Article extrait du Plein droit n° 24, avril 1994
« Familles interdites »

Ombres et réalités juridiques

La réglementation sur le regroupement familial vient de faire son entrée dans l’ordonnance du 2 novembre 1945. La voilà promue au rang législatif. Cette montée dans la hiérarchie des normes s’est-elle accompagnée de réelles modifications ? A priori, on serait tenté de répondre non, tant la réglementation sur le regroupement familial, sous le couvert de discours alarmistes d’invasion, a toujours fait l’objet d’un encadrement serré, et son application toujours été soumise à des conditions appliquées rigoureusement par les services compétents. Et pourtant que représente aujourd’hui l’immigration familiale ? Moins de 30 000 personnes par an, autant dire presque rien si on prétend donner un sens à la notion même de regroupement familial.

L’ordonnance du 2 novembre 1945 contient, depuis l’entrée en vigueur de la loi du 24 août 1993, trois dispositions sur le regroupement familial Celles-ci ont été commentées dans une circulaire en date du 24 septembre 1993. Il faudra toutefois attendre un décret pris en Conseil d’Etat pour apprécier à leur juste mesure les nouveautés apportées dans ce domaine. De la même façon, l’ensemble des conditions relatives aux ressources, au logement, à l’ordre public et à la santé publique feront l’objet d’un décret. En attendant, force est de s’en rapporter au décret du 4 décembre 1984 et à la circulaire du 5 janvier 1985 (cf. historique).

Selon la circulaire du ministère des Affaires sociales, la loi du 24 août 1993 consacre le droit constitutionnel à une vie familiale normale, droit qui doit toutefois s’exercer dans le respect des règles relatives à la maîtrise des flux migratoires. A chacun sa normalité... Qu’est-ce qu’une vie familiale normale si elle doit être vécue et s’exercer à travers le contrôle obsessionnel des entrées sur le territoire français ? Freiner la venue des membres de famille semble en réalité être l’objectif premier des pouvoirs publics. Les beaux discours sur les vertus « intégratrices » du regroupement familial ne sont que littérature si on ne lui donne pas le droit d’exister réellement.

Mais revenons à la tâche que nous nous sommes donnée, celle de décrire les conditions qui, aujourd’hui, subordonnent le droit de faire venir sa famille en France.

Comme auparavant, l’étranger qui désire faire venir son conjoint et ses enfants doit séjourner régulièrement en France et donc être en possession d’un titre de séjour d’une durée de validité égale ou supérieure à un an. La loi du 24 août 1993 exige que l’appelant réside en France depuis au moins deux ans au lieu d’un an comme par le passé. Il s’agit là finalement d’une restriction peu opérante au regard de la durée de séjour en France des personnes qui font la demande avec succès et qui sont là généralement depuis plusieurs années. Alors, pourquoi allonger la durée de séjour ? Un an, deux ans, pourquoi pas trois ou quatre ? A partir de quand l’étranger sera-t-il prêt à accueillir sa famille dans de bonnes conditions ? Apparemment, ce n’est pas à lui d’en décider.

Tous les Français vivent-ils ainsi ?

Deuxièmement, l’étranger doit justifier de ressources personnelles, stables et suffisantes, pour subvenir aux besoins de sa famille. Exigence a priori tout à fait légitime. Apparemment soucieux de donner à l’étranger toutes ses chances, le législateur prévoit que « sont prises en compte, toutes les ressources du demandeur ». Cette générosité est hélas de courte durée. La suite précise en effet « indépendamment des allocations familiales, les ressources doivent atteindre un montant au moins égal au SMIC ». L’étranger devra donc, contrairement à beaucoup de Français, être capable de subvenir aux besoins de sa famille sans compter sur les allocations familiales. Comme l’avouait un haut responsable du ministère des Affaires sociales, « quand on n’a pas les moyens, on ne vit pas en famille » !

Une fois passée l’épreuve du montant des ressources, l’étranger se heurtera à la preuve de leur stabilité. En effet, la façon dont la circulaire du 5 janvier 1985 interprète cette condition exclut a priori toutes les formes d’emploi qui ne correspondent pas au modèle aujourd’hui sur le déclin - du contrat à durée indéterminée. Il n’est pas inutile de rappeler ici la contribution des étrangers au travail intérimaire ou à d’autres modalités d’emploi précaires ; de rappeler aussi que les étrangers sont exposés, plus que les Français, dans certains secteurs d’activité, au chômage, .pour comprendre que cette mesure frappe un grand nombre d’entre eux. Etre chômeur indemnisé, être en convention de conversion, sont des statuts qui ne permettent pas l’exercice du droit au regroupement familial. Bien entendu, la loi n’exclut pas explicitement ces types d’emploi ; elle se contente d’exiger des « ressources stables ». Mais nul n’ignore que les services compétents s’empressent de se retrancher derrière les indications données par les circulaires.

Dès lors, il ne reste plus à l’étranger qu’à attendre un ou deux ans pour obtenir un jugement du tribunal administratif qui annulera peut-être une décision administrative qui aura fait une application restrictive de la loi. Recours bien inhumain lorsque l’on a déjà attendu des années avant d’obtenir le fameux « logement adapté », autre condition requise par les textes.

Car, comme on le sait, la condition la plus difficile à satisfaire par les étrangers est celle de justifier d’un « logement considéré comme normal pour une famille de même composition vivant en France ». Auparavant, le décret du 4 décembre 1984 parlait de « logement adapté ». Le changement de formulation annonce-t-il un assouplissement des exigences ? Bien que l’analyse des termes permette, à une première lecture, de l’espérer, il faudrait être bien naïf pour le croire. En fait, on continuera, comme par le passé, à faire référence aux normes de l’allocation logement, l’autorité administrative demeurant généralement intraitable sur le nombre de mètres carrés habitables. Inutile d’espérer une pondération des exigences de « normalité » au regard des difficultés locatives que connaissent certains départements. Le texte ne laisse aucune marge d’appréciation : le logement est normal ou non, peu importe l’endroit où habite l’étranger. Et si l’on tient vraiment à vivre en famille, il faut savoir faire des sacrifices et accepter un logement à 150 km de son travail.

Dans l’énumération des conditions, on en arrive bien entendu à la notion d’ « ordre public », notion quasi obsessionnelle de l’ordonnance du 2 novembre 1945 nouvelle mouture. La présence en France des membres de la famille ne doit pas constituer une « menace pour l’ordre public ». Comment apprécier une telle menace puisque ces personnes ne sont pas là ? A moins d’être notoirement connu dans son pays d’origine comme trafiquant de drogue ou grand criminel, la portée de cette condition devrait être, comme sous l’empire de l’ancienne législation, limitée. Son impact psychologique, en revanche, dû à la répétition, tout au long de l’ordonnance, d’une menace agitée face à toutes les catégories d’étrangers, est beaucoup plus important.

Par ailleurs, le conjoint et les enfants, pour être autorisés à pénétrer sur le territoire français, ne doivent pas être atteints d’une maladie ou d’une infirmité mettant en danger la santé publique, l’ordre public ou la sécurité publique. Ces personnes sont donc soumises à un examen médical dans leur pays d’origine, qui conditionne la délivrance d’un visa d’entrée.

Le fait, pour les membres de famille, de résider déjà habituellement sur le territoire français constitue un motif de refus de la demande de regroupement familial. Il est sans doute inutile d’espérer obtenir du ministère des Affaires sociales des dérogations à ce principe : toute demande de régularisation de membres de famille est vouée à l’échec. Cette règle n’est pas nouvelle puisque le décret de 1984 ne prévoyait que la procédure d’introduction. Désormais, elle se durcit encore davantage par une rédaction du texte plus musclée et surtout par la menace de retrait de carte qui peut frapper l’appelant dont le conjoint et/ou les enfants seraient déjà en France.

Tous les enfants, rien que les enfants

Une fois énoncés tous ces critères qui existaient déjà, mais auxquels on a donné un sérieux tour de vis, apparaît une disposition nouvelle particulièrement rigoureuse : l’interdiction des regroupements partiels. La règle qui prévaut désormais est, en effet, celle du regroupement unique, c’est-à-dire que le regroupement familial doit être sollicité pour l’ensemble de la famille. Concrètement, l’étranger devra attendre d’avoir un logement adapté à l’accueil de tous les membres de sa famille avant de décider de faire une demande de regroupement familial. Cette règle comporte un tempérament : « un regroupement partiel peut être accordé pour des motifs tenant à l’intérêt des enfants ». On connaît l’origine de cette souplesse qui ne figurait pas dans le projet initial du gouvernement. En effet, la règle du regroupement unique porte potentiellement atteinte à la Convention de New York sur les droits de l’enfant que la France a ratifiée.

Curieusement, cependant, les droits de l’enfant ont été complètement oubliés lors de la rédaction de l’article qui prévoit le retrait du titre de séjour de l’étranger qui aura fait venir auprès de lui les enfants d’un autre conjoint qui ne serait ni décédé, ni déchu de ses droits parentaux. Ce qui signifie en clair que ne peuvent être bénéficiaires du regroupement familial les enfants d’un premier mariage, si le conjoint est toujours vivant.

Comme si les barrages au regroupement familial n’étaient pas déjà suffisants, la loi introduit, au niveau de la procédure, l’avis d’un nouveau personnage, le maire de la commune où l’étranger entend s’établir avec sa famille. Bien entendu, il ne s’agit que d’un avis sur les conditions de ressources et de logement du demandeur. Mais certains maires ne seront-ils pas tentés de prendre en considération le nombre d’étrangers habitant déjà dans le commune et, pourquoi pas, de fixer des quotas ? Quand on connaît les pratiques actuelles de certaines municipalités en matière de délivrance de certificats d’hébergement ou d’inscriptions scolaires, on est en droit de s’interroger sur le poids de l’"avis" du maire qui sera sollicité.

Le regroupement familial est devenu un exercice périlleux ; il peut mener celui qui désire l’exercer au retrait de sa carte de séjour. Tel est le cas si l’étranger a fait venir sa famille en dehors de la procédure de regroupement familial, autrement dit si le conjoint et/ou les enfants arrivés avec un visa de court séjour décident de demeurer au delà de la durée de validité de leur visa. L’étranger « contrevenant » peut perdre le titre l’autorisant à séjourner en France, peu importe que la décision prise par la famille de rester ne lui soit pas imputable. Il encourt la même sanction s’il a fait venir une seconde épouse et les enfants issus de ce mariage. On ignore encore la portée de ce retrait-sanction qui ne vise que les situations à venir : tous ceux qui ont reçu un titre de séjour avant l’entrée en vigueur de la loi du 24 août 1993 ne sont pas menacés. Ils le seront cependant au moment du renouvellement de leur carte.

Ultime sanction

Certains regroupements peuvent par ailleurs être remis en cause avant et même après la délivrance du titre aux bénéficiaires. On l’a vu, les conditions subordonnant le droit à faire venir sa famille sont rigoureuses ; il ne suffit pas pourtant d’être parvenu à les satisfaire pour que les membres de famille de l’appelant reçoivent, une fois arrivés en France, leur carte de séjour. En effet, les conditions sont une nouvelle fois vérifiées par les services préfectoraux. Si le logement n’est plus adapté ou les ressources devenues instables ou insuffisantes, si besoin est après une nouvelle enquête opérée par les services de l’OMI, aucune carte ne sera délivrée. Au delà de la sanction ultime que constitue la remise en cause du droit au regroupement familial qui s’accompagnera d’une mesure de reconduite à la frontière pour le conjoint, cette double vérification par la préfecture aura aussi pour conséquence de retarder la délivrance des cartes de séjour.

Dans le même esprit, le conjoint qui a reçu une carte temporaire ou de résident, peut voir son séjour en France remis en cause si, dans l’année suivant la délivrance du titre, il y a eu rupture de la vie commune. Surcroît de contrôle, légalisation de la suspicion, qui conduiront les préfectures à se montrer très vigilantes pendant la première année d’exercice du « droit au regroupement familial ». Heureusement, dans un souci d’extrême humanité, la circulaire du 24 septembre 1993 ") précise que s’il s’agit d’un décès, il faudra examiner le dossier avec « davantage de bienveillance ». Davantage mais pas totale, on ne sait jamais, il pourrait s’agit d’un décès... suspect !

Il y aurait sans doute beaucoup d’autres choses à dire sur cette procédure apte à fabriquer une nouvelle immigration familiale clandestine. Certes, celle-ci existait déjà, mais les personnes arrivées en dehors du regroupement familial étaient en réalité « tolérées » sur le sol national. A l’avenir, on peut craindre que les préfectures ne prennent systématiquement des arrêtés de reconduite à la frontière contre ces familles qui, bien souvent en désespoir de cause, ont méconnu les prescriptions légales. Cela n’ira pas sans poser de graves problèmes pour les enfants pris dans cette tourmente. S’ils parviennent à se maintenir en France, les possibilités d’obtention d’une carte à l’âge de leur majorité se sont réduites comme une peau de chagrin. A l’avenir, seuls ceux qui sont arrivés en France avant l’âge de six ans, sous réserve des dispositions transitoires prévues par l’article 38 de l’ordonnance du 2 novembre 1945, pourront échapper à la précarité administrative. Les autres dériveront au gré de leur situation personnelle et familiale, titulaires au mieux d’une carte temporaire mention « étudiant », ou titulaires de rien sous la menace quasi permanente d’un contrôle de police.


(1) Circulaire du 24 septembre 1993 relative à l’application de la loi du 24 août 1993 en ce qui concerne le regroupement familial et l’accès aux droits sociaux des étrangers.

Quand le violeur crie au viol



Sans revenir sur l’affaire du vrai-faux passeport qu’un récent simulacre de procès a définitivement expédié aux oubliettes, après qu’elle eut été naguère escamotée sous le voile du secret-défense, on ne peut entendre sans sursauter notre ministre de l’Intérieur accuser les juges de violer la loi.

Qui donc, ces temps-ci, fait ouvertement preuve de mépris à l’égard des dispositions législatives en vigueur ? Qui a délibérément détourné l’article 26 de l’ordonnance du 2 novembre 1945, prévu pour renvoyer hors du territoire, sans aucune forme de procès, des terroristes, des espions ou des maîtres du grand banditisme (à condition toutefois qu’il y ait urgence absolue et nécessité impérieuse pour la sûreté de l’Etat ou la sécurité publique), afin de justifier l’expulsion de deux adolescents algériens interpellés dans une manifestation ? Est-ce parce que les magistrats - tant de l’instance judiciaire que de l’administrative - n’ont pas admis cette interprétation aberrante que M. Pasqua les accuse de ne pas respecter la loi ?

Il va même plus loin, puisqu’il affirme : « au-delà de cette procédure, il y a une dérive. Manifestement, au travers d’autres incartades juridiques (sic ), il y a une tentation de la part de certains juges de créer une jurisprudence contraire à la loi... » (Le Figaro, 18 avril 1994, p.11). Ce qu’oublie de dire ici ce grand défenseur du droit, c’est que « la loi » ce n’est pas seulement la loi interne de la France, mais aussi les dispositions internationales - et notamment la Convention européenne des droits de l’homme, ratifiée par la France - qui priment sur les lois nationales internes. Aussi, lorsque les tribunaux annulent des décisions administratives prises au nom des lois Pasqua sur l’immigration parce qu’elles violent, par exemple, l’article 8 de ladite Convention, protégeant le droit au respect de la vie familiale, ils ne font qu’appliquer rigoureusement « la loi ». Ce n’est pas une jurisprudence contraire à la loi, mais seulement une jurisprudence contraire à Charles Pasqua. En l’occurrence, où sont donc les violeurs ?

André Legouy



Article extrait du n°24

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Dernier ajout : vendredi 4 avril 2014, 16:36
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