Article extrait du Plein droit n° 24, avril 1994
« Familles interdites »

De quel droit la famille défendre ?

Papa, maman et les enfants. Papa et maman mariés, vivant avec leurs enfants sous le même toit.

Si ce schéma de ce que serait « la famille » prévaut toujours dans les consciences et les pratiques de la société française en cette fin de siècle, on sait bien que de nouvelles formes de vie s’inventent et se répandent, même parmi les groupes sociaux les plus conservateurs.

En milieu rural ou urbain, chez les riches ou les pauvres, on connaît des couples vivant hors mariage, des célibataires liés de façon privilégiée à deux mais ne cohabitant pas, des personnes élevant seules un ou des enfants, des ménages de divorcés « recomposés », dont les enfants vont d’un foyer à l’autre. La société se montre de plus en plus bienveillante à l’égard de ces modes de vie.

Le « droit de vivre en famille », dès lors, peut-il être autre chose que le droit de vivre la famille comme on la conçoit, le droit de décider comment, où, et avec qui on veut vivre, qu’on soit Français ou étranger ?

Juste après guerre, une des vocations de l’immigration, outre le besoin de fournir de la main-d’oeuvre à l’effort de reconstruction de la France, a été de contribuer à son repeuplement. Dès 1945, une série de textes réglementaires visait à faciliter l’établissement familial des étrangers, et prônait l’intégration des familles dans l’ensemble du corps social français, dans le but non caché de combler le déficit démographique.

Cette époque paraît bien révolue aujourd’hui, à l’heure où tant de restrictions pèsent sur la possibilité de s’installer en France pour les familles étrangères.

Lorsque le pays, à l’instar de nombre de ses voisins européens, a décidé, dans les années soixante-dix, de stopper l’entrée de nouveaux travailleurs, le gouvernement d’alors a cru pouvoir interrompre dans la foulée l’arrivée des familles venant rejoindre les immigrés déjà installés.

Cette velléité, on le sait, a suscité la censure du Conseil d’Etat qui a rappelé que le droit à une vie familiale normale était un principe fondamental, y compris pour les étrangers (cf p. 13).

Depuis lors, si l’immigration familiale est tolérée, au nom de ce principe, elle est inscrite dans un schéma précis : le père, la mère et les enfants (pas trop !) ; une famille qui doit être « bien intégrée ». Intégrée voudrait dire : vivant comme les autres. Et si les autres les Français - s’éloignent peu à peu du modèle traditionnel de la famille au profit d’autres modes de vie, pourquoi demander que ce modèle soit celui qu’adoptent les immigrés ? C’est pourtant le cas : les textes de loi et les règlements concernant les étrangers résonnent en concordance avec les discours les plus normalisants, et il leur est demandé, non seulement d’abandonner leurs propres formes de composition et de fonctionnement de la famille, mais encore de se plier aux conceptions qui, chez les Français, tombent en désuétude.

Le « droit de la famille » qu’expriment ces textes, que renforcent les pratiques des administrations, est devenu une norme artificielle, à laquelle ne se plient plus les nationaux. Qu’il s’agisse des couples, des enfants ou des membres de la famille dite ici « élargie », le droit de la famille étrangère est un droit au rabais.

Conjugalité

Les immigrés des années 60 et 70 étaient « tous des violeurs ». Ceux des années 80 et 90 seraient « tous polygames ». Que seuls les ressortissants d’une minorité des pays d’ou proviennent les étrangers vivant en France soient de tradition polygame, que parmi eux seule une minorité pratique de fait la polygamie, tout cela n’empêche pas de monter en épingle le phénomène comme une des caractéristiques de l’immigration. La loi Pasqua lui donne son statut en France : « trouble à l’ordre public ». On voit mal en quoi l’ordre public serait troublé de ce qu’un homme cohabiterait avec deux femmes et leur descendance... Ce qui serait « troublé » serait en fait le budget de la sécurité sociale ? Mais rien n’empêche un Français de déclarer comme ses ayant droits des enfants qu’il a eus, successivement ou dans la même période, de deux femmes différentes. Alors ?

Alors le seul vrai sens de ce « trouble à l’ordre public » est la possibilité qu’il inscrit de refouler quelques étrangers de plus, tout en satisfaisant une bonne conscience autochtone dont on peut se demander pourquoi elle s’excite tant sur le sujet de la polygamie. A moins que ce ne soit au nom des droits des femmes ? Tentés un moment de l’espérer, l’analyse des textes ne laisse hélas subsister aucune illusion (voir p. 26 ).

Traditionnellement, les liens de conjugalité s’officialisaient dans le mariage. L’imaginaire contemporain a d’ailleurs tendance à croire le mariage civil beaucoup plus ancien qu’il n’est, puisque pendant des siècles en France on ne se mariait que « devant Dieu ».

Aujourd’hui cependant, le mariage - religieux ou civil - perd du terrain. On vit ensemble avant, sans, on divorce, on se sépare en restant marié sur le papier... Les étrangers, eux, n’ont pas toutes ces latitudes. Ou alors ils perdent les droits afférents à la situation de conjugalité. Pas de regroupement familial si le conjoint n’est « que » concubin. Et les mariages célébrés à l’étranger doivent être agréés ici : le mariage coutumier ne donne pas plus de droits que le concubinage.

Mais il y a plus. Jamais, dans les textes, n’ont été définis à proprement parler les buts du mariage. Se marie-t-on « pour » avoir des enfants ? « Pour » constituer une cellule économique solide ? Les époux ont entre eux des droits et des obligations mais sont libres de décider des objectifs de leur union, qui relèvent de la sphère de l’intime et du privé. Quel maire refuserait de célébrer un mariage parce qu’il soupçonne que l’enjeu principal en est une mutation professionnelle, une diminution des impôts ? Quel juge oserait ordonner une enquête sur les intentions réelles des futurs époux ?

Sur le mariage des étrangers pèse en revanche d’emblée le soupçon de la complaisance. Ils se marient entre eux : c’est pour faire venir l’autre en France. Ils se marient avec un(e) Français(e) : c’est pour obtenir la nationalité. Du coup, de l’idée de complaisance, on glisse à l’idée de fraude. Mais comment frauder une loi qui n’existe pas ?

Faute de pouvoir faire réellement la preuve d’une « fraude » indicible, on va multiplier les empêchements et les obstacles : le maire peut retarder la célébration d’un mariage mixte, on va exiger des attestations de « vie commune effective », on imposera un délai de deux ans avant de permettre à la famille de se regrouper, et on réclamera la preuve de la « validité » d’un mariage célébré à l’étranger.

Il va sans dire dans ce contexte que, pour un étranger, vouloir faire reconnaître qu’il mène une vie de couple avec un partenaire du même sexe relèverait de la folie douce !...

L’enfant selon Pasqua

Nous sommes redevables envers les immigrés pour leur apport considérable à notre appareil législatif : nous disposons d’une nouvelle définition, celle de « l’enfant » ! Certes le code Napoléon, avec ses préoccupations patrimoniales, avait déjà établi une hiérarchie entre les différentes formes de la filiation. Pasqua va plus loin : s’agissant des étrangers, il conteste la qualité d’enfant à celui qui n’est pas « l’enfant légitime ou l’enfant naturel ayant une filiation établie, ou l’enfant adopté en vertu d’une décision d’adoption » (sous réserve de la vérification de ladite décision).

Un enfant simplement recueilli, pris en charge, ou dont les parents ont délégué leur autorité à un tiers n’est donc pas un « enfant » aux termes de la loi sur les étrangers.

Que la loi française ne suive pas en tout les droits coutumiers étrangers, on peut le comprendre, et même en certains cas s’en réjouir. Mais lorsqu’on sait le déficit administratif de certains pays sources d’immigration en France, lorsqu’on connaît la proportion d’enfants orphelins ou abandonnés dans les pays du tiers-monde, on peut s’interroger sur notre conception du respect des « droits de l’enfant », pour ne pas parler de nos capacités de compassion...

Ce qui fonde cette rigueur, c’est avant tout le souci d’éliminer à la source des flux de mineurs étrangers qu’une tolérance dans ce domaine est supposée entraîner ; s’y ajoute la récurrente théorie de l’appel d’air : il faut éviter que des familles soient encouragées à prendre en charge des enfants à seule fin que ceux-ci soient autorisés à résider en France.

Comme si les conditions de logement et les ressources dont ils disposent généralement (ou qu’on exige d’eux) ne suffisaient pas largement à parer ce risque, ou, au pire, à le rendre marginal.

Cependant l’esprit des textes, là encore, est celui de la suspicion a priori : un enfant n’ayant pas fait l’objet d’une adoption plénière dûment déclarée et enregistrée est forcément un enfant « de complaisance ». Exit donc le neveu de la famille africaine, ou le petit orphelin adopté sans formalités par la famille maghrébine.

Droits de l’enfant ? Connais pas !

Enfant de complaisance : ce soupçon pèse sur tout enfant dont le parent unique ou l’un des deux est étranger. N’a-t-on pas entendu le Premier ministre justifier la modification des règles de l’acquisition de la nationalité française pour les enfants d’Algériens, au motif que certaines Algériennes ne venaient accoucher en France que dans le but que leur enfant soit Français ?

Quant aux enfants de couples séparés, ils se voient privés des droits reconnus aux enfants de familles françaises dans la même situation. Lors d’un divorce, en effet, il peut être décidé que la garde sera confiée au père, à la mère, ou alternée entre les deux. Les enfants d’immigrés, eux, se voient dénier le droit de vivre avec celui de leurs parents qui réside en France, y compris lorsque la garde a été prononcée à son bénéfice, si l’autre parent vivant à l’étranger ne les a pas abandonnés ou n’est pas déchu de l’autorité parentale ! C’est-à-dire que, là encore, on ne conçoit la vie familiale « normale » des étrangers que sous l’angle le plus restrictif : les enfants doivent être avec leurs deux parents, mariés et vivant ensemble.

Le simple droit de visite est lui-même entravé par les difficultés que rencontre celui des parents resté à l’étranger pour obtenir un visa. Et ce, alors même que l’éloignement physique et le coût des trajets devraient, au nom des droits de l’enfant partout affirmés, conduire à tout faire pour faciliter le maintien de la relation entre l’enfant et chacun de ses deux parents.

Les enfants des familles polygames, du fait de l’interdit frappant désormais la polygamie, seront privés de leur père, de leurs demi-frères et soeurs, ou contraints à la clandestinité. La loi n’autorisant qu’aux enfants d’un même lit à séjourner en France, elle contraint de ce fait le père à choisir entre ses enfants, ou à obliger l’une des mères à abandonner les siens... autant de choix douloureux qu’un droit qui se dit soucieux des intérêts des enfants ose imposer, y compris à des personnes que la France a autorisées antérieurement à se regrouper !

Tous ces dénis du droit des enfants à vivre avec leurs parents, ou avec les adultes qu’ils considèrent comme tels, sont en totale contradiction, nous l’avons vu, avec les principes traditionnels du droit français, comme avec les déclarations internationales sur la protection de l’enfance. Pour les nationaux, le droit de l’enfant est en constante évolution, allant de plus en plus vers une reconnaissance de la liberté du choix du mineur, dans le cas par exemple de la séparation de ses parents. La loi, et les pratiques des juges, tiennent de plus en plus compte de ses désirs, et il lui a même été reconnu le droit de se faire défendre par un avocat.

On chercherait en vain, dans les textes relatifs aux étrangers, les répercussions de cette évolution. L’enfant d’origine étrangère n’aura pas l’occasion d’être entendu sur ses choix : balloté entre l’autorité de ses parents et la rigueur de la réglementation, il va subir le poids de décisions sur lesquelles non seulement il n’a pas son mot à dire, mais pire, sur lesquelles aucun retour en arrière ne sera possible.

L’étau législatif qui repose sur les membres de la famille immigrée est bien serré : la norme qui leur est est imposée interdit tous les aménagements de la cellule familiale admis chez les Français : quand ceux-ci peuvent aller, venir, s’éloigner temporairement, habiter sous le même toit ou non, les étrangers, eux, doivent, pour sauvegarder leurs (maigres) droits, rester en permanence ensemble : tous ici dans la même maison ou tous séparés.



Article extrait du n°24

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Dernier ajout : vendredi 4 avril 2014, 16:28
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