un instrument dangereux. Au pire, si elle se déclare incompétente en l’absence de fichier, faut-il espérer que la commission aura la sagesse d’alerter le législateur des dangers potentiels de la libre exploitation de la liste électorale.
(1) Colloque de l’ADRI, 25 mai 1998, L’intégration des jeunes d’origine immigrée en Europe.
(2) J. Billiez, Revue européenne des migrations internationales, n° 2, décembre 1985.
(3) Rapport de la CNIL 1991, p. 22.
De Colombes à Bagneux : la campagne de France Plus continue
Jamila Douis-Weydert Présidente d’Actions citoyennes |
France plus
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